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Rape and Revenge

Opinion : se réapproprier le cinéma.

Marie Prince | Le Délit

Avertissement : Cet article traite des sujets du viol et des violences sexuelles.

Longues jambes dénudées, pistolets dans les porte-jarretelles, costumes de super-héroïnes moulants à en transpercer la peau, déhanchement sur la piste, le bouton de la chemise légèrement défait au bureau… Et puis, les gros plans, ceux qui nous font oublier que nous n’aimons pas tous·tes admirer les collines féminines, ceux qui nous font nous délecter – quelle que soit notre orientation sexuelle – de l’esthétique divine du corps féminin. La caméra nous permet de vivre des milliers de vie, à travers les yeux et les oreilles d’étranger·ère·s venu·e·s d’autres temps, d’autres univers. Seulement, il semble que la plupart du temps, dans les sièges en velours des salles de cinéma, nous devenons tous·tes des hommes hétérosexuels, et les femmes deviennent l’objet ultime, celui qui n’existe que pour le plaisir des yeux. Le cinéma n’a long- temps offert de représentation qu’à ce regard masculin, pour qui, le sang des blessures des plus grandes guerrières n’existait que pour faire pointer leurs tétons sous leur robe blanche incommodante et ridicule. Ce regard a joué un rôle important dans la construction de la culture du viol et a contribué à l’instrumentalisation des corps féminins. Nous avons tous·te·s appris à regarder ces femmes, Catwoman, Loana, la fée clochette ou Lara Croft, avec désir et envie, oubliant qu’elles étaient supposées être plus que de vulgaires corps. Pendant des années, le sous-genre cinématographique du Rape and Revenge, souvent associé au cinéma d’horreur, allait au-delà, en érotisant l’une des plus grandes violences faites au corps : le viol. Ce sera le cas jusqu’à ce que l’histoire nous prouve que nous devons nous réapproprier nos représentations. Le regard féminin a su s’emparer de ce sous-genre pour le transformer en un fantasme jouissif de vengeance et de réparation sanglante. Pour les siècles de violences sexistes, mais surtout de sexualisation répugnante des personnages féminins au cinéma, le regard féminin aura réaligné la trajectoire de ce genre en se l’appropriant. La caméra, synonyme de pouvoir dans ce cas, permet de redessiner la femme, autrefois hypersexualisée dans l’oeil du public.

« Ce regard a joué un rôle important dans la construction de la culture du viol »

Viol et vengeance

Le sous-genre cinématographique du Rape and Revenge, souvent associé au cinéma d’exploitation, d’horreur ou encore au thriller, a longtemps reposé sur des codes profondément misogynes. Le scénario est fondé sur un ou plusieurs viols, suivi de la vengeance de la victime ou d’un·e de ses proches. Ce sous-genre parle de colère, une colère pour laquelle les femmes sont souvent stigmatisées. Il cherche à abattre les codes du genre pour offrir aux femmes des chemins d’expressions. Mais même sur ce terrain, les hommes sont parvenus à s’approprier ce genre pour le modeler à leur image, en lui donnant la forme de leurs fantasmes les plus fous. Dans L’Ange de la vengeance d’Abel Ferrara, sorti en 1981, l’héroïne nommée Thana devient tueuse à la chaîne après avoir subi plusieurs viols. Elle porte ses pistolets dans ses porte-jarretelles. Le cliché est si grotesque et misogyne, qu’on se demande comment Ferrara a pu filmer sérieusement cette représentation ridicule, presque caricaturée, d’une femme assoiffée de vengeance. Dans Irréversible de Gaspar Noé, la scène de viol est tout simplement insupportable, et la vengance, portée par Vincent Cassel, a les couleurs de la violence masculine et du duel chevaleresque vieux-jeu d’homme-à-homme. Les réalisateurs ne font pas vraiment le travail pointilleux de transcendance qui permet normalement à l’artiste de représenter avec justesse des expériences qu’il·elle n’a pas vécues. Ils abordent le viol d’un point de vue voyeur, la victime étant ainsi aliénée, doublement victime de nos regards. Lorsqu’un·e réalisateur·rice représente des violences sexuelles, il·elle a le devoir de se questionner. Tout le monde sait qu’un coup de poing fait mal ; ainsi, il est impossible de rendre cette action attrayante, d’effacer la douleur qu’elle implique. Nous savons tous·tes que la violence n’a rien d’enviable. Pour ce qui est la violence sexuelle, c’est d’autant plus cruel car le sexe est censé être une source de plaisir. La douleur transperçante qui peut en découler n’est pas évidente pour tout le monde. Pour comprendre la gravité de cet acte, et en désérotisant cette violence, le cinéma peut contribuer à remanier les perceptions. Tandis que la justice reste stagnante à l’égard des viols au quotidien, le cinéma devient un outil pour crier cette rage légitime, née après des siècles passés sous la loi du silence. 

« Tandis que la justice stagne à l’égard des viols au quotidien, le cinéma devient un outil pour crier cette rage légitime née après des siècles passés sous la loi du silence »

Merci Thelma, merci Louise

Thelma et Louise, réalisé par Ridley Scott et sorti en 1991, raconte la cavale de deux femmes, Thelma et Louise, fuyant la police, mais surtout, le patriarcat. L’intrigue commence tandis que Louise tue, d’un coup de revolver,
un homme dans le stationnement d’une boîte de nuit, afin de sauver Thelma d’un viol. Le film est jouissif, et leur vengeance n’existe nullement pour le plaisir des hommes. Elle est sincère et libératrice : elles s’émancipent du patriarcat, pour personne d’autre qu’elles-même. Quand elles s’embrassent à la fin, on se doute que leur baiser est le symbole de leur détachement complet du regard masculin ; elles existent pour elles, à deux. Quel que soit le regard de désir que les spectateurs auraient pu poser sur elles jusqu’à ce moment, elles signent pour de bon son illégitimité. En 1991, le premier film de Rape and Revenge libérateur a vu le jour. Puisque la justice n’apporte jamais réparation aux victimes dans la plupart des cas, Thelma et Louise se sauvent elles-mêmes, et leur cavale leur offre la puissance dont le viol et la police tentent de les priver. Après le mouvement #MeToo né en 2007, d’autres films de rape and revenge arborant un regard féminin puissant voient le jour. Elle de Paul Verhoeven ou encore Revenge de Françoise Coralie Fargeat, plus gore, plus violent, plus en colère. Les personnages féminins y sont entiers, dans tout ce que vous pouvez aimer ou détester. Elles jouent des personnages à la construction complexe, qui peuvent nous fasciner autant que nous effrayer. La caméra leur offre un champ d’expression ultime, où les rêves de vengeance les plus intimes qui hantent nos cœurs voient le jour. Elles violentent, tuent, humilient, frappent et regardent. Tandis que la réalité ne peut justifier ces actions, c’est là que le cinéma comme arme culturelle prend tout son sens.

« Les personnages féminins y sont entiers, dans tout ce que vous pouvez aimer ou détester »

Les films de Rape and revenge sont une vengeance sanglante et radicale contre les représentations niaises et humiliantes qui ont enfermé les femmes dans des personnages soumis et superficiels. Ces films ne justifient pas la vengeance : ils expriment une colère viscérale, incomprise, et trop souvent remise en question. Ils provoquent avec insolence la justice, qui croit trop peu souvent les victimes, qui les diminue et les abandonne. La violence masculine fut toujours honorée à travers l’histoire du cinéma. Avec le genre du Rape and Revenge, un regard féminin s’affirme et prépare le terrain pour de prochains films, plus libérateurs encore. De nouvelles histoires s’écrivent, une page se tourne, et la caméra change de camp. 


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