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Concours de poésie

Le Délit présente les lauréats du concours d’écriture du Collectif de Poésie francophone sur le thème du « Refuge ».

Alexandre Gontier | Le Délit

1er Prix attribué à Juliette Lapointe-Roy 

Dormir en moi

Terrée sous les draps je me protège du monde dans une barrière du son. C’est seulement dans ce lit que je sais redevenir enfant, ne pas grandir. L’oreiller me chuchote que la nuit absorbe ce qui m’est inconcevable. Je veux parler à la nuit l’enfant parle se dit-elle distraite et je serre contre moi ma vieille peluche du haut de la vingtaine rien n’a changé.

Je me demande pourquoi j’ai dérangé, trop fait savoir que j’étais là. J’ai fini par m’inculquer le renfermement, l’isolement, la sobriété, avant que tout cela ne soit à la mode. Je me demande comment faire pour recommencer à crier. Je cherche toujours par où m’y prendre pour exister.

Je m’invente formellement. Je me catégorise, me dresse en listes une identité fixée. Je décide que le rouge est ma couleur préférée. Je cherche une fin immobile dans laquelle m’encarcaner. Sinon je ne sais pas comment faire. Je peux être qui je veux. Sinon la nuance est mon fardeau, et plus rien n’est noir ni blanc. Sinon il faut penser à l’existence flexible au changement constant. À l’identité mutable. L’évolution donne le vertige, où va tout ce que je perds de moi à chaque instant ? Je m’égare dans un labyrinthe de repères qui ne tiennent pas la route. Inventée dans le ciment, je n’ai réussi qu’à me faire mentir. J’ai oublié qui j’étais.

On oublie trop souvent qu’on a un jour été enfant. Car on se croit heureux de l’abandonner, cet enfant, exactement au moment où on le perd. On le délaisse quelque part sous la douillette, avec l’ourson rabougri qui a déjà eu un visage, qui a déjà parlé lui aussi. Et un jour à vingt ans on se demande pourquoi on est déjà en retailles et pourquoi ce deuil en nous d’une personne que l’on a été alors que l’on n’est encore personne. Et quelque chose ici, une pièce détachée, murmure ; ne m’oublie pas. Grandir c’est consentir au mutisme. Je retourne aux draps pour guérir.

Quand je me repose ici le drap est trop léger sur mon corps maintenant grand et je me rappelle l’enfant fragile la tête enfouie. Même quand la cachette est mon seul lieu et que mon petit cœur fait l’équilibriste entre les couvertures, je n’ai plus besoin d’être l’autre chose de moi. Le drap est assez lourd pour me protéger, assez lourd pour que je m’endorme. 

.

2ème Prix attribué à Alexandre Gontier

bic.

Les enfants n’ont pas de maison 

ils doivent toujours marcher 

comme des cerveaux qui se vident 

en procession ils coulent dans des jouets mâchouillés
et tout le reste. 

.

Pour ne pas se perdre

ils ont les mains attachées aux voisines

attachées deux par deux et ils marchent. 

.

Régulièrement on les accusent 

aléatoirement
toi tu as les mains sales
toi tu vas te laver les mains. 

.

Ils sont
sales malgré eux 

habillés malgrés eux 

parlés
et ils sont décidés. 

.

Il faut marcher
il faut dire ce qu’on fait
il faut retrouver le bouchon avant que ça ne sèche 

et ne pas gaspiller ses larmes. 

.

Avec quatre pattes 

cherche un bouchon. 

.

En défilant ils brandissent des mains pleines de poux. 

On les photographie et on leur ment.
Jamais ils ne verront les photographies. 

.

Qui m’a raturé mes doigts ? Personne c’est moi.
Je les mords jusqu’à me rappeler que ma bave
est la plus sale. Maintenant mes mains sont recouvertes 

comme dans un projet qui sent la gouache. 

J’encre à l’envers, à partir de mes bouts, je joue. 

J’appuie avec ma main sur la surface d’une table parfaitement lisse.

Chacun de mes doigts a éclaté comme une fontaine à dix jets. 

Je me lève et comme un enfant qui passe.
Je demande où mes stylos peuvent trouver refuge. 

On me pointe le sol, et je recommence à chercher. 

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3ème Prix attribué à Chingy 

Vers une vulnérabilité choisie

J’ai vu des personnes se refermer subitement lorsqu’on a exposé leur grotte à la vue de tous·tes. Leurs bras se sont croisés sur leur ventre et leur visage est devenu sévère. Une personne en qui elles avaient eu confiance avait guidé des inconnu·e·s jusqu’à leur lieu de recueillement ou de solitude. Un chemin avait été tracé jusqu’à leur grotte, et elles ne pouvaient désormais plus être tranquilles : les visiteurs pourraient y revenir sans invitation. Elles n’ont ensuite participé aux conversations que lorsqu’on les a interpellées, et un tranchant est apparu dans leur voix. Elles ont perdu leur ton familier et ont transformé des mots qui habituellement ouvrent en des mots qui ferment (des mots qu’on utilise pour créer une distance). Elles ont acquiescé en disant « effectivement », mais la sécheresse dans leur voix laissait bien savoir à leur auditoire que ce marqueur de relation ne serait suivi d’aucune explication.

Bien que certaines personnes laissent paraître leur paysage interne comme une vaste plaine sans refuge, je sais que tout le monde a une grotte et qu’on choisit judicieusement les personnes qu’on y accueille ainsi que la durée de leur séjour. Les invitations sont toujours à renouveler et rares sont les personnes qui y possèdent un accès privilégié.


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