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Quand féminisme et handicap s’entremêlent

Portrait : le féminisme intersectionnel est un prisme d’analyse.

Clément Veysset | Le Délit

Martine Biron, ministre de la Condition féminine, et son parti, la Coalition avenir Québec (CAQ), n’ont pas soutenu la motion proposée par la députée solidaire Ruba Ghazal en vue de la journée internationale des droits des femmes du 8 mars. Le parti ne serait pas en accord avec la vision intersectionnelle du féminisme mentionnée dans la motion de la députée de Québec Solidaire. Martine Biron a ainsi bloqué la possibilité pour l’Assemblée Nationale de débattre d’une motion qui visait à « défendre les droits de toutes les femmes au Québec ». Je n’invente rien, le cabinet de Mme Biron a soumis au journal Le Devoir une déclaration affirmant « ce n’est pas notre vision du féminisme », sans apporter plus de détails. Des désaccords, dans le féminisme, il en existe beaucoup, et ceux-ci nourrissent un débat nécessaire à la progression de cette lutte sociale. Mais peut-on vraiment être en désaccord avec le féminisme intersectionnel ? N’est-ce pas, plus qu’une opinion, une analyse de la façon dont les identités s’entremêlent inévitablement ? La CAQ est possiblement en désaccord avec ce que l’intersectionnalité implique : aider plus intensivement les groupes les plus marginalisés et s’affranchir du féminisme blanc. Pourtant, la CAQ se doit forcément de soutenir le féminisme intersectionnel, car, comme nous allons le voir, celui-ci explique des réalités sur lesquelles le parti ne peut fermer les yeux.

Parler d’elles

Cet été, après un stage avec l’Association féministe Choisir la cause des femmes, je me suis intéressée au sujet du féminisme intersectionnel comme prisme d’analyse des discriminations fortes subies par les femmes vivant avec un handicap dans le monde. Je trouvais que dans ce cas particulièrement, l’importance de considérer la notion d’intersectionnalité se manifestait. L’application de cette « vision du féminisme », comme désignée par
le cabinet de Mme Biron, au cas des femmes vivant avec un handicap, est une preuve que la considération de l’intersectionnalité ne peut relever de l’opinion.

La notion d’intersectionnalité fut introduite pour la première fois par la militante et avocate Kimberlé Crenshaw, dans son article renommé Démarginaliser l’intersection de la race et du genre : Une critique féministe noire de la doctrine de l’antidiscrimination (tdlr). Cette notion est ainsi indissociable de son contexte politique. Elle apparut en opposition à la vision répandue et écrasante d’un féminisme blanc dont certaines racines étaient celles du colonialisme. Crenshaw a forgé un féminisme plus réaliste, plus moderne, et surtout plus révolutionnaire, qui luttait pour toutes les femmes, en prenant en compte leurs identités singulières. Il y a de l’intersectionnalité dans le féminisme parce que notre identité est multiple. En quelque sorte, nous cumulons des « couches » d’identités qui compliquent ou facilitent notre rapport aux autres en société. Les stéréotypes misogynes et capacitistes ont tendance à s’entrecroiser. La fiction misogyne populaire a fantasmé les femmes vivant avec un handicap comme des victimes parfaites. Du côté du cinéma, les films Kill Bill de Quentin Tarantino ou Parle avec elle de Pedro Almodovar représentent des femmes immobilisées par un handicap à la merci d’agresseurs pour qui l’occasion semble rêvée. Dans son article « Aborder le classisme, le capacitisme et l’hétérosexisme dans la formation des conseillers » datant de 2008, Laura Smith explique que le capacitisme, un mot utilisé depuis moins de 30 ans, est « une forme de discrimination ou de préjugés à l’égard d’individus présentant des déficiences physiques, mentales ou développementales caractérisée par la conviction que ces individus doivent être réparés ou ne peuvent pas fonctionner comme des membres à part entière de la société ». Pour les femmes vivant avec un handicap, les discriminations qui en résultent s’associent aux discriminations sexistes, amplifiant leurs effets d’une façon surprenante. Cela s’explique en partie par le fait que les femmes sont déjà biologiquement considérées comme des humains « handicapés », à qui il manquerait quelque chose. Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe, explique qu’il leur manque le phallus, ce membre tout puissant qui les a privées à travers les siècles et les cultures de la force et de l’honneur nécessaires à l’acquisition de droits fondamentaux et d’une dignité. Les femmes et les personnes vivant avec un handicap se retrouvent bien souvent infantilisées.

« Crenshaw a forgé un féminisme plus réaliste, plus moderne, et surtout plus révolutionnaire, qui luttait pour toutes les femmes, en prenant en compte leurs identités singulières »

Hypersexualisées ou désexualisées

Les femmes vivant avec un handicap sont plus victimes de violences sexuelles, de violences conjugales et d’abus en tout genre, de la part de leur entourage, mais aussi du personnel soignant qui les aide au quotidien. Une étude menée en 1991 à Toronto par le Réseau des Femmes Handicapées, a révélé que 70% des femmes vivant avec une large variété d’handicaps ont fait l’expérience d’un abus sexuel au moins une fois dans leur vie. Cette population fait face à deux enjeux, qui rendent plus difficile la sortie des cycles de violence : la dépendance à un autre humain qui a tendance à s’installer contre le gré des personnes concernées, et le manque d’information et d’éducation adaptées. Par exemple, les chercheurs du Centre national de ressources en ligne sur la violence à l’égard des femmes ont démontré que les femmes souffrant de déficiences intellectuelles courent un risque particulièrement élevé d’être victimes de violences sexuelles. Elles sont perçues comme des personnes qui ne dénonceraient pas leurs agresseurs ou qui ne seraient pas crues même si elles le faisaient.

Éducation

Les femmes doivent encore se battre dans de nombreux pays pour avoir le droit de s’asseoir dans
une salle de classe. De la même façon, les personnes handicapées sont majoritairement exclues des systèmes d’éducation traditionnels. Selon Femmes vivant avec un handicap International, (Women Enabled International) 90% des enfants vivant avec un handicap dans les pays en développement ne vont pas à l’école. Les femmes vivant avec un handicap ne reçoivent pas les enseignements nécessaires pour pouvoir s’émanciper, que ce soit économiquement ou socialement. 

L’éducation sexuelle, souvent inadaptée et peu répandue, est d’autant plus rarement accessible aux femmes vivant avec un handicap. Plusieurs études suggèrent que le manque d’éducation sexuelle adapté pour les femmes vivant avec un handicap est l’une des raisons pour lesquelles elles considèrent souvent leurs abus comme « normaux », en particulier dans des contextes de violence entre partenaires intimes.

De nombreuses questions autour de la notion de consentement se posent. Les femmes physiquement immobilisées doivent pouvoir poser les limites de leur consentement, pour l’hygiène intime par exemple. Les femmes vivant avec un handicap mental doivent avoir la possibilité de saisir et de communiquer les subtilités du consentement, pour limiter les abus. Le consentement dans le cadre de la vie avec un handicap prend en effet un autre sens, une importance différente et renforcée. Les femmes vivant avec un handicap entrent souvent dans des relations de dépendance avec ceux qui les aident au quotidien. Il est alors plus difficile pour elles de reporter les abus. Une étude faite en Andalousie en 2018 avait recueilli des témoignages de femmes victimes de violence conjugale, qui expliquaient comment leurs conjoints utilisaient leur handicap pour les soumettre à leur volonté ou les menacer. Par exemple, une femme malvoyante décrivait comment son partenaire lui prenait ses lunettes pour qu’elle ne puisse pas quitter la maison. Finalement, la société patriarcale a souvent tendance à valider l’existence des femmes par le jugement de leur physique et de leur bienséance. Il est alors plus difficile pour les femmes de se faire valoir lorsqu’elles ne rentrent pas dans les codes misogynes de « la femme ». « La femme », cette femme imaginaire, qui n’existe dans aucune galaxie.

La Femme

Oui, il n’y a pas de féminisme sans intersectionnalité, parce que « la femme » n’existe pas. Vous verrez qu’aucun corps, aucun esprit ne peut s’adapter aux carcans écrasants et oppressants des définitions qui furent données à « la femme » à travers les millénaires, les cultures, les religions, les politiques ou les arts. Nous partageons une histoire, une expérience de la vie, alors il faut nous serrer les coudes. Pour cela, à long terme, seule l’écoute comptera.


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