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Pharmaceutique : l’enjeu non prescrit à la COP15

Les effets secondaires méconnus des médicaments.

Marie Prince | Le Délit

Vers 3h30 du matin le 19 décembre dernier, le président de la Conférence de Montréal sur la Biodiversité (COP15) Huang Runqiu a annoncé qu’un accord historique avait été conclu par les dirigeants mondiaux présents afin de ralentir la perte de biodiversité à travers la planète dans les années à venir. Tous les pays participants se sont engagés à protéger 30% de leurs terres, de leurs territoires océaniques ainsi que de leurs zones côtières d’ici 2030. De plus, les délégués se sont entendus pour réduire de moitié le gaspillage alimentaire et diminuer de 500 milliards de dollars à l’échelle mondiale les subventions annuelles aux industries nocives à la biodiversité. À titre de comparaison, seulement 17% des territoires sur l’ensemble de notre planète sont considérés comme « protégés » en 2022 ; ce pourcentage descend à 10% lorsqu’il est question des zones marines. De plus, à l’échelle mondiale, près d’un milliard de tonnes d’aliments sont perdus ou gaspillés annuellement et en 2019, près de 600 millions de dollars ont été versés en subventions à l’industrie pétrolière au Canada.

Malgré les critiques exprimées à l’égard du manque d’ambition de l’accord, le cadre adopté est une première sur plusieurs plans. Tel que mentionné dans l’article paru dans la dernière édition du Délit, l’accord a été conclu en mettant en avant la place des femmes dans le processus décisionnel sur la perte de la biodiversité ainsi que celle du droit et du savoir des peuples autochtones lors des prises de décision. Bien que cela représente un pas dans la bonne direction, il ne faut pas se faire d’illusions : le cadre adopté est loin de couvrir toutes les bases. En effet, un enjeu bien précis a complètement été délaissé lors de la COP15 : l’impact de la consommation des produits pharmaceutiques sur les écosystèmes planétaires.

« Les dernières avancées technologiques en surveillance environnementale ont pourtant révélé un portrait assez sombre de l’effet de l’industrie pharmaceutique sur divers écosystèmes »

Pas juste pour les frères Kratt

Avant d’aller plus loin, il est important de rappeler que la perte de biodiversité est un enjeu qui nous concerne tous. Le grand nombre d’espèces qui vivent sur Terre ont une utilité bien au-delà de leur présence sur un menu Steakhouse ou comme acteur vedette dans les épisodes de Zoboomafoo. En régulant les chaînes alimentaires ou en contribuant aux cycles de divers nutriments essentiels à la vie, certaines espèces de poissons ainsi que plusieurs espèces d’insectes jouent un rôle pour maintenir la qualité de vie de l’espèce humaine. La situation des champs agricoles du comté de Mao en Chine est un exemple parfait des conséquences dramatiques que peut avoir la perte de biodiversité : la disparition de pollinisateurs naturels tels que l’abeille a mené à l’embauche de « pollinisateurs humains », armés de petits pinceaux et de pots de pollen. Ces méthodes frôlant le ridicule rendent la production de biens essentiels beaucoup plus difficile qu’elle devrait l’être dans des circonstances normales. En effet, on dépense temps, argent et énergie sur des processus qu’un écosystème en bonne santé serait en mesure d’effectuer sans aide. Cela va de soi pour toutes les économies, que ce soit celle d’une communauté autochtone au fin fond de l’Amazonie ou celle d’une communauté occidentale telle que la Californie.

Des remèdes qui polluent ?

La perte de biodiversité peut donc avoir un impact négatif sur le fonctionnement des communautés. Au niveau de l’industrie, il est important de tenir responsable tout acteur ayant un rôle à jouer dans cet enjeu. Le premier coupable qui vient à l’esprit est naturellement l’industrie fossile. Certains pointeraient aussi du doigt l’industrie agroalimentaire ainsi que celle de la mode. Qu’en est-il de l’industrie pharmaceutique ? Peu médiatisé, son impact sur la biodiversité semble passer sous le radar. Les dernières avancées technologiques en surveillance environnementale ont pourtant révélé un portrait assez sombre de l’effet de cette industrie sur divers écosystèmes, notamment sur les milieux de vie aquatiques. 

« Il est possible de retrouver des traces de produits pharmaceutiques dans presque toutes les rivières et ruisseaux à travers le monde »

Les ingrédients pharmaceutiques actifs (IPA), potentiellement nocifs pour la biodiversité, peuvent s’introduire dans les écosystèmes de deux manières principales. La première est la voie des eaux usées. En effet, les molécules des IPA ne sont pas entièrement métabolisées lorsqu’on les ingère ; après avoir été à la salle de bain, les IPA se retrouvent parmi les autres polluants dans nos égouts. Les molécules des IPA sont filtrées beaucoup plus difficilement que la majorité des déchets qui passent par l’usine de traitement des eaux usées. Ces déchets peuvent alors se retrouver dans les systèmes de canalisation d’eau potable ou bien se voir déchargés dans un
lac ou une rivière. Une autre voie de contamination des eaux usées résulte de la disposition volontaire de médicaments par les ménages : voyant que sa prescription de pilules est expirée, un citoyen peu soucieux pourrait bel et bien vider le contenu de sa boîte dans les toilettes. Ces médicaments expirés contiennent toujours des IPA et peuvent donc encore avoir un impact sur la biodiversité marine. De plus, l’élevage animal, que ce soit dans des fermes terrestres ou aquacoles, est une source majeure de contamination des écosystèmes. Lors de l’élevage des poissons, des médicaments comme la chloramine‑T et la formaline, sont souvent déversés directement dans les cages (en filet perméable), sans souci pour l’écosystème marin situé à l’extérieur de l’enclos.

« Il existe des preuves concrètes qu’une exposition chronique à la large famille de perturbateurs endocriniens, comprenant autant les pesticides que l’EE2, pourrait être responsable de problèmes de fertilité chez ces espèces marines ainsi que chez l’être humain »

Sérotonine déprimante

Il est possible de retrouver des traces de produits pharmaceutiques dans presque toutes les rivières et ruisseaux à travers le monde. Heureusement, de nombreux IPA ne sont pas présents en concentration suffisante pour présenter un danger imminent pour la santé des écosystèmes. La littérature scientifique mentionne tout de même qu’il est difficile d’évaluer les effets à long terme d’une exposition chronique à un environnement contenant un mélange d’IPA, même s’ils sont présents en faible concentration. Un principe de précaution serait donc déjà une condition suffisante pour prêter attention à notre consommation de produits pharmaceutiques.

Les soucis ne s’arrêtent pas là. Même une faible concentration d’IPA peut modifier le comportement des écosystèmes après une courte période d’exposition. Une étude effectuée au Royaume-Uni en 2010 indique que la présence d’IPA provenant d’antidépresseurs dans les eaux côtières du pays influence le niveau de sérotonine du Echinogammarus marinus, une espèce de crevette essentielle à la bonne santé de l’écosystème de la région. Ces crustacés drogués modifient leur comportement : ils ont tendance à remonter plus proche de la surface qu’à l’accoutumée. Ces derniers se font donc cibles faciles pour les oiseaux de mer et pour les poissons qui sont leurs prédateurs. 

Selon le Dr Alex Ford de l’Institut des sciences maritimes de l’Université de Portsmouth, cette tendance, si elle se maintient, a le potentiel de complètement dérégler l’équilibre naturel de l’écosystème. Considérant que la quantité d’antidépresseurs prescrits au Royaume-Uni a plus que triplé dans les vingt dernières années et que les IPA de ces derniers finissent presque toujours dans l’hydrosphère, il y a raison de s’inquiéter de la survie de l’écosystème maritime dans les décennies à venir.

« Malgré l’impact prouvé des produits pharmaceutiques sur nos écosystèmes, il est désolant de voir qu’aucune des 23 cibles présentées lors du cadre de la COP15 ne mentionne cet enjeu »

Des poissons infertiles

Les IPA contenant des hormones se sont également avérés être en mesure de causer de sérieux dommages aux écosystèmes marins. Des ingrédients tels que l’éthinylestradiol (EE2), présent dans presque toutes les pilules contraceptives, possèdent des propriétés nocives similaires à d’autres polluants tels que les pesticides ou les détergents lorsqu’introduits dans un milieu aquatique. Il suffit d’une très faible concentration d’EE2 dans un écosystème pour avoir un impact sur la capacité de reproduction des espèces marines. En effet, cet œstrogène de synthèse peut, à très faible concentration, affecter la fertilité de plusieurs espèces marines lors d’une exposition chronique. Lors d’une expérience menée par une équipe de scientifiques canadiens en 2007, de faibles quantités d’EE2 (0,000005 partie par million) ont été déversées dans un lac situé au Nord-Ouest de l’Ontario afin d’observer l’effet de cet ingrédient sur la population de tête-de-boule (petit poisson servant de nourriture à la truite). Une altération du développement des gonades masculines a été observée chez l’espèce étudiée, menant à la quasi-disparition des têtes-de-boules de l’écosystème après seulement sept ans d’exposition. De nombreuses études ont démontré que plusieurs lacs et rivières à travers le monde contiennent des concentrations d’EE2 supérieures à celles utilisées dans l’expérience mentionnée ci-dessus.

Est-ce que cela pourrait aussi expliquer la baisse de fertilité chez de nombreux autres animaux marins, tels que la loutre ou l’ours polaire ? La communauté scientifique n’a pas encore été en mesure de prouver de lien de causalité. Cependant, il existe des preuves concrètes qu’une exposition chronique à la large famille de perturbateurs endocriniens, comprenant autant les pesticides que l’EE2, pourrait être responsable de problèmes de fertilité chez ces espèces marines ainsi que chez l’être humain. Cette inquiétude scientifique a fait son chemin dans la sphère politique : l’EE2 a été reconnu comme un IPA à réglementer par la Commission européenne en 2012. Peu d’actions concrètes ont suivi : incorporer une technologie qui permettrait de filtrer les IPA tel que l’EE2 au traitement des eaux usées a été considéré beaucoup trop dispendieux. D’autres actions, telles qu’implanter des réglementations forçant les compagnies pharmaceutiques à développer des produits plus sécuritaires, n’ont pas été considérées. Les projets de réglementation du EE2 en Europe sont au point mort ; d’autres pays comme le Canada ne considèrent même pas l’EE2 dans leur longue liste de substances toxiques. À ce jour, le débat sur les bénéfices et conséquences d’une réglementation ne fait pas l’objet d’un grand engagement public. Selon Susan Jobling, professeure en toxicologie environnementale de l’Université Brunel, il est facile pour des bureaucrates de juger que le public n’est pas prêt à « payer le prix » pour réglementer cet œstrogène si le public ne sait même pas que c’est un enjeu qui les concerne.

Antidépresseurs et pilules contraceptives ne sont pas les seuls médicaments pouvant affecter la biodiversité marine, et les IPA peuvent avoir des impacts bien au-delà de l’hydrosphère. Le diclofénac, un médicament anti-inflammatoire, a mené au quasi-effondrement de nombreuses populations de vautours en Asie ; le rapace charognard ne pouvait tolérer les hautes concentrations de médicament présentes dans les carcasses de bétail, leur principale source de nourriture. En effet, lorsqu’il est question de l’impact des IPA sur nos écosystèmes, on ne peut blâmer une seule gamme de produits.

Clément Veysset | Le Délit

« Sachant maintenant que les médicaments ont un impact réel sur notre environnement, réduire notre impact sur les éco-systèmes passe par une réexamination de notre rapport à leur consommation »

Présent dans l’écosystème, absent à la COP15

Malgré l’impact prouvé des produits pharmaceutiques sur nos écosystèmes, il est désolant de voir qu’aucune des 23 cibles présentées lors du cadre de la COP15 ne mentionne cet enjeu. La cible numéro sept est la seule qui s’en rapproche en mentionnant une volonté de réduire de moitié l’utilisation de pesticides et « autres produits chimiques hautement hasardeux (tdlr)». Ingrédients pharmaceutiques actifs, pesticides, produits de soin personnel et produits chimiques halogénés polyhydroxylés (utilisés entre autres dans les produits antimicrobiens) ont tous été prouvés comme étant nocifs aux écosystèmes ; les enjeux liés à chacun de ces produits mériteraient tous leur article respectif dans les pages du Délit. Le terme « produit chimique hautement hasardeux » reste cependant très vague : est-ce que le lobby des industries pharmaceutiques et des soins de santé, qui est de loin le plus influent en Amérique du Nord, tentera de fuir sa part de responsabilité en jouant à l’intérieur de cette zone grise ? Une compagnie de rigoureux enquêteurs indépendants chez InfluenceMap a déjà signalé une résistance du lobby des pesticides sur les politiques proposées lors de la COP15. S’il est difficile de révéler tout ce qui se passe derrière les rideaux, il est possible de constater que la réduction des risques liés aux pesticides est un des seuls objectifs quantifiés ayant été révisé à la baisse en comparant le cadre final (objectif de 50%) avec le cadre original (objectif de 66%). Cela ne présage rien de bon lorsqu’il est question d’imposer à l’industrie pharmaceutique (ou à toute autre industrie ayant un impact négatif sur la biodiversité) l’obligation de voir au-delà des profits en effectuant leur juste part.

Il semble donc nécessaire de réitérer que la seule façon concrète de réduire notre impact sur notre environnement, c’est de consommer moins et d’adopter un mode de vie plus simple. La cible 16 du cadre de la COP15, prônant des habitudes de consommation durables, risque donc d’être la plus importante si nous espérons pouvoir attaquer le problème de la perte de la biodiversité à sa source. Les produits pharmaceutiques sont parmi les nombreux exemples de produits que l’on surconsomme, au bonheur des compagnies qui les développent et les vendent, mais aux dépens de nos écosystèmes et de notre biodiversité. La solution ne réside évidemment pas dans leur abolition, mais plutôt dans leur modération. Si la quantité de prescriptions distribuées au Royaume-Uni, un des seuls pays ayant cette information recensée pour le grand public, est un bon indicateur de ce qui se passe dans le reste du monde, il est évident que nous nous dirigeons dans la mauvaise direction. Si l’individu moyen consomme 50% plus de médicaments qu’il y a quinze ans, est-il plus heureux, en meilleure santé ? Sachant maintenant que les médicaments ont un impact réel sur notre environnement, réduire notre impact sur les écosystèmes passe par une réexamination de notre rapport à leur consommation. 

Voir aussi : https://​www​.delitfrancais​.com/​2​0​2​3​/​0​1​/​1​1​/​c​o​p​1​5​-​b​o​n​-​c​o​p​-​b​a​d​-​c​op/


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