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Franc(hement) peu de clubs

Enquête sur la place de la francophonie dans les arts à McGill.

Laura Tobon | Le Délit

En septembre dernier, Franc-Jeu, la seule troupe de théâtre francophone de l’Université McGill, a mis fin à ses activités pour l’avenir prévisible. « Personne n’a vraiment pris cette décision », explique Ève-Marie Marceau, ancienne membre exécutive de Franc-Jeu. « C’était plutôt un manque d’effectifs, un manque de temps qui a fait en sorte que le club s’est dissout ». Créé en 2014, Franc-Jeu était l’unique groupe étudiant de théâtre francophone à McGill qui organisait des ateliers hebdomadaires d’improvisation et des pièces de théâtre présentées à la fin de chaque semestre. Le groupe offrait un espace non seulement pour les étudiant·e·s francophones mais aussi pour tout·e francophile intéressé·e par le théâtre et les arts de la scène. 

La dissolution de Franc-Jeu représente la fin d’un des six clubs ou groupes étudiants francophones dans le domaine des arts à McGill. Mais comment expliquer sa disparition ? Quelles en sont les conséquences et comment les troupes de théâtre anglophones envisagent-elles de rendre leurs programmes plus accessibles pour les francophones mcgillois·es ? Le Délit vous présente une enquête sur la place et l’importance de la francophonie, de la francophilie et du bilinguisme au sein des clubs et des groupes étudiants dans les secteurs de l’art, la littérature et la performance artistique sur le campus. 

Le Zeitgeist pandémique 

« C’est la pandémie qui nous a tués », souligne Maude Laroche, ancienne présidente de Franc-Jeu, en entrevue avec Le Délit. Entre les mises en scène adaptées et l’obligation du port de masque, la pandémie a non seulement marqué le feu rouge pour les arts de la scène mais aussi la suspension des activités des clubs et des groupes étudiants à McGill. « J’avais l’impression qu’avec chaque nouvelle mesure sanitaire annoncée, tout ce qu’on faisait, tout notre travail, tombait à l’eau ». Pendant la pandémie, la tâche de recrutement était devenue difficile ou « brûlante », comme le décrit Maude Laroche. En effet, avec l’obligation de tenir ses auditions en ligne, Franc-Jeu souffrait d’un manque significatif de participant·e·s. « C’était rendu au point où on se demandait : comment est-ce qu’on va survivre ? », ajoute-t-elle. Pour Ève-Marie Marceau, membre de Franc-Jeu jusqu’en décembre dernier, la troupe vivait « dans la fragilité depuis la pandémie ». Ève-Marie détaille aussi que la promotion défaillante du club, en partie causée par des soirées d’activités en ligne, a eu un énorme impact sur le recrutement. « Il y a avait aussi un manque de motivation de la part des membres, je dirais », explique-t-elle. 

« La pandémie nous a donné un sale coup »

Maude Laroche, ancienne présidente de Franc-Jeu

Mia Berthier, directrice de la publicité pour le Player’s Theatre, une des troupes de théâtre anglophone du campus, fait écho aux difficultés évoquées par Ève-Marie et Maude : « On faisait toutes nos auditions virtuellement ; comment est-ce qu’on est censés reconnaître le talent des gens à travers un écran ? », questionne-t-elle. « On avait quand même la chance d’avoir accès à une pièce de théâtre, même si c’était à capacité réduite ». Le Player’s Theatre avait même tenté de mettre en scène des pièces de théâtre sur Zoom : « Ce n’était pas idéal, mais on a fait ce qu’on pouvait », raconte Mia. 

« Franc-Jeu m’avait permis de m’identifier, de trouver mes racines en tant que Québécoise à McGill »

Maude Laroche, ancienne présidente de Franc-Jeu

« C’était un bousculement pour nous aussi », ajoute Fred Azeredo, secrétaire du McGill Savoy Society, une troupe de théâtre anglophone affiliée au duo musical Gilbert et Sullivan, qui produit une opérette chaque année. « Et je pense que tout le monde a pris un énorme coup dûr ».

La dissolution de Franc-Jeu, due à la pénurie de personnes au sein de la troupe et le manque de motivation, marque aussi la fin d’une plateforme importante pour les voix francophones et francophiles de McGill. 

La fin d’un « safe space »

En septembre 2020, l’Université McGill avait lancé un sondage sur la plateforme Minerva qui révélait les données suivantes sur la francophonie à McGill : parmi les 8 926 répondant·e·s, 2 607 personnes (29,2%) se qualifiaient de locuteur·trice natif·ve ou professionnel·le du français et 1 856 (20,8%) des personnes se disaient parler le français à un niveau avancé, pour un total de 50% des répondant·e·s possédant une aisance en français. Un·e étudiant·e sur cinq sont francophones, mais seulement un des 30 clubs d’art, de danse et de performance artistique affiliés à l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM) et listés sur son site Internet se dit francophone : Franc-Jeu. En dehors des organisations de l’AÉUM comme la Commission aux affaires francophones (CAF), la vie artistique francophone sur le campus prend sa force au sein d’autres clubs tels que le Collectif de poésie francophone de McGill, le Club de poésie et de botanique de la Faculté de droit, ou bien dans les pages des revues Lieu commun et Verbatim, toutes deux liées au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill (DLTC).

Contactée par Le Délit, la relationniste Frédérique Mazerolle signale que « le français occupe une place de choix au sein de la collectivité mcgilloise ». D’après elle, la majorité des employé·e·s de l’Université parlent français et plus de la moitié des membres de la direction de McGill sont francophones. « L’Université propose des programmes, des cours, des séminaires, des ateliers, des conférences, des rencontres et une multitude d’événements qui se déroulent en français », ajoute Frédérique Mazerolle. La relationniste a aussi fait part des plans futurs de McGill sur le plan de la francophonie : « McGill a inauguré à Gatineau le campus Outaouais de sa Faculté de médecine et des sciences de la santé, où est maintenant offerte une formation médicale complète, entièrement en français. » 

Pour Maude Laroche, présidente de Franc-Jeu lors de sa dissolution en septembre dernier, la scène de théâtre francophone à McGill représentait un refuge, un lien où l’on offrait une plateforme d’expression pour les mcgillois·es. « Le théâtre francophone à McGill est très important », souligne-t-elle. Selon Maude, le théâtre est un véhicule d’expression, de liberté de la langue française ou des cultures francophones. « Franc-Jeu m’avait permis de m’identifier, de trouver mes racines en tant que Québécoise à McGill », ajoute-t-elle. « Et plus généralement, les clubs d’art francophones à McGill forment une nouvelle scène pour exprimer ou même critiquer les tensions linguistiques au sein de l’Université ».

Marie Prince | Le Délit

De son côté, la poésie francophone retrouve son souffle à travers le Collectif de poésie francophone de McGill, un club étudiant actif sur le campus depuis 2018. Ève-Marie Marceau, co-fondatrice du Collectif, explique l’importance des clubs francophones au sein de McGill : « Le Collectif donne une plateforme plus libre, indépendante, puisqu’elle n’est attachée ni à un département ni à l’AÉUM. » Le Collectif est une initiative étudiante qui offre des soirées de poésie organisées selon « les élans du moment », décrit Ève-Marie. 

« La poésie exige une certaine vulnérabilité de la part de l’artiste mais repose aussi sur un respect de la vulnérabilité d’autrui »

Arnaud Desrochers, président du Club de poésie et de botanique de la Faculté de droit 

« Le Collectif regroupe la communauté francophone de partout à McGill, peu importe les facultés, du génie au DLTC », affirmet-elle. Selon Ève-Marie, les services des clubs francophones d’art sur le campus sont essentiels : « McGill est moins artistique que d’autres écoles, mais c’est grâce à l’engagement des clubs et à l’implication étudiante que cette vie artistique existe à l’Université, en grande partie. » 

Même si plusieurs opportunités de poésie, de littérature, et d’art performatif s’offrent en dehors la « bulle mcgilloise », les clubs et groupes étudiants rendent plus accessibles les activités et services en encourageant les étudiant·e·s à s’impliquer au sein d’un contexte parascolaire. 

Lieu commun, la revue de création littéraire financée au DLTC, est publiée deux fois par année, soit un numéro par semestre. « À Lieu commun, nos thèmes nous viennent de locutions figées, d’expressions et de lieux communs de la langue que nous réinvestissons, réinventons, et dont nous interrogeons les sens possibles pour en faire jaillir une poésie nouvelle », partage Florence Lavoie, membre du conseil éditorial de la revue depuis l’automne 2020. Pour Florence, la revue se veut un espace qui « permet à la création littéraire francophone d’exister dans un lieu autrement anglophone ». La survie des clubs et groupes étudiants francophones assure d’une part l’accessibilité à tout·e étudiant·e francophone qui souhaite garder un contact culturel et linguistique et, d’autre part, permet d’en encourager d’autres qui souhaitent explorer la langue française. Selon Fred Azeredo, secrétaire du McGill Savoy Society, l’équipe actuelle, même si à majorité anglophone, regroupe plusieurs étudiant·e·s francophones. « Je vais essayer d’encourager n’importe qui à rejoindre notre association, mais en même temps, les pièces qu’on met en scène sont entièrement en anglais », souligne Fred. Pour Mia Berthier, membre exécutive du Player’s Theatre, « tout le monde devrait avoir accès à des activités et des groupes étudiants offerts dans leur langue natale ». « C’est une question de sécurité pour ces étudiant·e·s qui ont grandi avec le français, par exemple », affirme-t-elle. 

« Comme l’ont si bien nommé ceux et celles qui nous ont précédés au sein de l’équipe éditoriale, “Lieu commun se veut une prise de parole, un acte de présence, une appropriation de l’espace qui nous appartient”»

Florence Lavoie, membre du conseil éditorial de la revue Lieu commun

Bilinguisme, barrières, et botanique 

C’est depuis 2014 que le Club de poésie et de botanique permet à la Faculté de droit de dévoiler son côté « un peu plus loufoque », explique le président du club Arnaud Desrochers au Délit. Le Club, malgré son nom, n’offre pas des activités de jardinage mais présente plutôt des soirées de poésie, au moins une fois par semestre, des séances annuelles de pétanque et, tout récemment, une activité de sculpture de citrouilles. Selon lui, le club assure un « safe space » tant pour les francophones que pour n’importe qui souhaitant s’exprimer et partager sa poésie, peu importe sa langue natale. « Le Club ne cache ni sa francophonie ni sa francophilie et, en même temps, on détient la liberté de s’exprimer en anglais. Je pense aussi qu’il répond à une forte pression d’être bilingue au sein de la Faculté de droit en offrant un lieu sans jugements », évoque Arnaud. Selon lui, à peu près 60% des membres ou des participant·e·s aux activités du Club sont francophones. Quand à la dissolution de Franc-Jeu, Arnaud souligne la perte que cela représente pour la communauté francophone mcgilloise : « Avoir un club, ça demande beaucoup d’énergie, mais je n’ai pas un seul doute que les francophones ou francophiles mcgillois·es vont pouvoir reprendre [la troupe] en main. » 

« L’Université propose des programmes, des cours, des séminaires, des ateliers, des conférences, des rencontres et une multitude d’événements qui se déroulent en français »

La relationniste Frédérique Mazerolle

La poésie exige une certaine vulnérabilité de la part de l’artiste mais repose aussi sur un respect de la vulnérabilité d’autrui, selon Arnaud. « Ce contexte de vulnérabilité est aussi présent dans la question linguistique ; s’exprimer dans la langue de son choix c’est être vulnérable ». 

Pour Osayma Saad, étudiante à la Faculté de droit et membre de l’Association des étudiant·e·s nord-africain·e·s en droit, les clubs étudiants « préservent la francophonie à McGill et montrent que l’administration donne une place au français, même si elle devrait lui accorder plus d’importance ». Osayma et Arnaud ont tous deux exprimé le souhait d’avoir plus de clubs ou même de programmes bilingues offerts à l’Université. « Quand t’es un·e étudiant·e francophone qui rentre à McGill, t’es entouré·e d’anglophones et tu ne sais pas si t’as une communauté. Clairement, tu ne vas pas choisir de t’exprimer dans ta langue maternelle », affirme Osayma, étudiante en droit.

« L’administration doit faire plus en amont pour défaire l’imaginaire que McGill est entièrement une école anglophone », soutient Arnaud. « On a déjà de bonnes bases avec l’article 15 [de la Charte des droits de l’étudiant] qui assure le droit de remettre les travaux en français, mais je pense que l’administration pourrait et devrait travailler à rendre ses services plus accessibles, à défaire les barrières linguistiques en créant plus d’espaces bilingues ». 


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