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L’obsolescence du genre humain

Exploration de l’automatisation du travail dans l’exposition Mika Rottenberg.

Laura Tobon | Le Délit

Que veut dire être humain au sein d’un monde ultra-productiviste, où chaque individu se voit réduit à sa valeur sur le marché ? L’humain peut-il s’affranchir du système capitaliste, de cet univers de sens étroit qu’il a créé et dont il s’est lui-même fait prisonnier ? L’exposition visuelle de l’artiste israélo-argentine Mika Rottenberg au Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) ne fournit pas directement de réponses à ces questions, mais laisse plutôt le public avec l’impression que quelque chose lui manque, qu’un malaise existentiel s’est généralisé dans la société moderne, caractérisée par le flot incessant d’informations et la production indéfinie de biens manufacturés. Dans sa course aveugle à l’opulence et sa volonté compulsive de satisfaire ses moindres envies consuméristes, l’humain semble, dans l’exposition de Rottenberg, être confiné à un univers de limitations matérielles.

La consommation, moteur de la création

C’est d’ailleurs peut-être ce mot, « compulsion », qui caractérise le mieux la vision des humains dans l’exposition de Rottenberg : les figurant·e·s mis·es en scène apparaissent plus prompt·e·s à réagir qu’à agir, à la manière d’automates qui n’auraient d’autre vocation que l’accomplissement de gestes qui leur sont prescrits. L’entrée en matière de l’exposition, Sneeze (2012), est une projection vidéo où des hommes en veston-cravate sont secoués par des éternuements incontrôlables et expulsent des objets loufoques comme des lapins, des pièces de viande et des ampoules, sorte de vision caricaturale du processus anthropocentrique par lequel l’humain devient une machine à transformer son environnement. Rottenberg écrit à ce titre que « plusieurs couches de nos existences ne peuvent être contrôlées par nos esprits pensants », et qu’« un rire ou un éternuement se rapportent à ces autres parties du corps qui n’ont pas besoin de l’esprit pour leur dire comment agir ». Le relâchement naturel du corps qu’est l’éternuement, d’apparence inconvenante au sein d’une exposition artistique, peut être vu comme un véritable élément déclencheur de la création chez Rottenberg. Cette réaction physiologique prend en effet la forme d’un leitmotiv au cours de l’exposition, peut-être parce que symbolique d’une méconnaissance des mécanismes régissant certaines habitudes consuméristes. Ne pas questionner sa façon de consommer, c’est faire fi de la manière avec laquelle les objets sont produits, et ainsi oublier que certains achats se font au prix de l’asservissement de vies humaines à des travaux aliénants.

« Le parcours de l’exposition semble moins envisager le public en tant qu’amateur·rice·s d’arts qu’en tant que consommateur·rice·s peu au fait des angles morts de certaines industries »

Le parcours de l’exposition semble moins envisager le public en tant qu’amateur·rice·s d’arts qu’en tant que consommateur·rice·s peu au fait des angles morts de certaines industries. Lorsque l’auditoire traverse des étalages de sacs remplis de milliers de perles, il peut être amené à prendre conscience de leur processus de fabrication au cours de la projection subséquente, NoNoseKnows (2015), au sein de laquelle une travailleuse ouvre inlassablement des huîtres perlières. Ce passage du monde matériel à des images documentaires filmées en Chine permet alors de créer une connexion entre l’ici et l’ailleurs, mais surtout de mieux envisager le phénomène de la mondialisation à l’échelle de petits accessoires manufacturés.

L’aliénation par le travail

Chez Rottenberg, certaines images sont esthétisantes à souhait, voire hypnotisantes, comme lorsque le public assiste aux activités d’une usine antimatière où des objets en tout genre sont détruits plutôt que produits ; certaines autres images perturbent. Cet inconfort est dû à une utilisation hybride du médium cinématographique, qualifiée de « surréalisme social » par sa créatrice, dans la mesure où la composition onirique de certaines scènes se confond avec une pratique documentaire qui tire sa source de la réalité brute du travail. En ce sens, les images tirées d’une usine de perles dans le sud de Shanghai montrent l’instrumentalisation du corps de dizaines de travailleuses et dénoncent l’absurdité d’un tel mode de production, qui place en son centre des corps usinés par le travail à la chaîne. Alors que les femmes travaillent en silence, le son de leurs gestes mécaniques triant les perles semble se confondre avec celui des machines, donnant à voir un emploi exclusif de leurs facultés humaines à des fins productives. La caméra de Rottenberg se déplace ainsi d’une travailleuse à une autre comme s’il s’agissait de dispositifs remplaçables aussitôt désuets, ce que donne à penser la vue d’une jeune fille endormie devant un travail dont elle ne peut pas voir le terme. 

« Le fil conducteur de l’exposition ne tient pas à une intrigue ou à un enchaînement de péripéties, mais plutôt à une somme de gestes insignifiants posés par des figurant·e·s sans histoire »

Le fil conducteur de l’exposition ne tient pas à une intrigue ou à un enchaînement de péripéties, mais plutôt à une somme de gestes insignifiants posés par des figurant·e·s sans histoire. Les acteur·rice·s de cet univers terrifiant et anonyme – qu’on pourrait plutôt qualifier d’actants, tant il·elle·s paraissent subir des actions machinales qui les dépossèdent de leur agentivité, semblent entraîné·e·s dans l’engrenage d’une machine capitaliste qui les empêche d’agir à leur manière sur le monde. Une vendeuse ambulante doit pousser son chariot à travers un no man’s land pour effectuer sa journée de travail à la ville, faute de moyen de transport plus efficace, alors que d’autres sont ensevelies sous des montagnes de jouets et d’objets décoratifs destinés à la commercialisation. Le lien entre ces vies ne se révèle pas spontanément, puisque chacune d’elles n’entretiennent pas des relations réciproques. C’est plutôt la condition partagée par ces femmes qui devient prégnante – condition qui les oblige à se conformer aux exigences d’un travail n’offrant pas d’échappatoire.

C’est en quelque sorte l’improductivité des tâches productives que questionne l’exposition de Mika Rottenberg, si l’on considère que le travail à la chaîne nie l’individualité de ses participant·e·s à des activités aliénantes. Quel prix humain peut-on encore payer pour assurer l’accélération toujours plus forte des moyens de production et la consommation de masse qui en découle ? Il semble que la conscientisation individuelle et la responsabilisation collective du public sont des préoccupations essentielles chez la créatrice israélo-argentine, qui s’intéresse en détail à la production des biens matériels, généralement invisibilisée par leur mise en marché.

L’exposition de Mika Rottenberg au Musée d’art contemporain de Montréal prend fin le 10 octobre prochain.


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