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Le retrait non consenti du condom examiné par la Cour suprême

En matière d’agressions sexuelles, le droit fait-il une différence entre une relation sexuelle avec ou sans préservatif ?

Alexandre Gontier | Le Délit

En 2017, en Colombie-Britannique, une femme, dont l’identité est protégée par une ordonnance de non-publication, rencontre en ligne Ross McKenzie Kirkpatrick. Après s’être échangé·e·s des messages durant plusieurs jours, il et elle organisent une rencontre en personne, à l’occasion de laquelle il et elle conviennent que dans l’éventualité de relations sexuelles, celles-ci devraient être protégées. Quelques jours plus tard, le 16 mars 2017, la femme revoit Kirkpatrick peu après minuit. Celui-ci l’emmène chez lui et les deux partenaires ont des relations sexuelles à deux occasions dans la même nuit, à la condition que Kirkpatrick porte un condom. 

Avant leur premier rapport, Kirkpatrick se tourne vers sa table de chevet et met un condom à la demande explicite de sa partenaire. Plus tard dans la nuit, juste avant leur deuxième relation sexuelle, il fait le même geste, lui laissant croire qu’il met un préservatif. Ce n’est toutefois pas le cas. La femme s’aperçoit de l’absence de protection seulement au moment de l’éjaculation. Une confrontation s’ensuit durant laquelle Kirkpatrick affirme qu’il aurait été « trop excité pour porter un condom » (tdlr). Une plainte est alors formulée à la police et des accusations d’agression sexuelle sont portées contre lui. 

« Lorsqu’une personne consent à avoir des rapports sexuels à la condition que soit porté un préservatif par son·a partenaire, ce·tte dernier·ère peut-il·elle ignorer cette condition sans encourir de responsabilité pénale ? »

Onze ans plus tôt, en Nouvelle-Écosse, un certain Craig Jaret Hutchinson souhaite ardemment avoir un enfant avec sa compagne, Mme C. Elle, cependant, n’en veut pas et insiste pour qu’un préservatif soit porté lors de chacune de leurs relations sexuelles. Pourtant, elle tombe enceinte. Le couple décide finalement de garder l’enfant, mais leur relation prend fin trois mois plus tard. Hutchinson confesse alors avoir percé des trous dans tous les condoms utilisés par le couple. Mme C. réitère alors qu’elle n’aurait jamais consenti à avoir des relations sexuelles avec son partenaire si elle avait su que les condoms étaient défectueux. Des accusations pour agressions sexuelles sont portées contre Hutchinson et l’affaire se rend jusqu’en Cour suprême, en 2014.

Le cadre juridique du consentement

Les cas décrits plus haut mettent en lumière une question fondamentale : ​​lorsqu’une personne consent à avoir des rapports sexuels à la condition que soit porté un préservatif par son·sa partenaire, ce·tte dernier·ère peut-il·elle ignorer cette condition sans encourir de responsabilité pénale ? Autrement dit, le non-respect de la volonté de son·a partenaire d’avoir une relation sexuelle protégée entraîne-t-il un bris du consentement de ce·tte dernier·ère, exposant le·a contrevenant·e à des accusations d’agression sexuelle ?

Le Code criminel prévoit une analyse en deux étapes permettant de déterminer s’il y a eu consentement à une activité sexuelle. D’abord, il faut se demander si le·a plaignant·e a donné son accord volontaire à l’activité sexuelle. Une absence de volonté peut porter sur les contacts physiques, sur leur nature sexuelle ou encore sur l’identité du ou de la partenaire. S’il est démontré que le·a plaignant·e n’a pas consenti à l’un ou l’autre de ces aspects, on ne peut pas conclure à un accord volontaire à l’activité sexuelle. Cependant, si l’on arrive à la conclusion que le·a plaignant·e a consenti à l’activité sexuelle, il faut se demander s’il existe des circonstances qui ont pu vicier son consentement apparent. Le consentement donné sous l’empire de la crainte, de la contrainte ou d’une quelconque fraude n’est donc pas valable. Par exemple, une personne qui utilise sa position de pouvoir pour avoir une relation sexuelle avec un·e subalterne dans un milieu de travail peut être trouvée coupable d’agression sexuelle même si la preuve ne démontre pas explicitement que la victime n’a pas consenti à l’acte, mais qu’elle démontre cependant que ce consentement apparent était vicié par la crainte suscitée par des menaces sur les potentielles conséquences d’un refus.

La Cour suprême, dans l’affaire Hutchinson, s’est donc penchée sur la question afin de déterminer si percer des condoms à l’insu de sa partenaire emportait une absence de consentement à la relation sexuelle, ou équivalait plutôt à une fraude ayant vicié ce consentement. La distinction est d’une importance capitale. Dans un premier cas, la Cour peut conclure à une agression sexuelle s’il est démontré que Mme C. ne consentait pas à avoir une relation sexuelle non protégée, alors que dans le deuxième, il faut plutôt démontrer que le consentement de la plaignante a été donné en réponse à une fraude intentionnelle de son partenaire. La distinction pratique réside dans le fait que la démonstration d’une fraude plutôt que d’une simple absence de consentement constitue un fardeau de preuve plus important pour la plaignante, comme nous le verrons plus bas.

« Si le port du condom est conditionnel à l’acte, alors il devrait faire partie de l’analyse du consentement »

La majorité des juges dans Hutchinson concluent qu’il faut adopter l’approche du vice de consentement. Pour eux·lles, le consentement à l’activité sexuelle « ne vise pas les conditions ou les caractéristiques de l’acte physique, telles les mesures contraceptives qui sont prises ou la présence de maladies transmissibles sexuellement. » La plaignante ayant consenti à des rapports sexuels complets, on ne peut dire que le fait que les condoms aient été troués emporte une absence de consentement. Elle était en accord avec le fait d’avoir des contacts physiques de nature sexuelle avec un partenaire déterminé, ce qui correspond à la définition du consentement à une activité sexuelle du Code criminel décrite plus haut. Cependant, les juges arrivent à la conclusion selon laquelle ce consentement a été vicié par la fraude, ce qui leur permet de maintenir le verdict de culpabilité de M. Hutchinson.

On pourrait ainsi croire que ce débat est sans importance puisqu’en fin de compte, l’accusé a été trouvé coupable. Or, il n’est pas toujours aisé de faire la preuve d’une fraude. Il faut non seulement montrer que le·a plaigant·e a été victime d’une tromperie, mais également qu’il·elle a subi un préjudice, autrement dit, une conséquence négative physique ou psychologique. Dans l’affaire Hutchinson, la tromperie était facilement démontrable, puisque percer des condoms constitue un acte malhonnête clair et, Mme C. étant tombée enceinte à la suite de cette malhonnêteté, il est possible de plaider un certain préjudice physique. Qu’arrive-t-il, cependant, lorsque les critères de la fraude ne sont pas remplis, comme dans le cas où un·e plaignant·e n’arrive pas à prouver qu’il·elle a subi un préjudice découlant d’un retrait non consenti du condom ? En appliquant l’approche établie dans Hutchinson, l’accusé·e serait sans doute acquitté.

Alexandre Gontier | Le Délit

Furtivage et consentement

Revenons-en à l’affaire Kirkpatrick dans laquelle l’accusé a usé d’une stratégie de furtivage (traduction de stealthing) pour avoir une relation sexuelle avec la plaignante sans préservatif. Au procès, l’accusé a été déclaré non coupable. En appliquant les enseignement du cas Hutchinson, il n’était pas possible de conclure à l’absence de consentement de la plaignante, car elle était consentante à l’acte sexuel en tant que tel, peu importe les conditions dans lesquelles celui-ci devait se dérouler. De plus, la Cour n’a pas été convaincue de la présence d’une fraude qui aurait pu vicier le consentement de la plaignante. La décision s’est rendue à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique qui a conclu a contrario qu’une relation sexuelle avec condom est résolument différente d’une relation sexuelle sans condom : il ne s’agit pas du même acte. C’est donc dire que consentir à une relation sexuelle protégée est si différent de consentir à une relation non protégée qu’on ne peut prétendre en droit qu’une personne qui viole la volonté de son·a partenaire de se protéger a tout de même son consentement à l’acte sexuel. Soulignons que cette interprétation semble s’éloigner de celle de la Cour suprême dans Hutchinson. Au regard de cette conclusion, la Cour d’appel a donc ordonné un nouveau procès.

« Pour les juges de la Cour suprême, le consentement à l’activité sexuelle ‘‘ne vise pas les conditions ou les caractéristiques de l’acte physique, telles les mesures contraceptives qui sont prises ou la présence de maladies transmissibles sexuellement’’ »

Cependant, il est primordial de noter que l’un des trois juges de la Cour d’appel n’a pas conclu à la présence de fraude dans les agissements de Kirkpatrick. Le fait de ne pas respecter sa promesse et de mettre un préservatif ne constituait pas, selon lui, un acte frauduleux. Cela reviendrait à dire qu’une partie à un contrat qui ne respecte pas sa promesse commettrait automatiquement une fraude, soit un acte criminel, si l’autre partie en subit un préjudice. De plus, Kirkpatrick n’aurait pas essayé de cacher à la plaignante qu’il ne portait pas de condom et celle-ci ne lui a pas spécifiquement demandé, croyant qu’il en portait un. Même si le juge avait conclu à un acte malhonnête de la part de Kirkpatrick, la victime aurait par la suite dû démontrer, en plus, qu’elle avait subi un préjudice découlant de cet acte, ce qui aurait alourdi son fardeau de preuve.

La décision de ce juge de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique qui a déclaré l’accusé coupable malgré l’absence de fraude – ce qu’une application stricte d’Hutchinson n’aurait pas permis – démontre que la Cour suprême doit s’éloigner de ses propres enseignements issus d’Hutchinson pour permettre une meilleure protection des victimes de furtivage. Elle aura l’occasion de le faire, car l’affaire Kirkpatrick s’est rendue devant elle le 3 novembre dernier. La décision devrait être rendue dans les prochains mois.

Les trois juges minoritaires dans Hutchinson – c’est-à-dire ceux·lles qui sont arrivé·e·s au même verdict que la majorité des juges, mais par un raisonnement différent – ont d’ailleurs défendu cette position selon laquelle le consentement ne porte pas uniquement sur l’acte sexuel, mais également sur la manière dont celui-ci se déroule. Si le port du condom est conditionnel à l’acte, alors il devrait faire partie de l’analyse du consentement. La Cour suprême devrait s’inspirer de cette position.

Une objection mal fondée

Certain·e·s ont soulevé que conclure à une agression sexuelle dès lors que la relation sexuelle se fait sans préservatif, alors que l’un·e des partenaires avait exigé le port du condom comme condition de son consentement à l’acte, sans avoir à démontrer la fraude, reviendrait à criminaliser une relation sexuelle lors de laquelle un condom se briserait. Je suggère que cette position est intenable. Au Canada, pour être reconnu coupable d’une infraction criminelle, deux éléments doivent être prouvés : l’actus reus, l’acte criminel en tant que tel, et la mens rea, l’intention criminelle de commettre l’acte. Certes, on pourrait effectivement croire que le fait de reconnaître le port du condom comme une condition du consentement d’une personne à avoir des relations sexuelles reviendrait à conclure que ce consentement peut être brisé par le simple bris du condom. Autrement dit, une personne ayant une relation non protégée en raison du bris du condom qu’elle porte pourrait effectivement commettre l’actus reus d’une agression sexuelle. Mais jamais on ne pourrait conclure à la présence de la mens rea, autrement dit, de l’intention criminelle, car le bris du condom est un événement contingent qui n’a rien à voir avec une faute morale qui pourrait se qualifier de mens rea. Si ce bris n’est pas intentionnel ni dû à une négligence, je vois mal comment une cour pourrait reconnaître la culpabilité de la personne qui portait le condom défectueux.

« Le furtivage est un acte grave qui peut avoir de lourdes conséquences sur la santé mentale et physique de ceux·lles qui en sont victimes. Le droit se doit de mieux encadrer ce phénomène pour assurer une meilleure protection des victimes et pour tenir ceux·lles qui le pratiquent responsables de leur acte »

Une occasion de réforme

Le furtivage est un acte grave qui peut avoir de lourdes conséquences sur la santé mentale et physique de ceux·lles qui en sont victimes. Le droit se doit de mieux encadrer ce phénomène pour assurer une meilleure protection des victimes et pour tenir ceux·lles qui le pratiquent responsables de leur acte. Il doit être clair que le furtivage est une pratique criminelle. L’affaire Kirkpatrick est une occasion en or pour la Cour suprême de clore le débat une bonne fois pour toutes.


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