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La place du Non dans un monde de Oui

Comment trouver son chemin par le négatif.

Adélia Meynard | Le Délit

Frère détesté du Oui, le Non est une bête noire du vocabulaire. « Non !, crie l’enfant, Je ne veux pas de légumes ! » Ou, bien plus terrifiant encore, « Non, je ne signerai pas », dit le client. Ce simple mot incarne notre peur de l’invalidation, du refus et de la négativité. Le Non ferme des portes ; il nous rend anxieux et claustrophobe, surtout quand il nous prend au dépourvu. Au contraire du Non, le Oui est gentil ; ce mot invitant et respectueux embellit tout ce qu’il touche. Il est associé à la validation et la satisfaction. Que ce soit dans les arts, les écoles ou les entreprises, on fait l’éloge du Oui : c’est la bannière de l’optimisme qui ouvre toutes les portes !

Dans cette perspective visant la collaboration, surtout dans les processus créatifs et productifs, le Non reste empreint de préjugés. Il rabat les idées et empêche le potentiel de germer. Ce mot porte un coup fort à l’estime de soi : une personne qui se sent invalidée est moins encouragée à participer, ce qui peut occasionner un cercle vicieux de torpeur. C’est aussi un mot qui peut facilement insulter par mégarde. Alors, comment interpréter la place du Non dans un monde qui adore le Oui ? Il faut savoir que la valeur du Non et du Oui dépend des circonstances. Le Oui sert à ajouter et construire, et le Non sert à réduire et retrancher. Il y a un moment pour chacun ; ainsi, il faut éviter d’étreindre l’un tout en ignorant l’autre.

Le problème de l’abondance

Le Oui a une grande valeur lorsqu’on a peu de choses à notre disposition. Après tout, qui commence un remue-méninges en fusillant les premières suggestions ? Lors des négociations, chaque Oui admet une concession ; quelle victoire, surtout lorsque chaque camp cherche à accaparer un plus gros morceau ! Un Oui combiné à un et permet de construire et de collaborer : avec le Oui, on accepte une idée ; avec le et, on y ajoute encore plus. Les acteurs d’improvisation utilisent cette méthode pour rapidement bâtir des récits fascinants. Les hommes d’affaires l’adorent lors des remue-méninges. Dans ce contexte, le Oui est un terme heureux et satisfaisant, car il suscite un sentiment de progrès.

« Le Non définitif fait avancer les choses bien plus vite qu’un Oui hésitant »

Cependant, ce phénomène se retourne contre nous lorsque surgit l’abondance. Par exemple, le Oui devient suspect au fur et à mesure que le remue-méninges se prolonge : l’interminable liste d’idées commence à devenir intimidante. Le poids du Oui se fait également ressentir lorsque les négociations tournent vers une multitude de détails complexes aux conséquences incertaines. Devant une vaste gamme de choix, comment trouver la bonne réponse par le Oui ? En effet, l’acceptation de nouveaux éléments ne contribue plus au sentiment de progrès ; au contraire, elle alourdit le fardeau. Dans ces nouvelles circonstances, le Oui déraille la prise de décision.

Ainsi, le pouvoir du Non revient à choisir par élimination. Le Non trouve sa valeur dans ces circonstances d’abondance. Lorsqu’on a une longue liste d’options, il est difficile de prendre une décision informée ; mieux vaut éliminer quelques choix d’abord. Quand les négociations se font dures, la poursuite du Oui devient insaisissable. Dans ce cas, il faut chercher les Non du camp adverse. Acceptent-ils une telle concession ? Non ? Parfait, nous connaissons désormais mieux leurs objectifs. Ce Non définitif fait avancer les choses bien plus vite qu’un Oui hésitant : il établit les éléments non-négociables, retranche les options incorrectes et éclaircit les bonnes voies à poursuivre en délimitant le cadre de choix. 

Le Non ne représente donc pas forcément la fin ; il peut tout aussi bien ouvrir de nouvelles voies. Lorsque l’objectif est d’ajouter, il faut penser avec des Oui, car ce dernier permet de construire peu à peu, brique par brique. Au contraire, lorsque l’objectif est de purger, nous avons besoin du Non qui retranche le superficiel. Ni le positif ni le négatif ne sont universellement adéquats : c’est la quantité de choix possibles dans un contexte donné qui dicte la méthode appropriée. La notion du Non comme étant strictement négatif est inexacte justement parce qu’elle ne reconnaît pas l’importance des circonstances de la prise de décision.

« Le Non ne représente donc pas forcément la fin ; il peut tout aussi bien ouvrir de nouvelles voies »

On observe ainsi un cycle de destruction créative entre le Oui et le Non. L’un bâtit, l’autre détruit. Cependant, dans un monde d’abondance, on ne peut construire sans détruire. Ce phénomène devient d’autant plus important à l’ère informatique, où la productivité dans toutes les industries confondues est à son apogée. On parle de marchés saturés comme si les opportunités n’existaient plus : il y a trop de films, trop de nourriture, trop de jeux vidéo, trop de services en ligne. Quelques géants prennent la majorité du gâteau et les autres se battent pour les miettes. Ceci n’est qu’un symptôme du Oui : continuer à ajouter jusqu’à ce que toute addition perde son sens. L’unique solution à cette problématique est d’adopter une nouvelle perspective de résolution de problème.

Et ma vie dans tout ça…?

Dans notre propre éducation, il faut se rendre compte de la place privilégiée accordée au Oui. L’heuristique du positif est intuitive et naturelle, et ses vertus sont chantées partout. Au contraire, la réflexion par le contraire n’est que très peu enseignée. Certains problèmes de logique, comme l’énigme d’Einstein, sont résolus spécifiquement à travers le processus par élimination, et même les champions d’échecs encouragent l’analyse qui part de la fin et qui remonte vers le début. Il est parfois nécessaire de renverser les problèmes et de les travailler dans le sens contraire. La perspective du Non permet ceci. À notre époque de surabondance, il faut utiliser le Non comme outil d’affirmation. Il est dangereux de percevoir l’innovation comme une addition constante de fonctionnalités. Lorsque les choix se multiplient, la confusion augmente. La méthode du Oui cesse de contribuer, et sans l’exercice du Non, nous nous trouvons au dépourvu. Il faut continuellement questionner si notre environnement reflète toujours les fondements de nos paradigmes. Nous pouvons dire Non à la philosophie de l’accumulation et explorer librement de nouvelles perspectives de réflexion. Comme Saint-Exupéry l’a si bien dit : « La perfection est atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher. »


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