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Conversation entre adultes : incursion dans les coulisses de l’Union européenne

Un retour sur la carrière du cinéaste politique Costa-Gavras et sur son dernier film, paru en 2020.

Adélia Meynard | Le Délit

On ne présente désormais plus Costa-Gavras. Considéré comme un grand maître du septième art, il est l’un des principaux instigateurs du courant du cinéma politique, vers la fin de la décennie 1960, s’exprimant à travers plusieurs films désormais cultes. On compte notamment Z (1969), racontant les événements ayant précipité le coup d’État et l’instauration de la dictature militaire des colonels en Grèce, ou bien L’Aveu, sorti l’année suivante, qui se veut une critique de l’arbitraire politique des régimes « communistes » liés à Moscou. Aujourd’hui âgé de 88 ans, Costa-Gavras n’a cessé de réaliser des longs-métrages politiquement engagés. Avec Adults in the room (titre original traduit par Conversation entre adultes), le réalisateur renoue cinématographiquement avec son pays d’origine un peu plus de 50 ans après le tournage de Z.

Un contexte contemporain

Le cinéma politique de Costa-Gavras possède cette particularité de traiter de sujets actuels, ce qui nous éloigne forcément d’une lecture historique des événements. À peu près tous les films du réalisateur sont sortis alors que les sujets dont ils traitaient étaient encore d’actualité. Conversation entre adultes nous amène en Grèce en 2015. Le pays s’est engouffré depuis quelques années dans une crise financière causée par une dette publique monstre et entraînant dans son sillage des politiques d’austérité imposées par les institutions européennes, produisant une crise sociale. Le parti de gauche Syriza est porté au pouvoir avec co­mme mandat de renégocier l’aménagement de la dette grecque avec le reste de l’Europe. Le nouveau premier ministre Alexis Tsípras nomme l’économiste Yanis Varoufakis comme ministre des Finances. Le film est d’ailleurs basé sur le livre du même nom écrit par Varoufakis dans lequel il décrit son mandat comme ministre, ce qui ajoute au film un réalisme percutant en ce qui a trait aux dialogues. Si Costa-Gavras qualifie le film de « tragédie grecque des temps modernes », le récit ne pourrait être plus réel. Chaque film de Costa-Gavras se veut une critique assumée d’un fait politique. Dans Z et État de Siège, la critique était adressée aux juntes militaires et à leurs liens avec les puissances occidentales. Dans L’Aveu, histoire vraie adaptée du livre du Tchécoslovaque Arthur London, Costa-Gavras s’attaque directement aux régimes et aux partis « communistes » satellites de l’URSS. Conversation entre adultes, quant à elle, est une critique non camouflée de l’Union européenne et de ses institutions néolibérales davantage soumises aux considérations des financiers qu’aux intérêts des populations en cause.

« Chaque film de Costa-Gavras se veut une critique assumée d’un fait politique »

Captivant et révoltant

On est, dès les premiers instants, tenu en haleine par ce vent nouveau qui semble souffler sur la Grèce avec l’élection d’un nouveau gouvernement. Le premier ministre et le ministre des Finances se présentent dans un style décontracté, prêts à mener bataille pour le peuple grec contre l’austérité qui l’asphyxie. Cependant, tout espoir est rapidement écarté à mesure que le film plonge dans les coulisses sombres du pouvoir européen. Tôt dans le film, le spectateur apprend avec stupeur que les banques allemandes et françaises, croulant sous les dettes, ont profité de la crise financière pour transférer une partie de leur dette vers celle de l’État grec. Au fil des réunions de l’Eurogroupe réunissant les ministres des finances européens, on comprend assez rapidement qu’il s’agit d’une façade. La décision de ne pas renégocier la dette a été prise en amont. Les discussions de l’Eurogroupe ne servent qu’à faire plier et chanter le gouvernement grec pour l’obliger à respecter les engagements de leurs prédécesseurs. À l’aide de menaces d’exclusion de la zone euro et de chantage médiatique, l’Europe néolibérale est bien déterminée à imposer l’austérité à la population grecque. Malgré l’aspect impressionnant des grands bâtiments transparents de l’Union européenne, symbole d’unité, où se déroulent les rencontres constituant la trame principale du film, la teneur des discussions entre ministres dans des salles sombres tient plus de l’opacité. Aucun procès-verbal n’est tenu, et l’Eurogroupe, chargé de prendre d’importantes décisions, n’a aucune existence légale. Costa-Gavras a brillamment mis en scène la dichotomie et les contradictions de l’Union européenne à travers les lieux où se déroulent les rencontres.

Un peuple réduit au silence

Malgré un référendum où le peuple grec réclame que ne soit pas signé le protocole d’entente poursuivant la politique d’austérité, le premier ministre Alexis Tsípras décide finalement d’adhérer à l’entente menant à la démission de Yanis Varoufakis. Costa-Gavras signe la fin de son film par une habile mise en scène dans laquelle tous les leaders européens font littéralement valser le premier ministre grec. Varoufakis se faisait le représentant de la population, et sa défaite est avant tout celle du peuple grec. Le film se termine ainsi comme une tragédie. Le héros est vaincu. Ici, le peuple de Grèce est vaincu. S’il est réduit au silence, il survit malgré tout.


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