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La philosophie comme mode de vie

Pierre Hadot et l’authenticité de la philosophie vécue.

Nour Mabkhout | Le Délit

Quelle est la mission de la philosophie en tant que discipline ? C’est à cette question fondamentale que le philosophe français Pierre Hadot tente de répondre dans son livre, Qu’est-ce que la philosophie antique ?

La thèse principale de Hadot est que la philosophie antique, qui est à ses yeux la philosophie authentique puisque c’est la philosophie originale, est d’abord et avant tout le choix d’un mode de vie destiné à atteindre la sagesse. Ce choix de mode de vie est plus important que les conceptions théoriques qui l’accompagnent, car ces conceptions ont pour but premier de justifier ledit choix. La façon dont Hadot conçoit la philosophie est radicale, car elle implique que la théorie philosophique seule, peu importe sa qualité, ne puisse jamais être de la philosophie authentique. Toutefois, même si Hadot donne la priorité au choix du mode de vie philosophique, il croit aussi que faire un choix de vie qui ne serait appuyé sur aucune conception philosophique théorique ne pourrait pas être considéré comme de la philosophie authentique.

Pour comprendre de manière plus intuitive le caractère radical de la position de Hadot, considérons une personne végétalienne. Si le choix de mode de vie de cette personne est motivé par des considérations éthiques définies, elle mériterait alors d’être appelée « philosophe », davantage qu’un professeur de philosophie qui connaîtrait tout sur les différentes doctrines philosophiques, mais qui mènerait un mode de vie sans mesures particulières destinées à atteindre la sagesse.

Les écoles philosophiques, d’hier à aujourd’hui

En effet, la philosophie scolaire occidentale contemporaine est le contre-exemple type contre lequel Hadot érige son idéal de philosophie comme mode de vie. La différence entre la philosophie scolaire actuelle et la philosophie antique se ressent beaucoup dans l’expérience du novice qui veut s’initier à la philosophie, selon Hadot : « C’est le hasard qui décidera si [l’élève de philosophie contemporain] rencontre un professeur appartenant à “l’école” phénoménologique ou existentialiste ou déconstructionniste ou structuraliste ou marxiste. Peut-être adhérera-t-il un jour intellectuellement à l’un de ces ismes. Quoi qu’il en soit, il s’agira d’une adhésion intellectuelle, qui n’engagera pas sa manière de vivre, sauf peut-être dans le cas du marxisme. Pour nous autres modernes, la notion d’école philosophique évoque uniquement l’idée d’une tendance doctrinale, d’une position théorique. »

Dans l’Antiquité, au contraire, c’est en fonction du mode de vie pratiqué dans chaque école philosophique que l’étudiant décide des cours auxquels assister – et ultimement, de l’école à laquelle adhérer. Dans son œuvre, Hadot revient sur chacun des modes de vie qui étaient pratiqués dans les principales écoles de philosophie antique : l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Jardin d’Épicure et la Stoa de Zénon, ainsi que ceux pratiqués dans les courants philosophiques moins populaires de l’époque, le cynisme et le scepticisme. Le point commun de tous ces modes de vie est leur but – ce but même de la philosophie selon Hadot : vivre en tendant le plus possible vers la sagesse. Résumer tous ces modes de vie ne répondrait pas à l’objectif de cet article, mais il peut être tout de même pertinent d’utiliser l’exemple du mode de vie cynique pour illustrer la manière dont Hadot conçoit la priorité du mode de vie sur la théorie philosophique.

Le point commun de tous ces modes de vie est leur but – ce but même de la philosophie selon Hadot : vivre en tendant le plus possible vers la sagesse

Diogène le cynique, de loin la figure la plus connue de ce mouvement, aurait été décrit par Platon comme un « Socrate devenu fou ». Cette description frappante provient du fait que Diogène vit un mode de vie hors de l’ordinaire, autant pour les non-philosophes que pour les autres philosophes : il vit au jour le jour, sans toit, il méprise l’argent et ne recherche aucune position stable dans la Cité. Il lui arrive même de se masturber en public. Quand il fait très froid, il reste dehors, déterminé à braver une telle épreuve. Bref, Diogène ne se préoccupe absolument pas des normes sociales qui règnent autour de lui.

À première vue, on pourrait penser que Diogène n’est en effet qu’un Socrate fou, et donc considérer qu’il n’est pas digne d’une attention philosophique. Pourtant, Hadot fait valoir que son mode de vie radical est éminemment philosophique. En effet, la philosophie cynique est basée sur la notion théorique selon laquelle « l’état de nature », que l’on reconnaît chez les animaux ou les enfants, est supérieur aux « conventions » de la civilisation. Ainsi, sans cesse défier les conventions permet au cynique de vivre selon son état de nature et de développer une indépendance et une force de caractère extraordinaires. Cette indépendance est synonyme de liberté et de sagesse pour lui. Endurer la faim et les intempéries est ainsi un exercice spirituel pour les cyniques, qui recherchent la tranquillité d’une âme pouvant s’adapter à toutes les circonstances.

Le cas des cyniques est très révélateur pour la conception philosophique de Hadot, et ce, pour deux raisons. D’abord, ce cas démontre que, sans théorie soutenant le mode de vie cynique, celui-ci n’aurait rien de philosophique. Ensuite, il révèle que l’on peut vivre un mode de vie philosophique basé sur une théorie simple et très minimale. Ainsi, l’exemple des cyniques soutient la thèse de Hadot selon laquelle la philosophie antique est d’abord et avant tout un mode de vie orienté vers la sagesse.

Hadot fait aussi valoir que certaines écoles antiques aux dogmes très différents proposent toutefois les mêmes exercices spirituels à leurs disciples, ce qui porte à croire à la primauté du mode de vie sur la théorie. Par exemple, les stoïciens et les épicuriens, bien qu’ils valorisent deux notions différentes en tant que valeur suprême (l’intention morale et le plaisir), vont tous deux recommander à leurs disciples de vivre chaque jour comme si c’était leur dernier.

La plus grande différence entre les écoles antiques et contemporaines est l’aspect communautaire et ascétique du mode de vie des premières. En effet, les écoles antiques ont plus en commun avec les monastères chrétiens qu’avec les écoles contemporaines : les élèves et les maîtres de l’Antiquité vivent ensemble chaque jour, mangent ensemble, apprennent ensemble et font leurs exercices spirituels ensemble dans l’espoir de contrôler leurs passions et de se rapprocher de la sagesse. Dans un climat autant axé vers le mode de vie philosophique quotidien, il n’est pas surprenant que celui-ci soit plus important que la théorie quand vient le temps pour les étudiants de choisir l’école dans laquelle ils vivront leur apprentissage ou même la majeure partie de leur vie.

Le christianisme et la philosophie théorique

Si l’on accepte la thèse de Hadot et que l’on considère la philosophie authentique comme un mode de vie vers la sagesse, deux questions importantes demeurent : comment cette conception de la philosophie s’est-elle autant marginalisée avec le temps et, néanmoins, pourquoi perdure-t-elle ?

Pour Hadot, il n’y a pas d’hésitation quant à la cause du déclin de la philosophie antique telle qu’il la conçoit : la montée en puissance du christianisme en est le facteur premier. Il en est ainsi parce que le christianisme s’est d’abord présenté comme une philosophie aussi, c’est-à-dire comme un mode de vie basé sur une conception théorique, la théologie. Toutefois, la domination du christianisme crée une diffusion du mode de vie chrétien, qui vient à ne plus être considéré comme une philosophie, mais plutôt comme le mode de vie capable de sauver notre âme. À partir du 3e siècle, seul le néoplatonisme (que l’on peut considérer comme une fusion du platonisme et de l’aristotélisme) subsiste en tant qu’école philosophique. Or, le discours néoplatonicien sera utilisé par les Pères de l’Église afin de développer la théologie chrétienne. C’est à ce moment-là que la philosophie, qui fut un mode de vie vers la sagesse, devient plutôt l’esclave de la théologie. Les modes de vie antiques sont dès lors perçus comme superflus, maintenant que la philosophie révélée (le christianisme) propose le seul mode de vie salvateur. Ainsi, seul le discours philosophique théorique est maintenu.

Ce que Hadot déplore de la philosophie scolaire contemporaine, c’est qu’elle a comme unique but d’informer ses élèves, tandis que la philosophie antique telle qu’il la conçoit avait plutôt pour but de les former en tant que personnes sages et même de les transformer via leurs habitudes de vie

Au Moyen Âge, la création des universités et la diffusion des textes traduits d’Aristote renforcent l’aspect purement théorique de la philosophie. « La philosophie » devient synonyme de la théorie aristotélicienne, tandis que le métier de professeur de philosophie devient celui de commenter les œuvres d’Aristote et de résoudre les problèmes d’interprétation qui en découlent. Cette conception de la philosophie, la scolastique, est l’ancêtre de celle qui domine dans les universités aujourd’hui, c’est-à-dire la conception de la philosophie comme un système de connaissances. Selon Hadot, une autre grande vague dans ce sens a été l’idéalisme allemand : « La domination de l’idéalisme sur toute la philosophie universitaire, depuis Hegel jusqu’à l’avènement de l’existentialisme, puis la vogue du structuralisme, ont contribué largement à répandre l’idée selon laquelle il n’y a de vraie philosophie que théorique et systématique. »

La résurgence intermittente de la conception antique

Même si l’enseignement de la philosophie occidentale devient purement théorique avec le christianisme, Hadot nomme plusieurs exemples de penseurs qui ont ressuscité la conception antique de la philosophie pendant l’ère chrétienne. Entre autres, au 14e siècle, le poète Pétrarque rejette l’idée d’une éthique purement théorique après avoir remarqué que lire et commenter les traités d’Aristote n’avait pas fait de lui une meilleure personne. Il écrit alors une formule qui est tout à fait alignée avec ce que Hadot revendique : « Il est plus important de vouloir le bien que de connaître la vérité. »

Les autres exemples de philosophes restituant la conception antique de la philosophie que donnent Hadot comprennent Érasme, Montaigne, Kant, Wittgenstein et bien d’autres. Toutefois, la philosophie scolaire, elle, semble vouée à continuer sur sa voie théorique.

Qu’en est-il de la philosophie antique de nos jours ?

Ce que Hadot déplore de la philosophie scolaire contemporaine, c’est qu’elle a comme unique but d’informer ses élèves, tandis que la philosophie antique telle qu’il la conçoit avait plutôt pour but de les former en tant que personnes sages et même de les transformer via leurs habitudes de vie. Malgré la disparition de la conception antique dans l’enseignement, Hadot considère que la présence de penseurs comme Kant et Wittgenstein donne espoir quant à la possible réactualisation de la philosophie antique de nos jours. Mais pourquoi donc survit cette conception de la philosophie, telle un village d’irréductibles Gaulois ?

La réponse que nous fournit Hadot va droit au but : c’est parce que les modes de vie des écoles philosophiques antiques correspondent à des attitudes permanentes et fondamentales qui s’imposent à tout être humain lorsqu’il recherche la sagesse. Hadot remarque par exemple, en faisant appel à la philosophie comparée, que plusieurs sages chinois présentent des pratiques et des attitudes semblables à celles des stoïciens. Autrement dit, peu importe l’endroit ou l’époque où nous vivons, Hadot considère que tant que nous aurons le désir de devenir sages, nous nous efforcerons d’abord de modifier notre mode de vie afin de devenir davantage maîtres de nous-mêmes, plus vertueux, cela avant même d’entreprendre une recherche de la vérité.


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