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Je vous hais autant que je me hais

Béatrice Malleret | Le Délit

6 : 53

J’ai avalé une feuille jaune. 

Elle est entrée en moi comme si c’était elle qui m’avalait, comme si c’était dans mon ventre que l’automne se passait, comme si c’était sous mes reins que les feuilles mortes allaient se réfugier pour craquer, pour pourrir lorsqu’il n’y a plus personne, personne pour frissonner au coin des rues Mont-Royal/Saint-Denis, il n’y a que moi qui accélère le pas, j’ai un plan, une to do list d’adulte et ça avance pas assez vite, j’ai besoin d’aller au Port de tête pour y lancer mon ancre, mon encre qui coule comme mon rhume en cette mi-session, je n’ai pas le temps,  je suis en mi-existence ; excusez-moi madame je suis étudiant en littérature et je cherche un livre pour mon cours, oui c’est cette prof-là, aucun problème je vais attendre sur la berge, sur le quai, sur le large, je regarderai les pages d’algue usagées et les couvertures coquillages, compter les chefs‑d’œuvre, compter les grains de sable qui ne servent à rien,  comme un jeu, parce que c’est juste pour rire, puis voir émerger de l’écume une vague de feuilles qui s’échoue comme un visage beige sans photo, j’effleure le rouge crevé de ses contours, les doux traits de ses pages qui sont doux pour rien, comme la douleur de cette voix qui est triste pour rien ; ici devant moi l’absolu incorruptible auquel j’aspire en cachette : NRF Gallimard, voilà la voix du refusé des refusés qui murmure l’équivoque qui me pousse à m’en saisir, d’un coup, le cœur serré et le nez bouché. 

22 : 34

Il n’y a pas d’avenir dans les biblios.

J’aimerais mieux investir dans mes lectures, construire un pipeline pour mes sinus, que ma maladie s’y déverse, j’aimerais recycler ma procrastination, en faire des cochonneries du monde adulte, juste pour rire, juste pour dire que j’ai perdu mon temps et ma soi-disant pureté dans du charme qui est plutôt veule, plutôt hypocrite, non, ça suffit, moi j’en ai assez, j’avais comme juste envie de rire, mais voilà j’ai les mains pleines d’images et j’ai la littérature qui coule partout, je me sens sale pour vrai, mais oui ça va aller, moi je suis pas dans les tripes incestueux, j’haïs tout ça pour vrai, je comprends rien, c’est pas fait pour être compris elle m’a dit, c’est fait pour être ressentit elle a dit en riant comme si c’était évident, comme si tous ces maudits paradoxes étaient évidents, comme si c’était évident que branle-basser est un néologisme pour dire « se suicider », j’avais rien compris moi, j’avais juste compris qu’apparemment on ne vient pas au monde en naissant, non, c’est des années plus tard, quand on prend conscience d’être, quand on prend conscience d’être dans sa chambre en train de se souiller de perte de temps, je ressemble à rien, je ressemble à du vide, je suis rempli de points de suspension, on meurt pas en mourant, on meurt quand on sort de la lune, quand on sort de l’enfance, quand je sors ma tête du maudit livre que j’ai trouvé dans la marina des littéraires, au dernier frontispice écrit au crayon mine par une main d’adulte : « Moi aussi Mille Milles, un jour j’aurai le courage de me branle-basser », avec certains passages soulignés comme une corde qui tire les mots vers ma poitrine et qui se lisent dans la crasse de mon âme, clairement le prétendu Mille Milles ne s’est pas rendu à la fin, il ne sait pas qui se noie sur la dernière page, ni pourquoi le sommeil tue le temps, ni d’où vient le rouge qui gicle du livre à mes yeux fatigués et qui vient se confondre avec le rouge des feuilles qui se pendent, les feuilles de lecture, les feuilles d’examens, les feuilles de créations qui tombent à plat sur mon moral, là où c’est mou, j’ai des livres qui papillonnent derrière mes paupières bombées, je sais pu où les mettre, mes tablettes aussi sont tombées, ça coûte cher en feuilles, mais moi j’investis mes livres ailleurs.

6 : 02

Je suis fatigué de naître.

Comme une hostie de comique, ma chambre aussi s’est effondrée en un gros tas de feuilles, c’est désormais mon grand vaisseau d’or et moi je navigue sur l’aurore taillée par une nuit passée à vomir ma fatigue d’adulte, ben oui tu vas aller loin dans la vie, tellement loin que tu vas foncer tout droit dans ton mur, dans le panneau, mais sans pouvoir réellement trébucher dans l’osti de front d’Émile Nelligan, celui qui est affiché sur ton mur et sur lequel la lumière sue et éclaire le pays de ma solitude, mon écriture qui remplit le vide d’un jaune mouvant, crasseux, il y a du jaune partout et à toute vitesse, l’impureté se répand dans la moiteur des parfums, j’ai peur que la sexualité revole partout et m’englobe, mais comment comprendre ce qui m’englobe ; la mer englobe le poisson, le poisson ne voit pas la mer qui l’englobe, on ne voit pas ce en quoi on nage, pourtant je me nettoie du monde littéraire, je me lave la vaisselle, je me lave les vêtements, je me lave les mains et essuie mes pieds sur mon enfance, c’est quoi ça, ça ne me ressemble pas, qu’est-ce qui me ressemble ; c’est moi comme on dit voilà une chaise, voilà moi, voilà un osti de personnage ducharmien, les salauds ! les salissants ! je fais mon petit Ducharme, je suis fatigué comme celui qui ne s’est jamais branle-bassé, comme celui qui dit sans gêne qu’il est contre l’amour, mais serre trop fort la vie dans ses bras, contre l’automne, contre votre fun à lire de la littérature québécoise, celui qui peut-être a survécu en faisant sa petite Bérénice, hostie je comprends rien pis de toute façon Réjean Ducharme il a jamais existé, il vous le dira, sinon ça serait sa photo sur le livre pis sur mon mur, c’est la dernière fois que je me laisse avoir, je ne veux plus jouer, mais j’ai comme envie de rire une dernière fois, une fois de trop, mais voilà le soleil qui vient déjà crever ma pensée, le jour est jaune et je suis déjà pu ce que j’étais hier. 


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