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Étrangers

Béatrice Malleret | Le Délit

« Aujourd’hui, Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas ». Tout ce que je sais, c’est qu’elle était autrefois magnifique. Un vrai joyau parmi ses pairs. De l’émeraude au saphir, les couleurs lui allaient si bien. Sur son chemin, tout le monde la regardait, l’épiait et la vénérait. Mais les hommes eurent raison d’elle. Tant leur regard lubrique et sordide s’affermissait sur son unique silhouette, leurs dents s’acéraient dans leur sale gueule prête à consommer le fruit d’une beauté inestimable. Ces hommes furent comme des hyènes, à piailler, japper et geindre lorsque leur souhait n’était pas accordé. Je me rappelle encore la bave qui coulait, abondamment, telle une cascade, de leurs babines, tant l’avidité et l’appât du gain les attrayaient lorsqu’ils la contemplaient. Ils étaient tous minables, mais Maman les approuvait les uns après les autres. Je n’ai jamais compris pourquoi et je ne le comprendrai jamais. Ces sourires trompeurs, lorsqu’ils la faisaient tourner pour le dernier tango de la soirée, me dégoutaient. Je savais, tant bien que mal, qu’ils finiraient tous par la mettre à nue, en déchiquetant sa robe arrangée aux couleurs des saisons à l’aide de leurs mains rustres et de leurs crocs ensanglantés. Son silence glacial et mortifiant cadençait la dégradation de son corps sublime. Ces belles toisons qui dissimulaient ses parties les plus intimes se déracinaient pour la bonne satisfaction de ces hommes répugnants. Les seules plaintes que je perçus, ses moments de faiblesse, étaient des sanglots, parfois déchaînés, d’autres fois familiers. Après le festin, seul un être grisâtre se présenta devant moi, et ses pleurs étaient tels que j’eusse pu m’y noyer. 

« Aujourd’hui Maman est morte ». Ou était-ce l’année dernière ? Je ne sais point. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’auprès d’elle, j’avais le sentiment d’être ridicule, minable, un microbe en soi. C’était peut-être sa personnalité écrasante, puisque nul ne lui arrivait à la cheville. Néanmoins, on ne pouvait que lui pardonner cette grandeur parce qu’elle était généreuse et d’une bonté jamais égalée. Moi qui lui demandais sans cesse : « pourquoi donnes-tu tes richesses à des personnes sans foi ni loi ? Ne peux-tu voir qu’ils profitent de toi, qu’ils t’utilisent ? », elle me répondait chaque fois qu’il en était ainsi et qu’elle ne pouvait se résigner à donner à certains et non à d’autres  : c’était une question de justice. L’Homme dévora à pleines dents les richesses intarissables jusqu’à réaliser l’irréalisable, éprouvant le moindre petit carat. Cet Homme, qui, comme un irritable ivrogne revenant au foyer pour trouver la moindre pièce lui permettant d’étouffer à nouveau sa conscience, la fouillait dans chaque recoin de son être, prétendant que, si ses richesses n’étaient plus dans sa poche habituelle, c’est qu’elle les cachait dans une autre. « Je sais qu’Elle les planque quelque part ! » mugissait-il, tel un gamin gâté. « Question de justice », mon cul. Maman, c’était une chasse au trésor dans laquelle le bambin qui découvrait le pactole le gardait pour lui seul. Parfois, s’il était sympa, il le partageait un peu avec ces copains égoïstes. Et, comme d’habitude, puisque Maman était minable et prévisible en chasse au trésor, les mêmes gamins retrouvaient toujours ses fameux trésors cachés au même endroit. Tellement sotte qu’elle ne remarquait point la supercherie de cette bande d’idiots. Tellement naïve qu’elle souriait lorsque l’Homme la rhabillait avec cette inédite robe de plastique un fois sa besogne éthylique terminée. 

« Aujourd’hui Maman est morte ». À vrai dire, il est probable qu’elle soit morte depuis bien longtemps. Des années, ou bien des décennies, peut-être même plus. Je ne m’en rappelle plus. Ce dont je me rappelle, en revanche, est son prénom. Elle s’appelait Gaïa. C’est un prénom qu’elle portait fort bien. Enfin, ce n’est pas qu’elle le portait fort bien, mais plutôt que ce prénom lui était destiné. Si une personne pouvait le porter, c’était elle. Une déesse, voilà ce qu’elle était. Mais, malgré son immortalité, l’Homme eut raison d’elle. L’Homme n’était pas le seul coupable de ce déicide. Même ce cher dieu de la guerre, Mars, ne pouvait s’enrayer de la guetter dans l’ombre qu’elle projetait, tant sa splendeur parcourait aussi bien l’Olympe que le Cosmos. Maman ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, elle, belle, unique en son genre et seule à nous choyer. Comment ne pas concevoir la jalousie d’autrui ? Et quelle jalousie ! Véhément au plus haut point, ce cher dieu ne pouvait qu’éveiller le sentiment guerrier de ces nourrissons, s’étranglant sur ses seins dès les premiers allaitements. Seul motif de cette violence : boire par-dessus tout contentement. Il a réussi son coup, le saligaud ! Maintenant, même lui, cet immonde dieu, allèche les regards de cet Homme putride, se tenant fièrement sur le tombeau de ma mère flétrie. Quelle ironie ! Il ne comprend pas ce qu’il convoite, il ne perd rien pour attendre. Qu’il parte rejoindre son nouvel amant pour qu’il puisse reproduire les mêmes atrocités. Moi, je m’en vais mourir avec ma Terre, ma Mère. 


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