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La technique moderne

Retour sur une conférence portant sur Martin Heidegger et l’intelligence artificielle.

Prune Engérant | Le Délit

Entre la Déclaration de Montréal et les avancées de la dernière caméra IA de pointe, il n’y a pas de doute sur le développement, et surtout l’ubiquité, de l’intelligence artificielle. L’intelligence artificielle est devenue un buzzword auquel nul n’échappe. En effet, celle-ci a des implications partout : en informatique évidemment, mais aussi en politique, en éthique, en biologie… La phénoménologie fait également partie de ces implications, comme a su le démontrer l’évènement du jeudi 13 décembre qui s’est tenu au pavillon Jean-Brillant de l’Université de Montréal. Animée par la doctorante en science politique Anne Boily, la présentation intitulée « Enjeux de l’intelligence artificielle à la lumière de la philosophie de la technologie de Martin Heidegger » a eu lieu dans le cadre du séminaire « Essais et hypothèses ». Organisé par le Centre canadien d’études allemandes et européennes, l’évènement présentait les liens entre le développement rapide de l’IA et ses conséquences phénoménologiques.

En effet, comme son titre l’indique, le fil conducteur de la discussion fut l’étude de l’IA à travers certains concepts de la philosophie de la technologie de Heidegger. Notons d’ailleurs que le terme de « technologie » a été pas mal discuté, puisqu’il s’agirait d’une déformation du concept, ce dernier étant bien mieux rendu en français par le terme « technique ». Pour en saisir l’ampleur, rappelons tout d’abord les fondements de la philosophie de la technologie de Heidegger. Dans « La Question de la Technique » – premier texte du recueil des Essais et conférences paru en 1954 -, Heidegger replace la technologie dans un cheminement historique débutant dans la Grèce antique à partir de l’étymologie du mot « technologie ». Écrit en grec ancien τέχνη, signifiant art et technique, Heidegger désigne par ce mot le dévoilement de l’être et du monde à travers le savoir-faire de l’artisan. En revanche, la technologie moderne se rapporte plutôt à un « encadrement » ou à un « saisissement » de l’être et du monde par les mathématiques et la physique. À ce sujet, Heidegger critique sévèrement la prétention moderne à pouvoir rendre compte d’un monde devenu parfaitement quantifiable et qui se veut traduisible en termes « objectifs » et « scientifiques ».

Ainsi, contrairement à ce qui est souvent dit à son sujet, Heidegger est l’un des premiers critiques sérieux de la notion de « totalitarisme ».

Pareille critique nous mène à un autre concept important liant la philosophie de Heidegger à l’IA : le Gestell qui désigne, en quelque sorte, cet encadrement lui-même. Il s’agit d’un mot difficile à traduire en français. Il est souvent traduit par « Dispositif » et il se fait généralement traduire en anglais par « enframing » ou « positionality ». Ce Gestell devient un phénomène du monde consistant d’une part au rassemblement de certaines entités, et d’autre part à leur attribution à une place définie dans le fonctionnement schématique du monde. Dans le Gestell, chaque être devient un « moyen », un « Fonds », une « ressource » qui est exploitée d’une façon déterminée par le Dispositif, et le monde se fait dorénavant le simple « inventaire » de ces entités instrumentalisées, c’est-à-dire les êtres. C’est justement cela que Heidegger dénonce dans la technologie moderne. Heidegger associera le développement de la technique et du Dispositif aux sociétés totalitaires, qu’il soit question du fascisme nazi, du communisme bolchevique ou encore du capitalisme libéral. Ainsi, contrairement à ce qui est souvent dit à son sujet, Heidegger est l’un des premiers critiques sérieux de la notion de « totalitarisme ». Au Gestell limitatif, Anne Boily a opposé la notion heideggérienne du Gelassenheit, le « laisser-être », ou « releasement », en anglais. D’aucuns le traduisent plutôt par « sérénité ». Il s’agit d’un mot emprunté au mysticisme allemand, qui désigne un peu l’abandon, la soumission à la volonté divine. Chez Heidegger, il désigne plutôt une sorte d’abandon à l’imprévisibilité, le délaissement de tout ce qui est déterminé, calculable et prévisible. Il est aussi mis en relation avec une éducation « herméneutique », qui soulève à chaque instant le questionnement, et qui, en réalité, encourage surtout la réflexion.

À cet égard, ces deux notions, le Gestell et le Gelassenheit, s’interrogent mutuellement dans trois considérations plus particulières sur l’IA. La première est l’idée de programmer le sens commun, qui est une des nombreuses motivations de l’IA. Ceci est explicable par le fait que du moment où l’on suppose possible la réduction du sens commun à un algorithme, ou du moins à une certaine formalisation, on entre dans le cadre du Gestell qui se fait système totalitaire et globalisant : on restreint une compétence pratique et imprévisible à une base de données tout simplement immense. La deuxième idée est la distinction entre l’humain et la machine, qui, peu à peu, risque de s’estomper avec les avancées de l’IA. Lorsque l’on considère la technologie moderne (comme l’entend Heidegger), on voit la technologie et la physique comme vérités de l’être, et la Nature devient une force calculable à l’avance. Cela s’oppose en tout point au Gelassenheit, qui dénonce la « machinisation » de l’être et qui, justement, essaie coûte que coûte, de préserver cet élément de l’automatique ou de l’algorithmique. Finalement, c’est dans le principe de l’efficacité que l’on aboutit à la critique de ce que Heidegger considère être l’ « esthétisation » de la technologie : on cherche à la rendre aussi « facile », aussi limpide et pratique que possible. En conséquence de quoi, à travers la technologie, c’est l’être que nous réduisons à une fin pratique, nous ramenant ainsi au Gestell. Une technologie efficace, ainsi, est telle lorsque nous ne nous posons plus de questions, lorsqu’un algorithme s’exécute sans aucun « doute » – et, encore une fois, nous éloigne du Gelassenheit.

En revanche, cette opposition entre le Gelassenheit et le Gestell est loin d’être atteinte en IA. Les avancées, bien que nombreuses, ne sont pas encore, en mesure de chambouler notre conception de l’être tel que nous le fait percevoir présentement la science. Dans la technologie moderne, il y a, en effet, cette ambition intellectuelle grandiose de réussir à « calculer » l’être humain et à le cerner par des algorithmes toujours perfectibles. Pourtant, la part du « non-programmable » est toujours suffisamment importante pour que la part du Gelassenheit ne puisse disparaître.

Livres de Heidegger concernant la technique :

1- Les chemins qui ne mènent nulle part
2- Essais et conférences
3- Essence de la vérité
4- Apports à la philosophie
5- La Dévastation et l’attente

 


 

L’outil est convivial dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun en fait n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme pour avoir le droit de s’en servir ; on peut le prendre ou non. Entre l’homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité. IVAN ILLICH


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