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La Tragédie de la culture

La pensée de Georg Simmel nous aide à penser l’«appropriation culturelle ». 

Prune Engérant | Le Délit

Le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel publia Le concept et la tragédie de la culture en 1911. Il y était question — vous l’aurez deviné — de culture. Pourtant, le sujet qu’il aborde et le traitement lui étant propre résonnent encore aujourd’hui dans nos cœurs d’une bien sombre manière. Malgré la perception dont nous nous refusons la vue, les mots de Simmel au sujet de la nature de la culture sont autant de routes pour nous permettre de retrouver le phénomène originel. Alors que l’«appropriation culturelle » fait abondamment les unes depuis quelques années, qu’elle mobilise bien des énergies, comprend-t-elle les nécessités qui sont le propre de la culture ? 

La culture

L’«appropriation culturelle », dans sa forme à l’américaine, clame une propriété historique liée à certaines pratiques culturelles. Chez ceux et celles pour qui le concept est le porte-étendard de l’accusation morale, le spectre de compréhension du concept demeure pourtant assez large. Certains diront que toute forme culturelle n’appartient qu’à telle communauté que l’on voudrait bien catégoriser en tant que source de la pratique. D’autres, quant à eux, prétendront qu’un membre non issu de ladite communauté peut bien en parler, produire une œuvre d’art, pour autant qu’il soit sensible et à l’écoute de la situation politique, souvent affreusement discriminante, de ses membres. Qu’en est-il ?

Si l’on en croît Simmel et ce qu’il peut nous apprendre sur la nature de la culture, l’«appropriation culturelle » se méprend sur ce qu’est la culture. « La culture, nous dit le philosophe allemand, c’est le chemin qui va de l’unité close à l’unité déployée, en passant par le déploiement de la multiplicité» ; c’est la rencontre de deux éléments qui ne se contiennent ni l’un ni l’autre : l’esprit subjectif et les créations de l’esprit objectif. En ce sens, tant les mots que les pratiques ne sont pas les rouages mécaniques d’une horloge. Croire le contraire en revient à croire à un délire idéaliste. La vie a cela de tragique qu’elle est un flux toujours mouvant et ne peut s’immobiliser autour d’un être immuable, mais l’intellect humain est essentiellement faiseur d’ordre… Il raidit les choses, les fige en des moments courts. Considérer la récupération d’une œuvre en tant qu’«appropriation culturelle » procède de cette conception figée de la culture. 

La culture ne peut exister en tant que pur contenu objectif. Elle doit être reçue. Voilà sa manière, le pourquoi l’amenant à s’étendre. Un individu écoutant au 99,5 FM le Trio pour piano et cordes nº 2 de Schubert ne peut qu’intégrer en lui-même les valeurs culturelles de l’œuvre sans pour autant « les laisser subsister en tant que simples valeurs objectives ». 

La culture ne peut exister en tant que pur contenu objectif

L’individu fait sienne une œuvre et la récupère à partir de sa subjectivité propre. Il réinvestira lui-même cette récupération et sa subjectivité dans d’autres œuvres d’art qu’il aura conçues ou encore portera-t-il un autre regard sur quelques œuvres à la lumière de certaines autres. La logique non-linéaire à laquelle obéit la culture est bien souvent ce qui en fait toute sa beauté. Elle en est son mouvement. 

La tragédie de la culture

Georg Simmel nomme ce mouvement la « tragédie de la culture ». La culture passe par un développement prédéterminé où « forces d’anéantissement dirigées contre une essence jaillissent précisément des couches les plus profondes de cette essence ». La culture vit et meurt à la fois. Elle se crée et se détruit dans ses mêmes formes. La passion dont je peux vouloir l’expression contient en elle-même, dans sa manière, l’horizon de son appauvrissement. Nous pourrions en quelque sorte parler d’une entropie de la culture. La subjectivité pure et l’objectivité pure sont deux pôles contraires s’organisant comme un équilibre instable en constante tension. La pratique culturelle obéit elle aussi à cette logique ; elle se dynamise d’une forme et d’un contenu, d’une objectivité et d’une subjectivité, d’une proximité et d’une distance. 

La culture est une tragédie annoncée en cela qu’elle n’est souvent pas la concrétisation de notre volonté. Supposons que même si nous voulions du plus profond de nous-mêmes transmettre l’impression que la mer furieuse eut sur nous, ou encore la discrimination dont nous sommes les sujets et, de bonne foi, supposons encore que notre œuvre d’art réponde à notre sentiment, nous ne pourrions tout de même pas nous attendre à ce qu’elle soit reçue et interprétée telle que l’on la destinait. Nous façonnons selon nos propres exigences et ne réceptionnons et interprétons que selon les nôtres également. Une fois l’œuvre créée, « nous ne sommes absolument plus maîtres des créations particulières qu’[elles] vont donner ». La « tragédie de la culture » suppose des résistances pour lesquelles nous ne pouvons rien. Coup de paradoxe, les œuvres d’art, nous dit Simmel, « deviennent [étrangères] à leur origine comme à leur fin ». En ce sens, l’«appropriation culturelle » se méprend sur la manière dont on peut concevoir les rapports tragiques entre les différents sujets et objets d’une culture.

La « tragédie de la culture » suppose des résistances pour lesquelles nous ne pouvons rien

Tragédie créatrice

Pourtant, nous pourrions comprendre cette tragédie de manière positive, un peu comme une « interprétation créatrice », dirait Henri Bergson. Nous pourrions citer à notre compte un certain nombre d’exemples de récupération qui ont su se faire forces de création. En 2009, la rappeuse québécoise d’origine haïtienne Jenny Salgado (J.Kyll) récita le poème Speak White écrit quelques 35 ans auparavant. Le poème de Michèle Lalonde traitait originellement de la discrimination dont étaient victimes (et sont encore dans une certaine mesure) les Canadiens-français. Ou encore, mentionnons l’exemple de Rabindranath Tagore. Le poète indien, détenteur du prix Nobel de littérature de 1913, se disait « fier de [son] humanité quand [il] peut reconnaître et apprécier les poètes et les artistes de pays autres que le [sien]». Ses mots résonnent à notre époque comme d’improbables secousses d’un autre temps : « Qu’on me laisse goûter cette joie sans mélange de savoir que sont miennes toutes les grandes gloires de l’humanité. » Et ce, peu importe la provenance des individus, disait-il. Il fut lui aussi le sujet de récupérations. Maintenant, cet autre exemple : Van Gogh, gloire humaine, n’est pas pensable sans la récupération qu’il fit des estampes japonaises. Dans la même lignée, exemple supplémentaire : les chants d’esclaves noirs de la période esclavagiste américaine sont issus des textes bibliques chrétiens. À notre époque torturée, finalement un dernier : dans des camps de réfugiés en Jordanie, des réfugiés syriens ont présenté Les Troyennes d’Euripide afin de communier entre eux et exhiber au monde leur malheur. La tragédie grecque contenait la puissance interpellatrice qui faisait le génie des Grecs : sa profonde et immense humanité. Rien de mieux pour l’universel. Que retenir de ces exemples assez divers ? Assurément, ce qui nous apparaît important pour Simmel en ce qui concerne la signification d’une œuvre d’art, c’est son degré de vitalité. L’œuvre d’art doit être « un enrichissement absolu de l’existence, un accroissement de sa valeur ». Qu’importe donc qu’elle soit récupérée.

Ces exemples sont fort éclairants. L’œuvre d’art est impropre à la division du travail. Il n’y aurait pas le donneur de sens et le récepteur passif de ce sens. Tous participent du même ensemble créateur. C’est une incommensurabilité à laquelle les grandes cultures n’échappent pas. Le nombre de productions culturelles est si grand que nous nous trouvons un peu sous le front d’un omnia habentes, nihil possidentes, ceux qui ont tout ne possèdent rien. L’œuvre d’art s’autonomise au gré des réceptions qui se réinvestissent elles-mêmes dans ce que l’on peut en dire. Suivant Simmel, considérer certaines choses comme tenant de l’«appropriation culturelle » en revient à nier la nature même de la culture. Une lecture de Simmel nous apprend à accepter ce que nous ne pouvons changer et à créer.


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