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« Allez‑y, parlez, personne ne vous écoute »

Mahaut Engérant

Plusieurs mois ont passé depuis les affaires SLĀV et Kanata. Que reste-t-il des poussières retombées ? 

Souvent, le débat sur l’appropriation culturelle est vidé de son sens : on le pense constitué de positions auxquelles personne ne croit vraiment. 

Pour défendre la légitimité de la notion, on souligne souvent l’importance de l’oppression et de la marginalisation vécues par les communautés dont les symboles sont issus et placés sur des scènes dont elles ont été et continuent d’être exclues. 

Cependant, une telle affirmation ne nie pas pour autant la beauté et l’inéluctabilité de l’entrelacement des cultures. Autant au sens de l’ensemble des productions artistiques (la Culture) qu’au sens de l’ensemble des histoires, des pratiques et des croyances (une culture), nulle culture n’est étanche (« La Tragédie de la culture », p. 11). Chacune se nourrit des différentes influences qui la constituent et le sens de ses éléments varie selon les interprétations de ses récepteur·rice·s. Cet argument suffirait à défendre, au nom d’une « liberté artistique » jamais définie, le droit à qui veut de récupérer les symboles caractéristiques de toute culture. L’idée semble être que puisque les mouvements des échanges interculturels sont de toute façon inévitables, il serait justifié de les reproduire consciemment dans toutes les situations, et ce, peu importe les expériences des personnes concernées. 

Nous pensons qu’il est de notre devoir, au contraire, de nous interroger sur la légitimité et la portée de cette récupération lorsqu’elle n’est pas le fait des forces inéluctables de l’Histoire mais plutôt celui de décisions individuelles que — semble-t-il — l’on aurait pu éviter. Il semble urgent de critiquer l’idée que nous souffrons et jouissons tous des échanges interculturels de la même manière. 

Le problème central est celui de la représentation : comment prétendre honorer une culture donnée en repeignant ses symboles tandis qu’on l’efface de la toile ? Pourquoi porter les masques représentés sur la couverture si, par-là, on efface ceux et celles qui les ont créés ?  L’annulation des représentations de la pièce SLĀV de Robert Lepage et Betty Bonifassi a été décrite comme de la censure, empêchant le débat d’émerger. (« Appropriation culturelle et censure pour SLĀV », p. 9). Il semble y avoir là plusieurs traces d’hypocrisie.

Hypocrisie d’abord car cette critique est fondée sur la prémisse que le débat peut concrètement émerger, ce qui suppose que les personnes noires et les voix des autres minorités visibles sont déjà assez présentes dans le débat public pour être écoutées, sans que leurs mots ne soient transformés, sans que l’on calque nos préjugés sur leurs paroles. Ce qui suppose aussi qu’il y a aujourd’hui des endroits où le débat entre les communautés peut avoir lieu et être entendu. Nous pensons qu’au contraire, le scandale est un porte-voix des plus efficaces, pour colorer le blanc des voix habituelles. 

Hypocrisie ensuite car tout ce Québec blanc et francophone qui s’est tant braqué face aux revendications liées à SLĀV et Kanata est parfois le même ensemble homogène, qui, à tort ou à raison, s’est jeté aux barricades en 2017 pour cause du portrait —  jugé méprisant — des colons français dans la série de CBC, Canada : The Story of Us.

Hypocrisie enfin car Robert Lepage, aussi bien intentionné soit-il, n’est pas sans savoir que la réception d’une œuvre ne dépend que trop rarement de la seule intention initiale. La volonté de représenter l’esclavage vécu historiquement par plusieurs segments de l’humanité est noble : peut-être n’avait-il pas en tête uniquement les victimes des traites négrières, peut-être pensait-il, comme Bonifassi, aux Irlandais, ou encore aux esclaves des grandes puissances de l’Antiquité (Athènes, Sparte, Corinthe, Carthage, Rome, etc.) et finalement aux migrants en Libye qui sont les sujets d’un esclavage moderne. Tout ça importe peu, considération faite des réactions du public. Tenir toute cette humanité sur le seul plancher des chants des esclaves noirs avec une quasi-absence de représentation n’assure en rien que la réception sera douce. Affirmer vouloir montrer l’universalité de la souffrance des esclaves n’est pas une justification suffisante. Car c’est ignorer les différences qu’il y a eu et subsistent entre les diverses formes d’esclavage.

SLĀV et Kanata sont les chroniques d’une mort annoncée en cela qu’elles témoignent d’une incompréhension du besoin contemporain de représentativité. Pourquoi les esclaves noir·e·s ont-il récupéré les textes bibliques pour en faire des chants ? Parions que c’est en raison de la transcendance qu’offraient ces textes. Si l’on récupère un morceau de culture, que ce soit un bout d’histoire ou une œuvre, il semble que l’on se doit de se demander si cette récupération apportera quoi que ce soit de nouveau, d’enrichissant, à son propre paysage culturel. L’importance d’une récupération (s’il est possible de nommer la chose de la sorte) tient finalement dans la hauteur qu’elle permet d’atteindre, dans la perspective des cimes où l’on peut se guérir du réel. 


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