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Le silence déraisonnable du monde

Sommes-nous responsables de notre silence et le fabriquons-nous ?

Capucine Lorber | Le Délit

Le 27 février de l’année dernière, Les Chemins de la philosophie, émission radiophonique diffusée sur France Culture, traitait de manière assez particulière de la problématique du silence déraisonnable du monde dans la pensée d’Albert Camus. L’œuvre de ce dernier est probablement l’une des plus substantielles du dernier siècle, en partie puisque ses diverses prescriptions n’ont jamais été accomplies, ne manquant pourtant pas d’être d’une sinistre actualité. En effet, malgré un monde qui sombre toujours davantage dans de multiples crises, nous demeurons cois devant le tableau d’un emballement catastrophique.

Qu’entendait Camus par ce fameux silence déraisonnable du monde ? À vrai dire, un certain nombre de choses. Loin de manquer d’intérêt, la multiplicité des significations entourant ce silence nous éclaire sur des enjeux tels que l’absurde, la révolte et quelques autres concepts nous jetant froidement dans le monde. De toute évidence, suivant le dossier de cette semaine au sein duquel il est question de responsabilité, il me semble avisé de suivre cette idée du silence lié à la révolte.

« Sommes-nous même toujours responsables, considération faite de notre obsolescence, dans un monde où les vraies révolutions sont d’ores et déjà le fruit des machines et des systèmes ? »

Le silence de la révolte

Comme le faisait remarquer, à très juste titre, l’historien des idées Patrick Marcolini, la vraie révolte de Camus est bien loin de cette conception juvénile qui l’entendrait comme une transgression. Plutôt, il conviendrait de souligner que la révolte authentique pose des limites. Face à la banalité du mal, la révolte camusienne cherche à restituer un sens de la mesure, c’est-à-dire des considérations d’emblée engagées dans une opposition ferme à l’excès des logiques morbides. Dans son Discours de Suède, Camus mentionne sa fraternité pour tous ces hommes et femmes contraints au silence, enfermés dans des vies où l’insupportable ordonne un quotidien inoccupé par la liberté. Ce silence n’est pas anodin comme la quotidienneté peut l’être : ce silence est imposé sans vergogne et semble sans limites.

Force est de constater que l’emploi commun de cette forme de silence chez Camus renvoie plutôt à l’oppression, au caractère foncièrement politique de la chose. Dans son discours d’obtention du prix Nobel, il était notamment question du « silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde ». Pourtant, me semble-t-il, il n’apparaît exister de plus grande oppression que celle d’un monde détruit, ni de plus grande folie que celle d’une humanité suicidaire.
La solidarité par la révolte, cette responsabilité à laquelle appelait Camus, tenait du combat contre la tyrannie et pourtant cette même tyrannie apparaît-elle être devenue si grande et décomplexée qu’elle ne tient probablement plus de la même nature. Sommes-nous même toujours responsables, considération faite de notre obsolescence, dans un monde où les vraies révolutions sont d’ores et déjà le fruit des machines et des systèmes ?

Responsabilité anonyme

Est seul responsable l’individu à même de prévoir. La responsabilité sous-entend comprendre, toute proportion gardée, ce qui adviendra suivant nos actions. Le philosophe et journaliste Günther Anders s’est conjecturalement intéressé à la question de la responsabilité à une époque où notre emprise sur le monde n’est plus celle des jours d’hier. Au regard du silence déraisonnable du monde, notre pouvoir n’est plus le même. Anders qualifiait de « surliminal » ce qui ne peut être perçu et assimilé par notre conscience en raison de l’amplitude d’un phénomène. En ce qui concerne la perte de sens, les catastrophes écologiques, les mouvements migratoires majeurs, les extinctions massives, il semblerait pour Anders que, suivant nos limites cognitives, nous ne soyons pas à même d’envisager, avec toute la justesse nécessaire pour de telles situations, l’ampleur de ce qui gronde devant nos yeux abasourdis.

De manière plus pratique, Anders a entretenu une correspondance avec Eatherly, l’homme qui a donné le feu vert au bombardement atomique d’Hiroshima, mais aussi avec le fils d’Eichmann, ce haut fonctionnaire nazi ayant mis au point la « solution finale ». Comment ces hommes concevaient-ils leur œuvre macabre ? Ces cas d’école nous renseignent sur la banalité du mal, de l’horreur acceptée, en vertu d’une incapacité à la concevoir. Anders s’est servi de ces deux cas très typiques afin d’illustrer tout le paradoxe de l’horreur qui viendrait faire son lit dans notre quotidien. Son constat est celui des limites de l’humain à imaginer ce qu’il produit, suivant en cela son enseignement concernant le décalage prométhéen. Ainsi, alors que Eatherly disait ressentir une immense peine pour les dizaines de milliers de morts d’Hiroshima, il ne pouvait concrètement saisir l’ampleur de la mort de plus de 100 000 personnes posées une à une.

Pourtant, malgré l’aveuglement d’Eatherly et d’Eichmann au regard de leurs sombres actions, ceux et celles qui seraient à même d’entrevoir le quart de la moitié du commencement de la situation actuelle seraient-ils de la même catégorie ? « Aucun de nous n’est assez grand pour pareille vocation », nous disait Camus. Il concevait pourtant l’écrivain magnifié d’une capacité à poser des limites, à reformuler le souffle de la communauté. Est-ce à dire que seul l’écrivain, ou plus généralement l’artiste, est à même de réengager la communauté dans la révolte ? Je ne le crois pas. Nous pouvons toutes et tous refuser « de mentir sur ce que l’on sait ». Si nous savons braquer temporairement notre attention sur les grandes menaces de notre siècle, alors que certains d’entre nous ont la liberté de sortir du silence, nous pouvons exprimer avec déchaînement en quoi le chemin que nous prenons est irrecevable humainement.

Un pied loin du malheur

Du reste, nous sommes engagés dans cette « conspiration du silence » dont parlait Camus, c’est-à-dire dans ce consentement à la brutalité d’un silence imposé. Corolairement, peut-être notre sort est-il déjà jeté et pourtant devrions-nous toujours conserver la volonté de la révolte. Si la révolte est ce pied que l’on abat résolument dans le sable pour indiquer une limite, comment peut-on la concevoir dans un monde où l’emballement catastrophique nous escorte impérieusement au fourneau ? Peut-être ne sommes-nous pas responsables individuellement de certaines dynamiques une fois enclenchées et pourtant devrions-nous ne pas y consentir dans le silence. Tout comme le condamné qui soulèverait des foules devant la mort injustement réglée par un système surplombant la vie réduite au silence, notre bourreau prétorien ne saurait réduire au silence une masse de gens qui viendrait s’ancrer dans le sol. Si nous acceptons volontiers de nous en tenir fermement à cela, pleins de l’amour de notre sort libéré, notre responsabilité, elle, ne sera jamais réduite au silence. Au mouvement de l’histoire inhumaine en cours, opposons un mouvement radicalement humain. Face aux catastrophes écologiques, à l’oppression des peuples au nom des logiques marchandes et croissantistes, aux atrocités commises dans l’ignorance, à la destruction du sens de la vie, bref face à un monde déraisonnable, répondons par la révolte déraisonnable. Ne fabriquons plus le malheur.


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