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De quoi l’Académie française est-elle le nom ?

Les académiciens ne sont pas représentatifs des francophones.

Capucine Lorber | Le Délit

C’est vers la Grèce antique qu’il faut se tourner pour comprendre les origines du mouvement académiste qui se propageât à travers l’Europe durant les 16e et 17e siècles. La création de ces institutions s’inspire ouvertement du platonisme qui avait mené à la création de l’Académie à Athènes vers 387 av. J.-C. Cette école de la philosophie avait pour but de former les jeunes à un éventail de différentes disciplines, le tout dans l’optique de créer des individus capables d’être des philosophes-rois. L’objectif à la racine même de l’académisme est donc de conduire à la création d’une élite capable de penser et d’orienter une discipline.

À la fin du Moyen-Âge, la renaissance est propulsée par la redécouverte des écrits de l’Antiquité. Ainsi, la première académie connue émerge à Florence en 1459. L’Accademia Platonica est ainsi créée par Cosme de Médicis et unit les grands penseurs de l’époque. En France, c’est en 1570 que la première institution de ce genre émerge : fondée par le poète Antoine du Baïf, l’Académie de poésie et de musique voit bientôt ses centres d’intérêt largement dépasser les deux disciplines qui se trouvent dans son nom.

À partir de Louis XIII et jusqu’à Louis XIV, la couronne française essaye de consolider son emprise sur la société civile. Inquiétée par l’émergence d’une classe bourgeoise aux intérêts qui ne lui sont pas favorables, et affaiblie par des tensions internes comme l’épisode de La Fronde, la création d’académies royales sera l’un des moyens par lesquels la monarchie tente de consolider son absolutisme. Avec la création de ces académies, organisées, légitimées, encadrées et financées par son pouvoir, la couronne créé un réseau d’élite du royaume qui lui est un minimum fidèle. L’académie royale la plus ancienne qui reste pérenne aujourd’hui est l’Académie française.

L’Académie française

En 1629, un cercle privé d’écrivains se rencontre régulièrement dans le salon du poète Valentin Conrart pour parler des dernières nouvelles du monde de la littérature. En janvier 1634, le cardinal Richelieu, qui tient alors la fonction de principal ministre d’État de Louis XIII, est informé de l’existence de ce cercle. Soucieux du fait que les mouvements humanistes et antimonarchistes soient souvent annexes au monde littéraire, il cherche à ramener le groupe sous le joug de la couronne.

Avec une telle organisation, se dit-il, le roi aura à sa disposition une nouvelle génération d’écrivains qui pourront l’aider à amplifier le rayonnement de la langue française. En mars, le groupe accepte sa mise sous tutelle par la couronne et devient, le 29 janvier 1635, l’Académie française dont Conrart est premier secrétaire perpétuel.

L’article 24 de son statut confie à l’Académie la mission de « travailler, avec tout le soin et toute la diligence possibles [sic], à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». Ses membres, les immortels, se voient donc chargés d’écrire un dictionnaire, dont le premier exemplaire verra le jour en 1694.

De la France à la francophonie

Cependant, au fil de l’histoire, le nombre de personnes concernées par le « nous » utilisé dans le statut de l’Académie tend à inclure de plus en plus de monde, bien souvent contre leur gré.

Avec la Nouvelle-France, d’abord, la langue française est exportée de l’autre côté de l’Atlantique, et est instaurée, parfois durablement, dans de nouveaux territoires. Le Québec, évidemment, mais aussi Haïti ou la Louisiane sont autant de régions où la première langue d’expression est le français. Le français est ensuite consolidé en France métropolitaine, qui a vu son régionalisme linguistique quasiment anéanti par les Jacobins et Bonaparte au lendemain de la révolution. C’est sans oublier l’Afrique, évidemment, qui a vu une large partie de son territoire colonisée par la France pendant le 19e siècle, et qui a donc été incluse dans le monde francophone. Et l’Asie, enfin, qui a aussi été placée sous le joug de la France et qui conserve aujourd’hui encore une communauté francophone non-négligeable.

Ainsi, à travers l’histoire coloniale de la France, sa langue s’est insérée, durablement, aux quatre coins du globe. Selon un rapport de l’Organisation internationale de la francophonie, il y aurait quelques 220 millions de francophones dans le monde aujourd’hui, et presque 450 millions de personnes vivent dans des pays où le français est une langue officielle. Avec l’explosion démographique africaine, la croissance du monde francophone ne semble pas prête de s’estomper : certaines estimations placent à un demi-milliard le nombre de francophones en Afrique d’ici le milieu du 21e siècle. Aujourd’hui déjà, certains disent que la plus grande ville francophone est Kinshasa au Congo.

Cette tendance à la mondialisation du français, au dépassement des frontières hexagonales qui la limitait jadis, se heurte à un constat accablant : les immortels de l’Académie française, pourtant sensés assurer la pérennité et la bonne évolution de leur langue, ne sont pas du tout représentatifs de la population linguistique à laquelle ils s’adressent.

La langue aux Français

Ce n’est pas exagéré que de le dire. Sur les 731 immortels qui ont siégé dans cette prestigieuse institution depuis sa fondation, seuls 20 ont eu une citoyenneté autre
que française. À noter que si l’on ne compte que ceux qui ne sont pas Français, nous tombons à deux personnes. Un d’entre eux se trouve être Julien Green, un citoyen américain qui est pourtant né en France et qui y a vécu la moitié de sa vie. Si l’on ne compte que les académiciens qui sont ne pas français et qui n’ont pas vécu en France pendant de longues périodes, nous nous retrouvons avec… Dany Laferrière, un canado-haïtien et auteur de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Le linguiste belge Michel Francard explique d’ailleurs que de toutes les aires linguistiques qu’il connaît, c’est « clairement l’aire linguistique francophone qui est la plus centralisée ». À tel point qu’il parle de « périphéries » pour désigner les communautés francophones établies en dehors de l’Hexagone.

Cette dissonance entre la communauté francophone et les garants du français n’est pas sans impact. Car qui dit parole, dit aussi pensée, imaginaire et projection de soi- même dans le monde. En effet, pour Hegel, par exemple, « c’est dans les mots que nous pensons ».

« Du moment où une institution peut définir ce qui est et n’est pas le bon français, elle a aussi le pouvoir de choisir qui peut s’exprimer »

Cette petite phrase souligne la proximité intrinsèque entre notre capacité humaine à comprendre les choses et notre capacité à identi- fier ces mêmes choses à l’aide d’un vocabulaire. Du moment où une institution peut définir ce qui est et n’est pas le bon français, elle a aussi le pouvoir de choisir qui peut s’exprimer dans les cercles où cette langue est utilisée.

En plus d’avoir eu des membres particulièrement douteux, tel que Charles Maurras, l’Académie française est donc une institution qui permet la conservation du droit de définir l’évolution de la langue pour des personnes qui ne sont pas représentatives de la communauté francophone. Il ne s’agit évidemment pas d’appeler à l’inclusion du créole dans le dictionnaire français ni d’y intégrer l’argot des banlieues de Dakar. Pourtant, on peut aisément imaginer qu’accroître la sphère de référence incluse au sein de l’Académie lui permettrait d’être, au moins, marginalement plus représentative des communautés auxquelles elle s’adresse. Ce n’est d’ailleurs pas une suggestion marginale que d’imaginer une francophonie plus inclusive de sa diversité : « elle ne doit pas rester ce qu’elle est aujourd’hui », explique Michel Francard, « il faut une émancipation vis-à-vis de la France en tant que pays ». Le constat est fait, il suffit de se lancer.


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