Je me souviens du premier jour d’école, rue Guéménée. Enfin, je me rappelle un souvenir de ce jour-là. L’école était dans un très vieux bâtiment, avec une grande cour de récréation, du parquet grinçant dans toutes les classes, des vieilles fenêtres à carreaux sur lesquels les enfants collaient leur nez au moindre flocon de neige en hiver, des marelles dessinées au sol à la craie, une odeur de buvard et de cahiers neufs.
La directrice de l’Ecole Guéménée était adorée des enfants et des parents. On l’appelait Madame Bruel, mais tout le monde la tutoyait. C’était une grande dame, aimante, chaleureuse ; nous étions tous ses enfants. Tous les jours à dix heures, elle sonnait la cloche. Nous formions une queue devant la mystérieuse « salle des professeurs » interdite aux enfants. Avec l’aide des maîtresses, elle distribuait une collation : un bout de baguette fraîche, des carrés de chocolat, une banane. Elle n’oubliait pas de glisser un mot bienveillant à chacun d’entre nous : « Comment va ta maman ? J’ai remarqué que maintenant ton papa venait te chercher le jeudi ?», « Alors, ton petit frère est né ?», « J’ai vu ta grande soeur hier, comme elle a grandit depuis ses jours en primaire, elle est belle !» Souvent, des adolescents et des adultes —ses anciens élèves— venaient la voir. Ils l’embrassaient avec joie, la remerciaient, évoquaient leurs jours heureux en primaire, lui racontaient leur vie… et elle avait les larmes aux yeux. Quelques années après sa retraite, on apprit que Madame Bruel avait succombé à un cancer.
Les grands marronniers de la cour nous servaient de « prison » lorsque l’on jouait à « filles-attrapent-garçons », un jeu très populaire dans notre école. Comme les filles n’osaient jamais demander aux garçons s’ils voulaient jouer avec elles, c’était toujours les garçons qui initiaient le jeu, et nous étions toujours celles qui leur courraient après. Le préau était la « base » des garçons dans le jeu, c’était aussi là que nous nous abritions en temps de pluie, et que nous échangions nos cartes Yu-Gi-Oh. Certains décidaient de passer leur temps de pause de midi de façon plus productive. Ils montaient alors avec Framboise —elle s’appelait en fait Françoise, mais adorait son surnom— qui dirigeait l’atelier de coloriage et de dessin dans une salle de classe du deuxième étage. J’y allais parfois, mais j’aimais surtout les cours de théâtre, au dernier étage de l’immeuble, sous les toits. Je ne me souviens plus exactement si nous étudiions déjà des textes, mais je n’oublierai jamais la passion avec laquelle je jouais devant mes camarades.
L’école était attenante à la maison de Victor Hugo. Nous avons donc grandi avec ses poèmes, que l’on devait apprendre par cœur et réciter chacun notre tour devant la classe. Je me rends compte aujourd’hui que ses textes sont bien trop dramatiques pour des enfants si jeunes. Pourtant, nous étions tous émus lorsque notre maîtresse nous en faisait la lecture, avec une voie posée, un ton parfois un peu surjoué, mais toujours avec une étincelle de passion dans les yeux. Elle aimait la littérature, elle aimait les mots. Certains fermaient les yeux lorsqu’elle lisait, d’autres la regardaient avec admiration, tous étaient attentifs.
Je devais être en dernière année de primaire, et le jour de la rentrée j’ai été punie. J’étais très bavarde, un trait qui a presque disparu chez moi. À l’époque, il était pour moi essentiel que tous mes amis connaissent les moindres détails de ma vie, la plupart ayant bien sûr été embellis, amplifiés, transformés par mon esprit impressionnable de petite fille de dix ans. Cet été là, mon père était tombé amoureux d’Etienne, son ami d’enfance, bien que je soupçonne qu’il l’ait toujours été. Nous habitions rue de Lappe, tout près du Balajo. Tous les matins, mon frère et moi montions sur le vélo de mon père : moi sur la barre de devant où mon père avait installé une deuxième selle, mon frère sur le porte-bagage arrière. Ce jour là était comme les autres, certains passants mal réveillés étaient étonnés de nous voir tous les trois sur un même vélo et nous souriaient, mon père me déposait d’abord, puis mon frère. J’étais en CM2 (5e année au Québec, ndlr), donc. Je devais être très excitée de raconter mes vacances en Crète à mes amis et j’avais été trop bavarde. Mais par chance, Roméo, de qui j’étais amoureuse depuis le CP (1ère année, ndlr) —5 ans, c’est long— avait subi le même sort que moi, il était lui aussi très bavard. La maîtresse nous envoya dans la classe des petits, en nous disant que peut-être nous y trouverions des camarades à qui parler. Nous partîmes donc tous les deux, un peu surpris, dans les couloirs au plafond si haut, de l’école de l’impasse Guéménée. Un mot à la main, expliquant notre punition, nous feignions de nous plaindre l’un à l’autre de cette humiliation devant nos camarades. En fait, nous étions tous deux très contents de nous retrouver libres, ensemble, pendant quelques minutes. Nous aurions pu partir en courant, sortir dans la rue, danser dans la cour, ou bien voler du pain à la cantine. Mais évidemment, nous nous dirigeâmes vers la classe de Sylvie qui enseignait les cours des petits. Quand elle nous vit, elle sourit. Elle nous connaissait depuis l’enfance et pour elle n’importe quelle occasion était bonne pour revoir ses anciens élèves.
Elle nous fit assoir au fond, après nous avoir présentés aux petits surexcités. Pour eux, nous étions des héros, des rebelles, des « Grands ». Non pas peu fiers, nous nous installâmes au dernier rang, en saluant nos voisins de table d’un signe de tête qui les ravit, comme pour témoigner de notre ancienneté et les impressionner encore plus. Je reconnu toutes les photos et affiches accrochées aux murs, les mots appris au cours de l’année épelés en grosses lettres bleues sous les dessins des élèves. Le premier mot que nous apprenions en CP était ambitieux : « con-fi-tu-re », quatre syllabes, neuf lettres, que les enfants déchiffreraient plus tard dans l’année en apprenant lentement la lecture.
Sylvie demanda l’attention de ses petits, qui la lui donnèrent à nouveau et oublièrent tout de suite notre présence. Je me sentis nostalgique, je regardai Roméo qui semblait penser la même chose. Bientôt, nous allions grandir, nous redeviendrions les petits au collège, qui me paraissait si grand, impressionnant, terrifiant… une terre inconnue, presque sauvage. Sylvie, les cheveux teints au henné, un visage rond et accueillant, traça avec soin quelques mots sur le tableau noir. Son tableau était toujours très propre et son écriture ronde et précise, comme sortant d’un manuel d’écriture. Au tableau, les petit tentaient tant bien que mal de déchiffrer ces deux mots : « La date ». Elle demanda à ses élèves la date du jour. Un petit garçon du premier rang leva son doigt avec tellement d’élan qu’il réveilla sa voisine, sur le point de s’endormir. Il pouvait à peine se retenir de crier la date. Devant tant d’entrain, Sylvie l’interrogea. Il parut soulagé et fier. Le soir même, il raconterait à ses parents comment il avait répondu à la première question de l’année posée par la maîtresse.
Sylvie écrit la date à la craie blanche, puis s’empara d’une craie rouge. Le silence se fit dans la classe. Elle dit : « Savez-vous pourquoi nous allons maintenant souligner la date en rouge ?». Tous les enfants réfléchirent. « Pour faire joli !» Non. Mon camarade et moi avions vécu la mème scène cinq ans plus tôt, nous connaissions la réponse. Sylvie expliqua : « Cette date, elle est importante. C’est pour cela que nous la soulignons en rouge, une couleur forte. Cette date, vous la relirez peut-être dans dix ans, lorsque vous rouvrirez vos anciens cahiers, pour vous replonger dans vos souvenirs d’enfance.»
Cette date, la première que j’aie écrite dans mon cahier neuf, que j’ai soulignée en rouge pour montrer son importance, je la relis aujourd’hui, plus de dix ans après mon premier jour de classe à l’école Guéménée. Et moi, qui ne pouvais pas imaginer grandir un jour, pour qui le collège paraissait si loin, et la classe des petits si proche, je me replonge aujourd’hui dans mes souvenirs d’enfance.