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La langue est un mode de vie

Il faut se questionner sur les approches quant aux usages de la langue.

Capucine Lorber | Le Délit

L’enjeu de l’usage de la langue française est un sujet ayant déjà été traité il y a près d’un an dans les pages du Délit. Se confrontaient alors deux visions de la grammaire : la grammaire dite « prescriptive » se basant sur l’importance des règles et conventions de la langue, et celle dite « descriptive », tâchant de décrire les phénomènes linguistiques tels qu’ils semblent apparaître. Il ne pourrait être plus faux d’affirmer que l’usage de langue —française ou autre— ne soit qu’une question de formalités ou de conventions : la langue est un mode de vie. 

Communication et pensée 

La langue est-elle un outil de communication ou le reflet de la pensée d’un individu ? Si la dimension communicative est assurément présente lorsqu’il est question de langue, la position traditionnelle de la philosophie du langage —position notamment défendue historiquement par Humboldt et plus récemment par Chomsky— repose sur l’idée que la langue est avant tout la forme que prend la pensée. L’hypothèse de Sapir-Whorf va encore plus loin en affirmant que la manière dont un individu perçoit le monde est déterminée par sa langue et qu’aucun ne peut penser « en dehors » de celle-ci. 

Utilisons deux cas pour illustrer cette idée de « déterminisme linguistique ». Par exemple, il est pertinent de mentionner le fameux cas de la langue inuite qui possède plus d’une dizaine de mots pour désigner la neige, comme l’indique l’Encyclopédie canadienne. Venant d’un peuple nordique, cette foisonnante diversité lexicale n’est guère surprenante puisque la neige a toujours fait partie intégrante du mode de vie des Inuits. En ce sens, comme l’indique notre exemple, la précision des termes devient en quelque sorte une adaptation au milieu. Ainsi, là où un francophone ne verrait que de la « neige », un Inuit pourrait y voir plusieurs objets particuliers ayant chacun un rôle distinctif dans son mode de vie. Un autre cas, plus singulier celui-là, nous apprend également bien des choses. La tribu Pirahã en Amazonie, décrite par le linguiste Daniel Averett, est considérée comme étant celle possédant le système linguistique le plus simple au monde. À titre d’exemple, le Pirahã ne possède pas de mots pour les chiffres dépassant deux ou encore pour désigner la gauche et la droite. Essayez d’expliquer le chemin à quelqu’un sans utiliser les mots « gauche » et « droite » ou même de calculer une addition au restaurant sans utiliser de chiffres. Exercices ardus s’ils en sont ! 

De ce point de vue, il serait réducteur de ne considérer la langue que comme un outil d’échange d’information. Qu’on le veuille ou non, la langue habille notre imaginaire et forge nos réflexions. Ainsi, la  communication pourrait se voir comme étant le point de rencontre entre les esprits des individus qui utilisent ce pont qu’est la langue. 

 Le Pirahã ne possède pas de mots pour les chiffres dépassant deux, ou encore pour désigner la gauche et la droite 

Deux approches différentes

À quoi bon ces connaissances déblatérées, me demanderez-vous ? De telles réflexions théoriques, au-delà de l’aspect d’enflures intellectuelles, dont certains pourraient les taxer, peuvent devenir utiles pour tenter de déterminer les rôles dont nous voulons affubler la langue afin que son usage demeure bénéfique pour l’ensemble des individus d’une société. C’est alors que les visions descriptives et prescriptives de la langue peuvent, au premier abord, sembler irréconciliables. En effet, comme il a été écrit il y a plusieurs mois dans les pages de ce journal, la première soutient le côté « naturel » de l’usage de la langue, tandis que la seconde défend un usage « adéquat » de celle-ci.

D’un côté, Baptise Rinner y décriait l’«essentialisation » de la langue française, c’est-à-dire la tentative de donner au français une forme « véridique » dont il ne faudrait pas bifurquer. Marc-Antoine Gervais, de l’autre côté, reprenait les mots de Pierre Bourdieu pour vilipender le « marché linguistique », alimenté par un libéralisme qui réduirait la langue à une communication quasi technique répondant aux besoins du marché. Il critiquait par le fait même la novlangue « rendant impossible l’apparition de toute pensée » (selon Dufour dans Le Divin marché).

Les deux approches possèdent chacune une part de noblesse sans toutefois être exemptes de défauts. D’une part, l’approche descriptive a l’avantage de prendre en compte les multiples usages de la langue française et d’être plus proche de la réalité linguistique. Ainsi, même l’Office québécois de la langue française, parfois perçu comme étant le parangon du purisme jusqu’au-boutiste, établit que l’emprunt d’un terme venant d’une autre langue « est un procédé d’enrichissement linguistique : il permet aux langues de maintenir leur vitalité, de se renouveler et d’évoluer. Le phénomène de l’emprunt n’est donc pas mauvais en soi, et il est même normal ». Ainsi, il ne faut pas pourfendre les mots comme « marketing » ou « a capella » qui décrivent des réalités qui n’ont pas d’équivalent direct en français. Toutefois, là où le mât blesse, c’est lorsque l’élégant emprunt —principalement à l’anglais dans le cas du français québécois— devient plutôt un mièvre calque fonctionnel comme dans le cas des anglicismes sémantiques, syntaxiques ou morphologiques (par exemple « faire du sens », de l’anglais « making sense », plutôt qu’«avoir du sens »). Ces calques n’ont pas leur place au sein de la langue hôte qui possède déjà des expressions équivalentes propres à celle-ci. 

D’autre part, l’approche prescriptive poursuit le louable objectif de préserver une certaine uniformité, voire un certain esthétisme dans l’usage de la langue. Pour le cas de la langue française, cette approche tire son origine de la fondation de l’Académie française, celle-ci ayant comme mandat d’uniformiser l’usage du français. Cette uniformisation est nécessaire afin d’établir des précédents et des références, notamment pour l’orthographe. Bien sûr, il y a une part d’arbitraire dans cette approche, mais il en est de même de la nature du langage humain comme l’avançait jadis Ferdinand de Saussure. Toutefois, il convient de faire attention à ce que ce « prescriptivisme » ne devienne pas la justification de l’épandage d’un prestige factice, pour ne pas dire d’une « sauce » intellectuelle. La richesse de la langue trouve sa justification dans la richesse d’esprit qu’elle octroie à celui ou celle qui sait la manier.

 Il est primordial de s’assurer de ne pas croire qu’il existe une « bonne » langue et une « mauvaise » langue 

Langue et société 

Comment réconcilier ces deux approches ? Sont-elles en compétition ou plutôt complémentaires ? Avant de songer à une éventuelle réponse, il est primordial de s’assurer de ne pas croire qu’il existe une « bonne » langue et une « mauvaise » langue, sans toutefois tomber non plus dans ce que l’on pourrait ironiquement appeler un relativisme absolu où tout se vaut. Il est possible de songer à un usage de la langue qui soit adéquat pour la société. Par cela, il faut comprendre un usage permettant un plus grand nombre de réflexions, davantage varié et facilitant la pensée à part. Il est clair qu’un usage plus soutenu de la langue serait plus adéquat pour l’avancement de la collectivité par rapport à ce qui prévaut actuellement au Québec. En éducation : honnir le nivellement vers le bas tout en assurant un soutien adapté tenant compte des troubles d’apprentissage le plus tôt possible. En société : être ouvert à l’évolution naturelle de la langue tout en évitant de la voir devenir l’ombre de ses voisines. 

Tel est l’exigeant mandat digne du funambule de la linguistique. Car nous ne le rappellerons jamais assez : la langue est un mode de vie. Une langue belle et riche ne peut être ailleurs que dans l’intérêt général. 


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