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C’est un match !

Tinder : complément, ou substitut de la rencontre « in real life » ?

Capucine Lorber | Le Délit

Les nouvelles technologies et réseaux sociaux font désormais partie intégrante de la vie de chacun·e et ont modifié nombre de nos habitudes. Certains vont même jusqu’à transformer nos relations amoureuses, comme le site de rencontres Tinder, qui a immédiatement convaincu des milliers d’utilisateurs. Le succès de Tinder est dû à sa simplicité, sa facilité d’accès et d’utilisation. Il suffit de télécharger l’application sur son téléphone intelligent et d’aimer ou non les abonnés d’un simple swipe. Si deux personnes ont un intérêt commun ou réciproque, alors il s’agit de ce que Tinder appelle un match. Rapidité, sans réel engagement ou effort, ni communication physique, telles sont les raisons qui justifient l’utilisation de Tinder. Il n’y a plus besoin de s’engager, de chercher, de rencontrer, de s’ouvrir aux autres dans l’espoir de découvrir enfin l’âme sœur. Il est désormais possible d’entamer les prémices d’une relation, voire de faire ses courses sentimentales via le Web.

Être à la fois visible et invisible 

Dans It’s Complicated : The Social Lives of Networked Teens, Danah Boyd établit les quatre caractéristiques principales des réseaux sociaux qui sont, selon elle, à l’origine de leur succès. Tout d’abord, la persistance, qui représente la durabilité du contenu mis en ligne ; puis la visibilité, signifiant que les réseaux peuvent amasser un nombre infini et illimité d’usagers, chose qu’on pourrait difficilement atteindre dans la vie réelle. Ensuite, l’auteur évoque la capacité de propagation des informations en ligne, ce qui montre la facilité avec laquelle l’information peut y être partagée, avant d’aboutir sur la vaste recherche que permettent les nouveaux réseaux, applications et Internet en général.

Ces quatre piliers du Web 2.0 s’appliquent directement à Tinder. En effet, lorsqu’un profil y est créé, à moins d’être désactivé par son utilisateur, celui-ci restera inscrit pour une durée indéfinie sur l’application, ou plus généralement sur le Web lui-même, comme le souligne la caractéristique de la persistance. De plus, la capacité de recherche et de propagation de l’information sur ce genre d’application laisse à l’utilisateur·rice l’impression de pouvoir y trouver exactement ce qu’il attend parmi une gamme presque infinie de choix. De par quelques photos et une courte description, il peut sélectionner un partenaire selon des critères qu’il n’oserait peut-être pas définir explicitement dans la réalité. De même, la « visibilité » de Tinder permet à  l’abonné de développer de l’intérêt pour certaines personnes auxquelles il n’aurait pas particulièrement fait attention en temps normal. Avec le principe du match, on lui laisse croire qu’il a réussi à trouver celui ou celle qui lui correspond. De plus, l’anonymat proposé par Tinder se veut rassurant pour l’utilisateur. En effet, si un individu « aime » le profil d’une personne, cette dernière n’en sera avertie que si elle aime réciproquement son profil, laissant ainsi la possibilité à quelqu’un de peu sûr de se protéger derrière son écran, tel un bouclier masquant ses insécurités.

« Dans un monde ou tous se ressemblent, l’application permet une certaine autopromotion qui n’est pas sans risque »

Le principe de pheménologie 

Mais le fait de se cacher derrière un écran laisse entrevoir un certain danger. Dans Body, Bernadette Wegenstein montre que la technologie remplace progressivement nos corps comme moyen premier d’interaction. Après avoir parlé de psychanalyse, l’autrice décrit ce qu’elle appelle le principe de phénoménologie, qui laisse supposer, contrairement aux revendications de Freud et Kant, que le corps est un moyen de communication entre les âmes. De par la parole, les gestes, et les expressions, il sert d’intermédiaire. Néanmoins, Wegenstein souligne qu’à partir du 21e siècle, un phénomène principal empêche cette phénoménologie : la mécanisation, ou plus généralement les machines. Elle déclare : « l’histoire de la science cognitive au 20e siècle agit comme une désincarnation progressive. Le corps humain n’est plus la base de l’esprit, et certains scientifiques conçoivent même un avenir dans lequel le corps sera abandonné au profit de la numérisation ». 

En effet, avant l’apparition de l’intelligence artificielle, des téléphones intelligents et du Web 2.0, les corps servaient d’intermédiaires entre différents cerveaux, pensées et idées. Désormais, les réseaux sociaux et diverses applications remplacent le besoin du face à face et d’interactions « corps à corps ». Des émotions peuvent être transmises par des émoticônes, de la même manière que l’amour peut se trouver en un clic. C’est ce que présente Tinder : aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’interagir directement avec la personne puisque la plateforme s’en charge. L’internaute a pour unique rôle de créer et gérer son identité numérique.

   L’individu est dès lors confronté à un dilemme, notamment sur la part de son identité qu’il choisira de mettre en avant, ou s’il optera pour une altération totale ou partielle de la réalité. Pour se démarquer, chacun cherchera à mettre en lumière ses atouts, vrais ou faux d’ailleurs, comme le veut cette mode « d’autopromotion » sur la toile depuis l’instauration du Web 2.0.  Dans  Branding the Post-Feminist Self , Sarah Banet-Weiser évoque la promotion de soi. Elle dépeint les capacités technologiques d’Internet et explore les possibilités créatives alimentant les stratégies de l’autopromotion. À l’instar de Banet, Foucault évoque « la technologie de soi ». Il s’agit selon lui de l’ensemble des pratiques ou méthodes permettant aux individus d’effectuer des modifications sur eux-mêmes dans le but d’obtenir un certain état de bien-être voire de bonheur. Il peut s’agir de modifications esthétiques avec la chirurgie, économiques, ou encore sociales. Depuis le 21e siècle, il s’agit de plus en plus de modifications ou de projections de soi par le biais d’Internet, où la recherche de visibilité, est comme l’auteur le souligne, « plus que jamais une pratique normative », rejoignant ainsi l’argument de Boyd sur la visibilité évoquée supra.  De la même manière, sur Tinder, chacun utilise ce qui lui semble être le mieux ou le plus original pour se démarquer, bref sortir du lot, toujours à son avantage. 

En quête d’authenticité

Rechercher à être le plus « authentique », selon des normes imposées par les réseaux sociaux pour se mettre en avant afin de déclencher une réaction positive, telle est la quête du Graal pour avoir le maximum de chances de séduire. Ce phénomène de recherche d’approbation sur Tinder est poussé à son paroxysme lorsque certains utilisateur·rice·s avouent s’être inscrits, non pas pour rencontrer quelqu’un, mais pour voir s’ils pouvaient plaire.  Par le nombre de matchs engendré, leur estime d’eux-mêmes remonte et ainsi ils se débarrassent de leurs insécurités. Dans son article  I Click I post and I Breathe, Pham examine d’une façon critique les potentialités de ce qu’elle appelle la « vanité virtuelle ». Elle y examine les pratiques d’autopromotion, décrites comme simples manifestations du narcissisme numérique, et plus généralement de la nouvelle culture d’égocentrisme provoquée par les réseaux sociaux qui sont en réalité bien plus complexes. Tinder illustre ce phénomène à son paroxysme. En effet, sa nouvelle fonctionnalité permet à ses utilisateur·rice·s de laisser l’application se charger d’optimiser leurs profils, pour les rendre plus attractifs. Le concept de « téléphone intelligent » prend tout son sens : l’apparail choisit la photo qui lui semble la plus attirante. Celle qui rapportera le plus de matchs sera mise en avant sur le profil de l’utilisateur·rice et les autres photos seront ordonnées. Ces nouvelles fonctionnalités montrent la superficialité de l’application. Pham met en exergue ce principe en insistant sur le fait que les sites de rencontres et autres pratiques autopromotionnelles vaniteuses servent à des besoins sociaux, tel le besoin de reconnaissance évoqué par le sociologue Maslow.

D’un point de vue algorithmique

Enfin, une analyse de l’algorithme de Tinder nous permet de constater que les profils qui sont mis en avant sont ceux de personnes nous ressemblant, celles partageant les mêmes centres d’intérêt et ayant souvent des amis en communs avec les utilisateur·rice·s. Ceci s’explique par le fait que l’application est connectée directement avec Facebook et récupère ainsi toutes les données que l’utilisateur·rice a inscrites depuis la création de son compte Facebook. Toutes les données mises sur Facebook sont ensuite utilisées par Tinder qui construit un profil avec les intérêts partagés et utilise ces données pour construire son algorithme. Ainsi, les personnes ayant aimé et partagé les mêmes choses que vous sur Facebook, et qui ont de surcroît des amis en communs, sont plus susceptibles d’apparaître d’abord dans votre base de recherche. Ceci reflète ce que Jennifer Whitson évoque dans son écrit Foucault’s fitbit, à savoir que nous sommes transformés en données, en information pure, notre data double. Notre data double analyse nos comportements, nos intérêts, ceux des autres, et tente ensuite d’y découvrir des corrélations avant d’influencer notre comportement. Une recherche plus poussée nous permet de découvrir que l’application se charge de mettre une note au profil de chaque utilisateur, selon le nombre de likes, ou de matchs que celui-ci reçoit quotidiennement. Les utilisateurs ayant la même note que vous, ou presque, apparaitront alors dans votre base de recherche. Ce qui explique pourquoi les utilisateurs que Tinder juge « très attirants », n’auront le choix que parmi des gens tout aussi attirants. 

Notre société d’information par excellence se transforme donc en société de surveillance. En effet, nos informations personnelles sont surveillées et répertoriées afin d’être utilisées. Ceci engendre une désincarnation des corps : nous sommes moins représentés par notre enveloppe corporelle que par les données que nous laissons sur la toile. Ce point de vue rejoint celui de Wegenstein qui, elle aussi ‚déclarait qu’au 21e siècle, nos corps sont remplacés par la numérisation.  Force est donc de constater que les réseaux sociaux transforment nos habitudes à la racine. L’exemple de Tinder nous  prouve que l’homme attend autant voire plus de la technologie que des rapports in real life (dans la vie réelle, ndlr). L’application devient ainsi le substitut de véritables échanges et rapports. Et pour cause, sa visibilité, sa facilité de recherche et de diffusion des informations d’autrui sont les piliers de son succès international. Nous pouvons en conclure que Tinder dépeint plusieurs aspects d’une société qui utilise la technologie comme projection de soi. 

Dans un monde où tous se ressemblent, l’application permet une certaine auto promotion qui n’est pas sans risque. Le recours à Tinder et globalement aux sites de rencontres, entraîne en effet une vanité virtuelle et plus généralement une déshumanisation de l’individu, qui se voit remplacé par ses données, son data.


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