Le Délit (LD): Bonjour Anne Fontaine et merci de nous recevoir. Nous sommes plusieurs étudiants au journal à étudier en littérature et j’ai une première question à vous poser concernant le statut du littéraire dans un film comme Gemma Bovery, où il y a un jeu des adaptations ; votre film est l’adaptation d’un roman graphique du même nom de la Britannique Posy Simmonds, lui-même une adaptation libre du chef‑d’œuvre de Gustave Flaubert. Quel rapport entretenez-vous avec les deux œuvres ?
Anne Fontaine (AF): Un rapport étroit, sinon je ne me serais pas lancée dans ce film-là. Quand j’ai découvert le roman graphique de Posy Simmonds, j’ai été saisie par la liberté de ton, par le fait de réinvestir un classique de la littérature française d’une manière si drolatique et originale. Seule une Anglaise peut avoir ce rapport à la culture française ! L’adaptation m’a touchée à double titre : d’abord parce que le personnage principal, Martin Joubert, qui est une sorte d’écrivain raté, est assez proche d’un metteur en scène, une sorte de démiurge qui transpose entre des personnages réels et des personnages de fiction une sorte de réalité autre. Cette dimension m’a plu personnellement, le rapport au fantasme à l’imaginaire.
Ensuite, c’est rare pour une femme de ne pas avoir été touchée par la lecture de Madame Bovary, qui est du point de vue du féminin d’une précision, d’une modernité, d’une force. Je n’aurais jamais adapté Madame Bovary au cinéma, justement parce que c’est un chef‑d’œuvre, c’est pour moi inadaptable. C’est l’écrit qui peut rentrer dans les méandres si subtiles de [la] psyché [d’Emma]. Mais le projet de faire un film qui joue avec cette idée de mise en abyme du personnage littéraire de manière ludique me plaisait. Ce n’est pas grave de ne pas avoir lu Madame Bovary pour apprécier le film, ce n’est pas un diktat culturel. Des gens m’ont même dit que ça leur avait donné envie de le lire.
LD : Quel est votre point de vue sur ce réinvestissement du littéraire au cinéma ? Je pense, outre votre film, à Alceste à bicyclette avec Fabrice Luchini, où l’approche littéraire est simplifiée, où le littéraire contamine le film sans en être l’objet principal ?
AF : Ce n’est pas une question de simplifier, c’est un autre rapport. Le cinéma est organique, sensuel, vous voyez des êtres vivants devant vous. Ce serait extrêmement rébarbatif si c’était uniquement théorique et cérébral. La difficulté dans Gemma Bovery c’était de transmettre cet amour érotique et fétichiste du personnage de Luchini envers cette femme, avec laquelle il a une communication laconique. Comment faire qu’un regard devienne plus fort que quinze phrases ? Il ne faut pas essayer de rivaliser avec la littérature, ce serait absurde. Comme je vous l’ai dit, je n’adapterai jamais un monstre littéraire tel quel, je pense que c’est voué à l’échec.
LD : Je me souviens de l’adaptation du Temps retrouvé de Proust par Raoul Ruiz qui était assez créative, qui essayait de rendre compte avec les moyens de la mise en scène cinématographique le style, l’ambiance de La Recherche.
AF : Oui, je l’ai vu. Il y a eu des adaptations très réussies. Mais vous avez vu l’adaptation de Madame Bovary avec Isabelle Huppert ? Je ne dirai rien. (Sourire)
LD : Le style de Fabrice Luchini m’a marqué dans votre film ; il est tout en retenu, en subtilité, alors qu’on le connaît pour le moins exubérant. Il ne surjoue pas, il n’est pas dans la parodie de lui-même, du personnage d’acteur qu’il s’est créé.
AF : Et ça vous a plu ou ça vous a frustré ?
LD : Ça m’a plu justement !
AF : Oui, ça marche justement parce que le personnage est un personnage de voyeur qui vit les choses en les analysant, en les scrutant. Il a par définition quelque chose de plus retenu. Il y a un côté Fenêtre sur cour dans le personnage. J’ai toujours trouvé intéressant de faire jouer un acteur moins, de le faire jouer en creux, et c’était nécessaire pour la dimension émouvante du personnage. Au fond il est amoureux. Son personnage dans La Fille de Monaco est aussi un personnage réservé, qui se laisse déborder.
J’ai tout de suite pensé à Fabrice Luchini pour ce rôle, d’abord parce qu’il a cet amour de la littérature dans les veines, qu’il est très original, et qu’il a une ambigüité permanente dans le regard. Ce n’est pas un homme normal, et c’était bien pour ce rôle de ne pas avoir un homme normal.
« Mon but était de faire un film de distraction intelligent. »
LD : C’est vrai qu’on a l’impression que le personnage a été taillé sur-mesure pour Fabrice Luchini, et Gemma Arterton aussi d’ailleurs pour le personnage éponyme.
AF : Tout à fait. On a adapté le personnage de Martin Joubert, il est plus rural, plus rustre dans la bédé, mais en écrivant le rôle on s’est très vite imaginé que c’est Fabrice qui allait dire ces phrases-là. Gemma, c’est un peu une coïncidence, je l’avais vraiment mise de côté, je ne voulais pas retomber sur la même actrice que Stephen Frears avait utilisée pour Tamara Drewe (lui aussi une adaptation d’un roman graphique de Posy Simmonds, ndlr). Mais je suis retombée sur elle quand j’ai vu qu’aucune des autres actrices anglaises castées me plaisaient. J’ai tout de suite su qu’elle était faite pour le rôle. Quand elle a lu un petit texte français, j’ai senti qu’elle avait une bonne oreille, qu’elle pouvait jouer en français. Je ne pouvais pas rêver mieux pour le personnage. Elle incarne cette volupté en n’ayant rien d’apprêté, c’est un mélange rare.
LD : Je reviens un peu en arrière à propos du personnage de Luchini, très intéressant au niveau de la narrativité. Il a trois voix dans le film : d’abord sa communication orale avec les autres personnages, sa voix intérieure et la voix qui met en scène la fiction dans la fiction, une voix qui pressent le fantasme bovaryste dans le personnage éponyme.
AF : Oui, c’était assez sophistiqué et complexe à doser entre la voix intérieure qui donne le décalage avec la situation vécue, l’exemple évidemment frappant du regard qui met fin à dix ans de tranquillité sexuelle, et la voix du metteur en scène, quand il fait se rencontrer Hervé, le jeune châtelain, et Gemma. J’ai exploité cette superposition et le rapport au roman, avec l’épisode des souris, le danger d’imaginer que ce personnage finisse comme Emma Bovary. J’ai essayé de créer un scénario avec du suspense, pour que les spectateurs se posent la question du destin fatal du personnage. Il fallait aussi faire ressortir une sorte d’histoire d’amour ; Joubert est touché par Gemma Bovery, ce n’est pas uniquement une programmation cynique. Mon but était de faire un film de distraction intelligent, pour qu’on puisse le prendre à plusieurs niveaux, soit de manière assez subtile de par les interventions de la littérature, soit en voyant un type amoureux qui essaye de faire en sorte que le personnage de Gemma Bovery n’ait pas le même destin que le personnage littéraire. En fait, Madame Bovary, c’est lui.
« Il ne faut pas essayer de rivaliser avec la littérature, ce serait absurde. »
LD : Comme Flaubert !
AF : Bien sûr !