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L’école de la norme

La déconstruction des stéréotypes en question.

*Cahier Spécial « Hors Norme »

Les têtes dirigeantes des « manifs pour tous » contre le mariage entre conjoint(e)s de même sexe en France ont un nouveau cheval de bataille. En effet, une partie de la droite française se mobilise activement contre l’enseignement de la « théorie du genre » aux jeunes enfants français dans les écoles. C’est le gouvernement socialiste qui avait annoncé, en octobre 2013, avoir l’intention d’implanter un programme de sensibilisation à l’égalité homme-femme et aux stéréotypes de genre dans toutes les écoles françaises dès la rentrée 2014.

Au Québec, l’expression « théorie du genre » n’est pas connue. La raison est simple : selon une enquête publiée dans le quotidien français Le Monde le 28 janvier dernier, cette théorie qui met bien des Français en émoi est essentiellement une invention de ses détracteurs.

En effet, des groupuscules hostiles au gouvernement socialiste de François Hollande l’accusent de vouloir éliminer des cursus scolaires la notion de sexe biologique et l’ensemble des responsabilités et des attentes qui sont associées à l’homme et à la femme, ce qui, selon eux, nuirait au bon développement individuel des enfants.

En réalité, ce qu’une partie de la droite française qualifie de « théorie du genre » correspond plus ou moins à une tentative d’amoindrir les disparités entre la construction sociale du rôle de la femme et celle du rôle de l’homme. Cette théorie tend à éliminer les stéréotypes associés au genre et à permettre à chaque enfant une pleine réalisation de ses aspirations profondes. Or, l’idée de l’existence d’un genre construit socialement et distinct du sexe biologique circule déjà depuis les années soixante, et fait de plus en plus consensus dans les milieux académiques occidentaux. À titre d’exemple, l’Association américaine de psychiatrie (APA) a récemment retiré le « trouble de l’identité de genre » de son Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.

Qui plus est, le concept de « genre » est reconnu et validé par l’Organisation mondiale de la santé. Selon la définition qui figure sur son site Internet, le « genre » sert à « évoquer les rôles qui sont déterminés socialement, les comportements, les activités et les attributs qu’une société considère comme appropriés pour les hommes et les femmes ».

Selon le site Internet de l’Observatoire de la théorie du genre, un organisme associé à la droite française et qui prétend rejoindre plus de 500 000 personnes, « le fondement de [la théorie du genre] consiste à nier la réalité biologique pour imposer l’idée que le genre “masculin” ou “féminin” dépend de la culture, voire d’un rapport de force et non d’une quelconque réalité biologique ou anatomique ». Le concept de « genre », pour ses détracteurs, est donc en soi un nouveau paradigme inventé de toute pièce et voué à remplacer le sexe biologique dans le dessein plus large de voir la culture triompher sur la nature.

La « théorie du genre » que décrie une frange de la droite française – avec en tête de file le président de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP) Jean-François Copé– n’est donc ni une « théorie », ni une nouveauté. Comment, alors, peut-on expliquer ce déchirement soudain d’une bonne partie de la classe politique française à ce sujet ?

Le combat pour le maintien des normes

Au cours de la mobilisation contre le mariage pour tous en France, en 2013, des têtes dirigeantes du mouvement avaient entrepris de lever le voile sur ce qu’ils considéraient être une entreprise structurée du gouvernement socialiste visant à déconstruire l’identité sexuelle des jeunes enfants en leur enseignant à ignorer la réalité de leur sexe biologique.

C’est dans un climat de suspicion que la ministre française des droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem a mis à l’essai l’«ABCD de l’égalité », un programme éducatif dont l’objectif est de promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes à travers la déconstruction des stéréotypes de genre dans les écoles. Au sein des réseaux qui s’étaient mobilisés pour les « Manifs pour tous », des rumeurs concernant le contenu de ce programme se sont répandues comme une traînée de poudre. Les 24 et 27 janvier dernier, certains parents français ont donc choisi de garder leurs enfants à la maison afin de leur éviter d’être soumis à l’«ABCD de l’égalité », prétextant craindre que celui-ci ne favorise le développement de troubles de l’identité chez leurs enfants.

Lire aussi : Mariage pour tous

École, norme et citoyenneté

En France comme au Québec, la réflexion autour de l’enseignement de la question du genre et de l’identité est intimement liée aux statistiques alarmantes concernant le taux de suicide et de détresse psychologique chez les jeunes, un phénomène de plus en plus documenté grâce aux travaux des chercheurs Michel Dorais et Line Chamberland de la Chaire de recherche sur l’homophobie de l’Université du Québec à Montréal.

Vu l’intensité de la mobilisation française en réponse à une initiative somme toute assez modeste du gouvernement français, il semble  bien que ceux qui souhaitent assister à la mise en place d’une stratégie plus approfondie de sensibilisation dans les écoles françaises risquent d’attendre encore un moment.

Genre québécois

Le ton acrimonieux de la mobilisation contre le mariage pour tous et contre la sensibilisation aux stéréotypes de genre dans les écoles en a surpris plus d’un de ce côté-ci de l’Atlantique. Force est tout de même de constater que les écoles québécoises n’ont pas du tout de mandat clair pour aborder la question avec leurs élèves. En effet, les initiatives en la matière sont largement laissées à la discrétion des écoles par le gouvernement.

Bien que le Plan d’action gouvernemental de lutte contre l’homophobie 2011­-2016 du gouvernement du Québec comporte une foule de mesures visant à sensibiliser les directions d’établissements scolaires « aux réalités vécues par les jeunes de minorités sexuelles », aucun contenu éducatif concret pour les salles de classe n’est imposé aux écoles. Gabrielle Bouchard, coordonnatrice du soutien entre pairs et défenses des droits « Trans » au Centre de lutte contre l’oppression des genres confirme cette information en entrevue avec Le Délit : « en fait, il n’y a même plus de cours de sexualité […] Jusqu’à récemment, il y avait un cours. Au moins il y avait quelque chose. »

Dépendamment de l’intérêt des écoles pour la question, les bénévoles du Groupe de recherche en intervention sociale (GRIS) sont parfois invités dans le but de démystifier la bisexualité et l’homosexualité auprès des étudiants. Selon la directrice générale du GRIS-Montréal Marie Houzeau, les formations s’adressent à des jeunes entre 10 et 25 ans. Les formations abordent cependant l’expression du genre davantage que l’identité du genre proprement dite : « les écoles seraient sans doute moins réceptives, en effet. Cependant, on assiste de plus en plus a des transitions sociales en milieux scolaires et certains intervenants scolaires sont avides d’outils pour pouvoir aider ces jeunes dans leur cheminement », affirme Mme Houzeau au Délit.

Zacharry-David Dufour est conférencier dans les écoles du Québec. Sur invitation des établissements scolaires, il s’entretient avec les jeunes sur le thème des stéréotypes de genre et de l’identité sexuelle en abordant sa propre transition : « pour être honnête, la majorité des individus que je rencontre sont très positifs à mon égard. Disons que je brise l’image qu’ils s’étaient fait d’un transsexuel », mentionne-t-il au Délit. Si son objectif est de briser des tabous. Zacharry-David connaît aussi l’importance pour les jeunes qui se reconnaissent dans son histoire d’avoir accès à des ressources et à des modèles positifs. « Je crois que si je n’avais pas eu accès aux ressources et à l’aide que j’ai reçues, je serais soit mort ou encore je serais loin d’être la personne que je suis », confie-t-il.

Ce bref examen de l’état des lieux confirme que la sensibilisation en milieu scolaire au Québec dépend largement de la détermination des établissements scolaires en question. Incidemment, certains jeunes sortent de l’école avec une plus grande sensibilité aux enjeux, tandis que d’autres entrent dans la vie citoyenne sans jamais avoir abordé la question.

Si les approches gouvernementales québécoises et françaises de sensibilisation en milieu scolaire sont différentes à plusieurs égards, de nouvelles levées de boucliers sont à prévoir des deux côtés de l’Atlantique pour résister à une transition de l’égalité juridique des minorités sexuelles vers une égalité sociale. Entre temps, comme en fait foi le travail acharné de groupes comme les GRIS du Québec et le Centre de lutte contre l’oppression des genres, la société civile jure plus que jamais de mener la vie dure à la norme.


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