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Il était une fois en Ukraine

La révolution en Ukraine a des causes multiples et complexes.

Si on en croit les images diffusées dans les médias américains, les Ukrainiens sont des fervents partisans d’une entrée dans l’Union européenne (UE), à laquelle s’oppose un gouvernement corrompu qui ne représente plus sa population. Mais la situation est plus complexe, moins manichéenne : plusieurs facteurs sont à prendre en compte, que ce soient les divisions culturelles, l’influence de la Russie ou encore l’état des institutions. De plus, résumer la solution au départ de Viktor Ianoukovitch, président démis de ses fonctions, semble également utopique. Comme le confie Inna Tarabukhina, une étudiante de McGill née en Ukraine, en entrevue avec Le Délit, « le plus terrifiant est qu’il n’y a pas d’issue claire [à cette crise]».

Des divisions culturelles

Un premier élément permettant d’expliquer les événements actuels, présenté par le magazine en ligne Slate, dans l’article « La carte pour comprendre la situation en Ukraine » (paru le 13 décembre 2013), se base sur le point de départ des manifestations à Kiev : le refus du président de signer un accord d’association avec l’Union Européenne, suite à des pressions de la Russie. D’après le politologue et historien Andreas Umland, dans un article du mensuel français Le Monde diplomatique, ces pressions étaient surtout verbales (« suicide économique », « abandon de souveraineté », « violation du Traité d’amitié russo-ukrainien sur lequel les fondements de notre relation sont bâtis », a déclaré le pouvoir russe, selon les dires d’Umland). C’est cette volte-face du président qui a mené les Ukrainiens en masse dans les rues de la capitale afin d’exprimer leur volonté de rapprochement avec l’Europe. L’article de Slate explique ainsi que les divisions entre europhiles, soit les premiers manifestants, et russophiles, sont en partie d’ordre culturel, presque ethniques : à l’Ouest de l’Ukraine (où se trouve Kiev, la capitale) la population est majoritairement catholique, parlant ukrainien (à 78%) et géographiquement plus proche de l’Union Européenne ; la partie orientale, est peuplée par des russes « ethniques », parlant russe et de religion orthodoxe, qui représentent environ 17% de la population. La manière dont la révolution ukrainienne est traitée est donc en partie biaisée car la plupart des journalistes, comme l’explique le journal Washington Post (« This one map helps explain Ukraine’s protests », de Max Fisher, paru le 9 décembre 2013) sont basés à Kiev, ville pro-européenne de par sa position et sa population. De plus, précise l’article, le président ukrainien, Victor Ianoukovitch, vient de la partie orientale, pro-russe, de l’Ukraine, ce qui explique sa position et en partie ce pourquoi il est aussi contesté.

Ainsi cette révolte peut être vue à travers deux prismes : le premier est celui de l’intégration à l’Union européenne, ce que souhaite la majorité des contestataires à Kiev, et qui a enclenché les premières manifestations ; le second est celui du renouvellement des élites politiques.

Néanmoins, le conflit n’est plus réductible à une opposition entre un gouvernement soutenu par les pro-Russes et les partisans de l’Union européenne. Aujourd’hui il est clair que les Ukrainiens se battent d’abord, et en majorité, pour que le président Ianoukovitch quitte le pouvoir : en effet, si 79% des Ukrainiens ne sont pas satisfaits de l’état actuel des affaires publiques (69% ont peu ou pas confiance en Ianoukovitch), ils ne sont plus que 37% à vouloir rejoindre l’Union européenne, d’après l’organisation à but non lucratif International Foundation for Electoral Systems. Chiffre intéressant, ils sont 33% à préférer intégrer l’union douanière proposée par la Russie. Là encore, ce sont surtout les disparités territoriales qui sont à prendre en compte, puisque dans l’Ouest 73% des Ukrainiens préfèreraient rejoindre l’Union européenne (contre 5% pour l’union douanière avec la Russie), alors que dans le Sud et dans l’Est les Ukrainiens sont favorables à une union avec la Russie, et soutiennent donc le président Ianoukovitch. Cette population russe est présente en Ukraine depuis des siècles, puisqu’avant de faire partie de l’Union des républiques socialistes et soviétiques (URSS) l’Ukraine était aussi intégrée à l’Empire russe. Le premier pas vers la compréhension des révoltes est donc ethnique et culturel.

Ainsi cette révolte peut être vue à travers deux prismes : le premier est celui de l’intégration à l’Union européenne, ce que souhaite la majorité des contestataires à Kiev, et qui a enclenché les premières manifestations ; le second est celui du renouvellement des élites politiques, qui avait déjà entraîné la révolution orange en 2004 (vague de manifestation ayant éclatées à Kiev pour contester le résultat des élections présidentielles pendant lesquelles Ianoukovitch avait été accusé de fraude. Finalement, la victoire avait été attribuée à Ioutchenko suite à une decision de la Cour suprême). Dans une vidéo (« I am a Ukrainian ») diffusée sur YouTube le 10 février 2014, et qui est rapidement devenue virale, une Ukrainienne déclare : « nous voulons être libérés d’une dictature. Nous voulons être libérés des politiciens qui ne travaillent que pour leur propre compte, qui sont prêts à tirer, à battre, à blesser des gens juste pour sauver, juste pour préserver leur argent, leurs maisons, leur pouvoir. »

Lors d’une conférence organisée par la Société des étudiants ukrainienne à McGill, intitulée « Why Ukraine matters » (pourquoi l’Ukraine est importante, ndlr) le 19 février dernier, le professeur Dominique Arel a rappelé que les chiffres doivent être pris avec précaution : par exemple, l’est ukrainien ne soutient pas le mouvement « euromaidan », ou  « printemps ukrainien » (porté par les manifestants sur la place centrale de Kiev) pour son idéologie pro-européenne. En revanche, ils partagent leurs velléités anti-gouvernementales.

Un voisin omniprésent

Pour comprendre cette crise, il faut voir que la Russie est omniprésente, même de manière indirecte, dans les affaires intérieures ukrainiennes. C’était l’argument développé par le spécialiste de l’Ukraine Roman Serbyn lors de la conférence du 19 février à McGill. Il explique que la Russie garde la même attitude envers l’Ukraine qu’avant l’effondrement du bloc soviétique : la Russie considère ce pays comme une de ses « colonies », sur laquelle elle a un droit de regard et d’ingérence. Sous la dictature de Staline puis de ses successeurs, l’Ukraine était en effet dirigée par Moscou, sans aucune délégation de pouvoir. Si l’Ukraine était censée être un État souverain, la famine orchestrée par l’URSS en 1932 (ayant fait, selon les estimations, entre 3 et 8,5 millions de morts) est l’un des nombreux événements témoignant du contraire. Afin de montrer que les mentalités ont peu changé sur cette question en Russie, le professeur Serbyn rapporte cette phrase de Vladimir Poutine : « la plus grande tragédie du vingtième siècle est le démantèlement de l’URSS. » Il caresse ainsi l’espoir de refaire de l’Ukraine un pays satellite, selon l’universitaire, et ne veut donc pas perdre ce pays au détriment de l’Europe. D’un point de vue purement géopolitique, l’Ukraine est aussi l’exemple d’un terrain stratégique pour l’envoi de gaz vers l’Europe.

Poutine caresse ainsi l’espoir de refaire de l’Ukraine un pays satellite, selon l’universitaire, et ne veut donc pas perdre ce pays au détriment de l’Europe.

Pour l’étudiante Inna Tarabukhina, céder aux pressions du président russe Poutine serait un « retour en arrière ». Les « euromaidan » sont donc engagés dans une lutte nationaliste, en souhaitant se rapprocher de l’Union européenne. Ils sont majoritairement soutenus à l’international, à Montréal par exemple, où une manifestation était organisée devant le consulat de Russie le 20 février dernier, afin de s’insurger contre « la violence et la terreur que le président Ianoukovitch commet contre son peuple » et qui sont « devenus possible grâce à la position passive de l’Union européenne et des États-Unis et [à cause de] l’ingérence de la Fédération de la Russie dans les affaires internes ukrainiennes », comme l’explique la page Facebook de leur événement. Durant cette manifestation, qui a rassemblé de nombreux Ukrainiens ayant émigré au Canada, des slogans tels que « Russie, recule », « Non au retour de l’URSS » ou « Moscou exporte la terreur » ont fusé.

Face à l’attitude de la Russie, qui défend sa zone d’influence aux portes de l’Europe, l’UE a eu une réponse timide : les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne ont évoqué des sanctions contre les auteurs des exactions (du côté des « officiels » tout du moins), en supprimant par exemple les attributions de visas. Mais rien de concret, afin de ne pas fermer la porte à une solution diplomatique, espérée par tous.

Une démocratie chancelante

Mais l’attitude de la Russie est loin d’être le seul facteur expliquant l’attitude actuelle de Ianoukovitch. L’aggravement du conflit tient aussi au fait que le système judiciaire ukrainien est fortement politisé, et n’exerce aucun contrôle de façon indépendante. La professeure Maria Popova, de l’Université McGill, a démontré ainsi durant la conférence de la semaine dernière que l’une des différences entre la révolution orange de 2004, qui avait porté Viktor Iouchtchenko (le prédécesseur de Ianoukovitch)  au pouvoir, et le mouvement « euromaidan » d’aujourd’hui, est l’attitude du pouvoir judiciaire : en 2004 la Cour suprême avait été « le lieux de résolution des disputes » (qui portaient sur l’enjeu des élections) en donnant la victoire à Iouchtchenko. Aujourd’hui, la justice agit en tant que « preneur d’otage ». Maria Popova explique ainsi que les plaintifs pro-gouvernementaux ont beaucoup plus de chance d’obtenir un jugement favorable et que les décisions judiciaires sont inféodées au contexte politique. Ainsi, dans les derniers mois, les manifestants anti-gouvernement arrêtés étaient automatiquement condamnés à deux mois de prison, quand des charges criminelles n’étaient pas retenues contre eux de manière illégale. Puis, alors que Ianoukovitch essayait de se « rapprocher » de sa population (en proposant par exemple le poste de premier ministre à l’opposition, à condition de pouvoir le renvoyer à sa guise), toutes les personnes faisant appel étaient graciées à peu d’exception près. Or le taux de réussite des appels est généralement de 3% en Ukraine.

Aujourd’hui, la justice agit en tant que « preneur d’otage ».

Le gouvernement n’est donc pas la seule instance corrompue, c’est tout le système qui est  biaisé, en témoignent le « zoo privatif » et autres dépenses somptuaires que les manifestants ont pu constater en investissant la maison du président Ianoukovitch, après sa fuite le samedi 22 février.

Les allégations portées contre le gouvernement la semaine dernière selon lesquelles il aurait engagé des « titushkis »  (« voyous », en français) afin de semer le trouble parmi les manifestants ne sont qu’une illustration de plus de l’état d’esprit d’un pouvoir exécutif dépassé par les événements et prêt à tout pour conserver les rennes du pays.

Ces « titushkis », amenés des environs de Kiev, sont de jeunes hommes violents, prêts à tout pour quelques dollars (entre 34 et 68 selon le service de diffusion allemand Deutsche Welle dans l’article « Titushkis- the Ukrainian president’s hired strongmen » paru le 19 février).

Quelle relève ?

Du côté des manifestants se trouvent les trois principaux opposants politiques de Victor Ianoukovitch. Le premier est un ancien boxeur, Vitali Klitschko, chef du parti « Oudar », qui, selon un récent sondage de l’Institut International de Sociologie de Kiev (« Kiev International Institute of Sociology »), l’emporterait face au président actuel en cas d’élection présidentielle, avec 65% des voix. Cet institut de sondage est fiable, car, comme l’explique le professeur Dominique Arel à la conférence « Why Ukraine matters », c’est « ce même institut qui avait prédit la victoire de Ioutchenko en 2004, et celle de Ianoukovitch en 2010 ». De plus, ce sondage montre que Klitschko, pour atteindre ce score, aurait au moins 45% des voix dans le Sud et l’Est de l’Ukraine, « ce qui est trois fois ce qu’une figure d’opposition a jamais réalisé dans le royaume du Parti des régions [le parti de Ianoukovitch, plébiscité par les russophones]», indique Dominique Arel. Un autre opposant, plus crédible au niveau de l’expérience politique, mais moins charismatique, est Arseniy Iatseniouk ancien ministre et président du Parlement ukrainien en 2007, ayant démissionné suite à une vaste affaire de corruption afin de préserver son intégrité. Il avait terminé quatrième de l’élection présidentielle en 2010 avec son parti « Le front pour le changement ». Ce dernier est pro-européen. Enfin, le troisième opposant est Oleg Tyahnybok, nationaliste et chef du parti « Liberté », anti-russe : il propose par exemple d’instaurer des tests de langue ukrainienne pour travailler dans l’administration, ce qui marquerait un réel tournant. En effet, aujourd’hui, les russophones de naissance sont une minorité, mais, comme l’explique le professeur Roman Serbyn, le russe est la langue des affaires et des élites. Selon lui, ce genre de situation n’est possible que dans une « société post-coloniale ». Un exemple éloquent est celui de l’ancien premier ministre Mykola Azarov (qui a présenté sa démission le 27 janvier dernier), qui parle à peine ukrainien car il a suivi une éducation en russe. Il faudra également surveiller le rôle de Yulia Timochenko, ancienne première ministre libérée samedi 22 février après de nombreuses accusations d’abus de pouvoir, qui pourrait rassembler les Ukrainiens en vue de l’élection présidentielle de mai 2015.

La décision du Parlement ukrainien de suspendre le président Ianoukovitch de ses fonctions exécutives le 22 février dernier, ainsi que la défection de nombreux élus du Parti des régions, laissent augurer des changements. Mais lesquels ? La porte est ouverte à de nombreuses spéculations concernant l’avenir. Quoiqu’il arrive, l’Ukraine ne peut pas retourner à la situation pré-« euromaidan », cela irait à l’encontre de la volonté de trop d’Ukrainiens. Mais avec les tensions grandissantes, et la critique virulente de la Russie formulée par les medias lors du déroulement des événements récents, ne risque-t-on pas, comme l’écrit dans le Moscow Times le professeur américain Simon F. Cohen (« How U.S. media misrepresent Sochi and Kiev », paru le 19 février 2014), de recréer une nouvelle « division rappelant la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, […] non pas à Berlin mais dans le cœur de la civilisation historique russe » ?


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