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P‑6 : contrôler l’espace public

Le règlement P‑6 reste en vigueur malgré son application discrétionnaire par les policiers.

En vertu de l’article 2.1 du règlement P‑6, toute manifestation pour laquelle l’itinéraire n’a pas été communiqué au service de police est illégale. Un rapport publié le mois dernier sur le site Internet du Collectif opposé à la brutalité policière (COBP) révèle que parmi 25 manifestations déclarées illégales depuis le début de l’année à Montréal, 14 ont donné lieu à des arrestations.

Laurent Gingras, sergent responsable des relations médias au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), a affirmé, en entrevue avec Le Délit, que les arrestations sont effectuées uniquement lorsque le contexte l’exige, par exemple quand les policiers sont témoins de « méfaits et d’actes de violence ». Toutefois, selon un communiqué de l’Association des juristes progressistes (AJP), le règlement P‑6 a été utilisé pour « tuer dans l’œuf » des manifestations pacifiques.

Cette divergence de points de vue démontre le caractère impénétrable de l’application du règlement P‑6 depuis son amendement en mai 2012. Chose certaine, les policiers se sont investis du pouvoir de déterminer quand et comment les citoyens peuvent occuper l’espace public. Dans un contexte où le Code criminel fournit déjà plusieurs outils aux policiers pour contrôler les foules, le règlement P‑6 semble superflu et aura rendu les interventions policières imprévisibles et potentiellement abusives.

Règlement Superflu

Les policiers ont le pouvoir, en vertu de l’article 31(1) du Code criminel, d’arrêter tout individu qu’ils jugent « en train de commettre une violation de la paix » ou qu’ils croient, pour des motifs raisonnables, « être sur le point de la commettre ». L’expression « violation de la paix » a été définie par la jurisprudence comme étant une conduite qui peut causer un préjudice réel ou anticipé à autrui. Cette conduite n’a pas à être en soi un acte criminel, au contraire du pouvoir d’arrêt sans mandat prévu à l’article 495(1). L’article 32 du Code criminel permet aussi aux policiers d’employer la force « nécessaire pour réprimer une émeute ».

Présentement, la décision du SPVM de faire des arrestations lors d’une manifestation s’effectue en deux étapes. D’abord, le SPVM établit une stratégie de contrôle de foule en fonction de leurs connaissances sur cette manifestation. Le nombre de policiers qui y seront présents fait partie de cette stratégie. C’est ensuite le commandant d’opération sur les lieux de la manifestation qui ordonne au corps policier de procéder à des arrestations si les circonstances l’exigent et le permettent.

Puisque toutes les manifestations pour lesquelles le trajet n’a pas été dévoilé d’avance sont illégales en vertu du règlement P‑6, le policier peut procéder à des arrestations de manière beaucoup plus hâtive que ne l’aurait permis le Code criminel autrement. La simple appréhension des policiers basée sur les circonstances pourrait donc justifier des arrestations.

Peut-être est-il désirable de mettre fin à une manifestation avant que les critères fixés par le Code criminel ne soient atteints, mais c’est à la société de faire ce choix par l’entremise de nos institutions démocratiques, et non au corps policier. Or, tel que le rapporte l’Agence QMI, un policier du SPVM aurait justifié les interventions du printemps 2012 en affirmant en entrevue que « la population en a assez des manifestations ». Se faisant, la police « semble s’immiscer dans la prise de décision politique », indique l’AJQ dans un communiqué.

Si la communauté souhaite réellement que soient illégales ces manifestations, des contraventions devraient être distribuées lors de chaque manifestation qui ne respecte pas cette règle, quelle que soit sa nature. Toutefois, ce sont généralement les manifestations à caractère politique qui se terminent par des arrestations en vertu du règlement P‑6. Marc Parent, chef du SPVM, avait d’ailleurs déclaré en conférence de presse que ce règlement ne serait pas appliqué aux célébrations sportives lors des séries puisque « on sait très bien qu’à ce moment-là, on n’est pas là pour demander à quelqu’un son itinéraire ».

Règlement invalide

Lors de sa campagne électorale, Denis Coderre a exprimé son appui au règlement P‑6. Puisque le nouveau maire ne semble pas avoir l’intention de modifier ou d’abroger ce règlement, ce sont les tribunaux qui décideront de son avenir. La Cour Supérieure devra bientôt déterminer la validité constitutionnelle du règlement dans le cadre d’un recours déposé l’an dernier par Julien Villeneuve, également connu sous le nom d’Anarchopanda. Les dates d’audience sont prévues pour le 18 et 19 décembre 2014.

Selon Lucie Lemonde, porte-parole de la Ligue des droits et libertés et professeure en sciences juridiques à l’UQAM, il est très probable que la requête de Monsieur Villeneuve soit entendue. En 2012, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) a émis un avis sur la loi 12, une loi provinciale maintenant abrogée qui encadrait les manifestations d’une manière qui rappelle le règlement P‑6.

L’avis de la CDPDJ dénonçait l’atteinte injustifiée de la loi 12 sur les libertés d’expression, de réunion pacifique et d’association protégés par l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés. Or, Madame Lemonde souligne que le règlement P‑6 a un impact encore plus significatif sur ces libertés. « La loi 12 ne touchait que les organisateurs des manifestations tandis que le règlement P‑6 s’applique à tout individu présent », explique-t-elle en entrevue avec Le Délit.

Règlement problématique 

Si le caractère illégal d’une manifestation découle du règlement P‑6, les arrestations sont, pour leur part, le résultat de l’application discrétionnaire de ce règlement par les policiers. « L’infraction rapportée sur les contraventions n’est jamais relative à l’itinéraire (article 2.1 du règlement), c’est l’attroupement illégal qui y est inscrit (article 2 du règlement)», révèle Lucie Lemonde.

L’article 2 est en vigueur depuis la version initiale du règlement P‑6, adoptée il y a plus de dixans. Or, cet article n’aurait pas été employé pour justifier des arrestations lors des manifestations étudiantes du Printems 2012. Il n’aurait été inscrit sur les contraventions qu’à partir de mai 2012, date de l’ajout au règlement P‑6 de l’obligation de transmettre l’itinéraire et de l’interdiction de porter un masque. Ce soudain recours à l’article 2 du règlement P‑6 par les policiers soulève un doute quant aux véritables motifs derrière les arrestations du printemps 2013.

De plus, certains pouvoirs d’arrêt, comme celui prévu à l’article 75 du Code de procédure pénale en cas d’infraction à un règlement, requièrent que le policier ait « été témoin de » ou ait « constaté » cette infraction avant d’arrêter le contrevenant. Or, lors des manifestations, « le policier qui procède à l’arrestation n’est pas nécessairement celui qui a vu l’acte se produire, ce qui n’est pas le cas habituellement lors des patrouilles policières », témoigne en entrevue Pierre Saint-Antoine, directeur des affaires institutionnelles et des communications à l’École nationale de police du Québec. « En situation d’urgence, chaque policier sur la ligne de contrôle de foule ne peut se permettre de donner son opinion », poursuit-il.

La CDPDJ devra maintenant évaluer si le SPVM fait également preuve de profilage politique. En septembre dernier, la Ligue des droits et libertés y a déposé une plainte au nom de 35 manifestants arrêtés lors de la manifestation contre la brutalité policière du 15 mars 2013.

Le caractère légitime des arrestations sera aussi examiné par la Cour Supérieure dans le cadre des six recours collectifs contre la Ville de Montréal déposés cet automne par des manifestants arrêtés au printemps dernier en vertu du règlement P‑6.

Que ce soit dans le cadre d’un recours collectif, d’une contestation constitutionnelle, ou d’une enquête de la CDPDJ, ce sont les tribunaux qui, en fin de compte, vont déterminer si les policiers continueront d’exercer un tel contrôle discrétionnaire sur un espace vital pour l’expression citoyenne : la rue.


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