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« Inhalación » de Martiel

Tragédie du sous-financement en un acte.

Camille Chabrol

Jeudi soir, les endroits où attacher son vélo se font aussi rares autour des Bains Saint-Michel de la rue Saint-Dominique que les places de stationnement pendant le Grand  Prix de Formule 1. À chacun sa Mecque.

L’événement liminaire de la soirée est une performance inédite de l’artiste cubain Carlos Martiel Degado Sainz intitulée Inhalación. D’après L., son acolyte, aucune de ses performances n’est « préparée », elles cultivent le péril. Ses œuvres doivent être sous-tendues par une sensation de risque – une fébrilité, une anxiété quant à la menace de la tragédie.

Créée dans le cadre du festival VIVA ! Art Action, Inhalación se veut une expression de la puissance propre à chaque humain. S’inspirant de la parabole biblique de la résurrection de Lazare de Béthanie, Carlos Martiel se fait ensevelir dans un tombeau vertical, placé au fond de la piscine des Bains Saint-Michel, duquel il devra s’extraire.

Trois aides le recouvrent de plâtre avec une solennité qui s’étiole peu à peu, au fil de l’arrivée de petites filles qui peuplent progressivement la piscine. Imprévues, ces petites bambines hautes comme trois pommes, enfants de membres de l’assistance, créent une croquante dichotomie en rigolant face à Carlos Martiel, nu, qui maintient un regard impartial et transi.

Autre imprévu : lorsque le tombeau se remplit jusqu’au épaules de l’artiste, le mot se passe qu’il y a pénurie de plâtre. Discrètement, L. va demander à Carlos Martiel ce qu’il prévoit faire. Quelque peu dépité, il lui répond qu’il ne pourra pas se faire recouvrir le corps entier, qu’il ne pourra pas mettre sa vie en danger et causer l’arrêt respiratoire prévu avant la libération – en d’autres mots, le message de l’œuvre, liée à la résurrection, tombe à l’eau.

Habituellement profondément troublantes, les performances de Carlos Martiel Delgado Sainz se meuvent par le biais d’images saisissantes et poétiques pour aborder des questions politiques. L’artiste expose son corps à divers types d’agressions, tant physiques que morales, dont l’issue est incertaine, pour dénoncer les inégalités sociales, l’armée, le racisme et la violence. On pense à Lazos de sangre (noeuds de sang) dans laquelle il s’ouvre les veines des avant-bras pour déverser son sang dans la mer, question d’explorer l’acte de l’offrande – ou encore à Integración, lors de laquelle il se couvre les yeux d’excréments et lèche le plancher d’une galerie d’art à La Havane. Une de ses œuvres les plus marquantes, A donde mis pies no lleguen (là où mes pieds n’arrivent pas), aborde le thème de la dérive : ingérant au préalable une forte dose de narcotiques, l’artiste embarque dans une chaloupe et se laisse porter, engourdi, par le courant d’une rivière.

Selon L., les organisateurs du festival VIVA !, mains liées à cause de subventions moins généreuses cette année, ont dû tourner les coins ronds ; entre autres, pour le plâtre de Carlos Martiel.

Le festival montréalais tient mordicus à préserver une accessibilité universelle. Leur campagne de levée de fonds parle d’une « longue tradition de gratuité dans le milieu artistique sans but lucratif québécois et canadien ». D’ailleurs, ils disent faire « l’impossible pour offrir des conditions de travail décentes et un accueil généreux aux artistes invités ». Dans le cas de Carlos Martiel, l’hyperbole de « l’impossible » revêt un sens beaucoup plus réel.

Même s’il a su tenir tête et terminer sa performance avec toute la dignité possible, l’artiste s’est retrouvé dans l’impossibilité de livrer son message, muselé par des lacunes qui n’étaient pas siennes à pallier. Triste ironie.


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