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A.F. prestidigidateur

Pourquoi Bologne ou la certitude du choc.

Alain Farah est écrivain et professeur adjoint au Département de Langue et Littérature Française à l’Université McGill. Son second roman Pourquoi Bologne, vient de paraître aux Éditions Le Quartanier. Il avait déjà publié un recueil de poésie en 2004 intitulé Quelque chose se détache du port, et un premier roman en 2009, Matamore n°29. Spécialiste de littérature contemporaine, il a également publié un essai en 2013 sur les avant-gardes, Le Gala des Incomparables aux Éditions Classiques Garnier.

Dans Matamore n °29, Farah livrait une autofiction déjantée à l’écriture fragmentée. Il poursuit son projet esthétique avec Pourquoi Bologne, roman « normal » relatant son arrivée en tant que professeur à McGill. Entre S.F. rétro, Alfred de Musset et Lady Gaga, un narrateur paranoïaque également nommé Alain Farah se retrouve traqué par la CIA.

Le Délit : On va commencer par la deuxième question, puis après on fera la première.
Alain Farah : Vous faites ce que vous voulez (Rires).

LD : Qu’est-ce que vous me dites si je vous dis que vous êtes un écrivain surréaliste ? 
AF : Euh… Je suis fâché !

LD : Ce qui m’est venu à l’esprit c’est la une de la section « Livres » du Devoir fin août, avec votre photo, et, dans un encart à côté, il y a une brève sur Edgar Allan Poe, qui tient une place prépondérante dans Pourquoi Bologne.

AF : C’est pas mal, comme hasard heureux, non ? J’ai toujours trouvé les surréalistes esthétisants, pas assez radicaux. Moi, c’est Dada, mon influence. Avec le surréalisme, on est dans le compromis. J’aime les livres de Breton mais son côté petit chef d’entreprise littéraire me fatigue. C’est une drôle d’avant-garde le surréalisme, une avant-garde qui dure quarante ans…

LD : Ce serait trop réfléchi comme geste ?
AF : Ce n’est pas tant l’intention qui me gêne. Il faut réfléchir aux gestes qu’on pose. Mais l’intensité surréaliste est programmatique : « on va faire ci, on va faire ça, on va dire ci, on va dire ça ». Breton est un homme de pouvoir, ça pue. D’ailleurs, assez vite, tous les écrivains intéressants vont rompre avec lui, de Artaud, Ponge, Desnos… Enfin, il y a des choses bizarres qui arrivent, et de retrouver Poe à côté de ma photo dans Le Devoir, c’était beau ! Je pense par contre que personne n’a remarqué à part vous et moi !

LD :  Et l’épisode du réservoir McTavish qui explose l’année dernière, alors que vous étiez en cours, en train de dire à vos élèves que quelque chose allait se produire ?
AF : Oui, j’étais en classe, je parlais de ma visite là-bas, j’ai dit que ça allait péter un jour et bam ! Nous avons été évacués ! 

LD : Vous développez d’ailleurs dans votre œuvre une relation spéciale au hasard, sur laquelle vous jouez, c’est très mallarméen.
AF : Une question que pose Mallarmé, c’est : peut-on abolir le hasard par la littérature ? Oui, parce qu’on contrôle tout, c’est un sas, un espace contrôlé où on décide de la lumière qu’il fait, de la température ambiante. En même temps, on sait que ça ne peut pas arriver dans la vraie vie, un tel niveau de contrôle. Dans la vraie vie, on ne contrôle rien. Donc la question du hasard et son abolition m’intéresse parce que c’est une tentative de poser des déterminismes, alors qu’il faut accepter la contingence. au lieu de penser qu’on a le contrôle sur notre destin ; on ne contrôle pas grand-chose même si dans un livre, on contrôle, un peu trop d’affaires, parfois.

LD : Pourtant, vous dites qu’écrire est une nécessité, c’est un des thèmes principal de votre livre. Est-ce que vous contrôlez tant que ça votre écriture ?
AF : Une fois passée la nécessité de poser le geste et de devoir se raconter des histoires, j’occupe le territoire de mes phrases, de mes obsessions. On crée des systèmes pour faire en sorte qu’on abolisse le hasard, le hasard de la mauvaise écriture, le fait de penser qu’écrire revient juste noircir du papier comme si on pouvait dénier l’élaboration formelle et esthétique nécessaire à la littérature.

LD : On sent que la question de la structure est omniprésente chez vous, on est dans le patchwork, le collage de références populaires et littéraires, mais cela dépasse le strict collage car tout est relié.
AF : Oui, tout à fait. Dans mon premier roman, Matamore no 29, ou peut-être dans mon premier livre, je ne sais plus, je parle du fait de devoir « supporter la constellation de mes liens» ; un lien relie deux choses mais les tient aussi entre elles, un lien est un instrument de contrôle. Cette question s’est posée dans mon travail : comment faire avancer mon écriture, faire en sorte que ce collage ne soit pas arbitraire. C’est ça, le problème, et ça m’a fait chier, l’autre jour, sur France Inter, quand un animateur pénétré de sa propre certitude de savoir ce qu’est la littérature a laissé entendre que Bologne était un délire, autrement dit, que c’est du n’importe quoi. J’ai construit un dédale, ce n’est pas n’importe quoi, mais si quelqu’un n’est pas capable d’y entrer, ça devient dur d’établir le dialogue.

LD : Il y a une tension d’ailleurs dans la structure de votre roman entre le mouvement circulaire, « on tourne en rond » (p. 133) d’une part, et le « on progresse » (p. 107) d’autre part. 
AF : Le « on progresse » est d’une grande violence. C’est le moment où le narrateur revient à zéro, au moment de sa naissance. C’est une ironie où l’ironiste ne s’en sort pas vraiment, c’est ça la différence avec les pratiques de l’ironie distancée et wanna-be kunderienne. Pour jouer avec moi, il faut avoir le goût, comme lecteur, de se dire que « je vais avoir mal ».

LD : En même temps, on note une volonté de ne pas perdre le lecteur dans les références. Certaines sont expliquées plus tard dans le livre, pour que l’on puisse faire le lien.
AF : Oui, même si ça m’a fatigué de faire ça, j’ai compris que je n’avais pas le choix, par respect pour le lecteur. J’ai passé l’étape où je faisais mes affaires juste pour moi.

LD : C’est le sens de la remarque d’un libraire, qui se trouve d’ailleurs dans le livre, sur Matamore no 29, comme quoi c’est une fête à laquelle personne n’est invité. Avec Pourquoi Bologne, je trouve qu’on est devant un film de la Nouvelle Vague, on sait que c’est beau, qu’il y a une cohérence mais on ne comprend pas tous les ressorts. Comme dans certains films de Godard.
AF : On ne le sait pas trop quand on le fait non plus. C’est drôle de parler de Godard, c’est cette référence qui m’a libérée, elle m’a permis de mettre au premier plan le geste avant les enjeux fondamentalement narratifs. J’ai reçu des courriels de lecteurs me disant que j’aurais pu pousser plus certains aspects, certaines relations entre les personnages, mais ce n’est pas mon projet d’expliciter davantage le lien entre Édouard et le narrateur, par exemple. Je n’ai pas envie de faire de la psychologie. C’est une réflexion esthétique. Qu’est-ce que c’est, la littérature, en 2013 ? Heureusement, le lecteur qui n’a pas envie d’avoir un traité d’esthétique ou un manifeste comme l’était Matamore peut traverser le livre en se sentant rassasié, grâce à mon pseudo spy-novel !

LD : Ces adresses au lecteur, vous les avez écrites quand ? Après les premiers jets ?
AF : Oui, quelques mois avant que je donne le manuscrit à mon éditeur, dans une des trente versions ! Dans les premières versions, Bologne était super linéaire, il n’y avait pas de capsules, ça ne marchait pas ; en discutant avec Éric de Larochellière, mon éditeur, j’ai réalisé que je devais revenir à mes affaires à moi, qui ont toujours été plus fragmentées.

LD : C’est vrai qu’il y a une évolution stylistique énorme entre Matamore et Bologne, rien que dans la taille des capsules par exemple.
AF : Ce n’étaient pas des capsules, dans Matamore. J’avais construit des épisodes qui fonctionnaient avec des one-liner. Cadiot m’avait influencé pour ça : « je presse Enter, on recommence, j’écris une phrase, Enter, on recommence. » C’était encore de la poésie. Là, c’est plus étendu, pour laisser la chance à l’histoire de se développer, pour que le lecteur se l’approprie, qu’il se dise « Oh, Candice est mignonne, Salomé me fait peur ». Il y a une vraie ligne sentimentale dans le livre. On m’a dit, à propos des relations amoureuses du narrateur qu’elle était étranges, qu’on ne sait pas si les femmes lui veulent du bien ou du mal.

LD : Vous avez dit dans une entrevue parue dans La Presse que la phrase la plus importante de votre roman c’est « Écrire c’est jouer ; et jouer, c’est perdre » p.180.
AF : C’est vrai qu’elle résume tout le truc. J’écrivais des choses mais je m’emmerdais en les écrivant, donc je ne les ai pas gardées, parce que si je ne m’amuse pas, ça ne sert à rien. Je me demande quand même ce que j’ai voulu dire avec cette phrase… Un psychanalyste m’a écrit en me disant que c’était quelque chose de super important en analyse de comprendre que la vie est quelque chose qui nous amène nécessairement à la perte. La phrase aurait pu être : « Jouer, c’est comprendre qu’on peut perdre », Mais je ne pense pas que ce soit un livre pessimiste.

LD : Pour moi, la phrase la plus importante, c’est « Est-ce grave de ne rien comprendre si c’est beau ? » (p. 144).
AF : Oui, ça c’est hyper important. C’est une question grave dans le monde d’aujourd’hui : est-ce qu’on peut faire des choses juste parce qu’elles sont belles ? On va nous dire « ben oui tu peux les faire », mais dans le fond, on est mort économiquement, si on s’occupe seulement de beauté, on ne vendra pas des centaines de milliers d’exemplaires. Et c’est peut-être tant mieux. 

LD : Vous acceptez la clandestinité en signant ce roman, vous acceptez de rester à l’ombre de la littérature commerciale ?
AF : C’est un bien grand mot, clandestinité ! Savez-vous qu’Hubert Aquin a déjà fait une conférence de presse pour annoncer qu’il prenait le maquis ? Ça serait un truc comme ça, peut-être. Blague à part, je m’éloigne peut-être de certaines possibilités commerciales, mais ça ne me fatigue pas tant que ça.

LD : Mais en même temps, il y a quelques gloires à être incompris.
AF : Non, pour moi l’idée n’est pas de compter sur la gloire et la malédiction. L’idée est plutôt de se dire « je fais exactement ce que j’ai à faire et puis qui m’aime me suive ». En tout cas, ce n’est pas dans les termes inversés, je ne me pose pas la question de ce qu’il faut que je fasse pour qu’on aime. Je ne demande pas la permission, mais je peux constater que cela a un coût. Si j’avais fait une vraie histoire d’amour entre Candice et le narrateur, si la CIA avait été vraiment très méchante et que j’enlevais toutes les références à la culture, j’aurais sans doute vendu cinq fois plus de livres. Sauf que ce n’est pas ce que j’ai à faire.

LD : Vous « aimez mieux pianoter des choses qui [vous] amusent, même si [on est] moins nombreux sur la piste de danse » (p. 181)?
AF : Oui, c’est l’espoir aussi qu’une certaine sphère puisse s’emparer du bouquin. C’est une victoire au bout d’un travail de longue haleine.

LD : J’ai l’impression que ce travail-là va plus loin que Pourquoi Bologne, il se retrouve dans vos cours, dans le hors-texte. Il y a une adéquation entre le style d’écriture et le personnage.
AF : Oui, ça aussi c’est Godard, Duchamp… Ce que je fais à la radio, ce sont des gestes qui répondent à un projet esthétique, qui est celui d’être un écrivain au XXIe siècle, avec ce que ça implique et ce que ça n’implique pas. Il y a des moments, c’est le fun, d’autres non. Mais je ne sais pas si je vais réussir à tenir comme ça longtemps. Bologne, c’est un livre sur mon arrivée à McGill, qui était un espèce de saut qualitatif socialement. Pour les Montréalais, c’est presque mythique, McGill. C’est un monde dans un monde, avec son arbitraire, sa symbolique.

LD : On se demande comment les gens qui ne vous connaissent pas perçoivent votre œuvre.
AF : Depuis que j’ai écris ma première ligne, les gens me disent « Je te lis, et puisque je te connais, je comprends ». J’espère que Bologne va me débarrasser de ça une fois pour toutes, j’ai vraiment fait un effort pour qu’il soit autonome. Je dis « c’est moi, c’est moi ! », alors que dans les faits, c’est un narrateur non fiable. Si je vous dis toujours que je mens, est-ce que je suis en train de mentir ?

LD : Votre narrateur s’appelle Alain Farah, vous posez ce geste, comme le narrateur de La Recherche de Proust s’appelle Marcel. On sait qu’il y a du mensonge. Est-ce que c’est cet Alain Farah ?
AF : C’est ça, le jeu. Si la CIA a vraiment financé des recherches à McGill, si le docteur Cameron a vraiment existé, qu’est-ce qui est vrai quand on parle de trucs plus intimes ? Pour moi, c’était une façon de me protéger. Le narrateur s’approprie certaines choses.

LD : Quand il cite l’incipit de La Confession de Musset par exemple, ou la lettre de l’ancienne patiente de Cameron, on ne sait pas si c’est la vraie lettre. Tout ça permet de brouiller les pistes. 
AF : C’est aussi la position du narrateur, c’est pour ça que j’ai dit que la seule chose à comprendre, c’est que c’est quelqu’un qui a mal et qui veut s’en sortir. C’est là où la littérature devient puissante, c’est par ce geste-là qu’il y a du remède. C’était le tagline, « se raconter des histoires pour s’en sortir ».

LD : Votre livre est moins radical que ce à quoi on pouvait s’attendre, vous connaissant, au regard de votre œuvre, souvent politisée.
AF : La radicalité dans ce livre est avant tout esthétique. J’ai invité les gens à la fête, dans Bologne, mais je ne veux pas que le lecteur s’en sorte indemne. Les trois premières parties, c’est comme un tour de magie, on en met plein la vue. Mais quand l’ancienne patiente de Cameron parle, c’est une souffrance tellement brute qu’on ne peut pas fermer ça et se dire « prochaine lecture ».

LD : La question sans réponse sous laquelle je place le roman c’est le ça, le je-ne-sais-quoi de Tristan Corbière que je vais vous relire : « Il ne naquit par aucun bout / Fût toujours poussé vent debout / Et fût un arlequin-ragoût / Mélange adultère de tout / Du je-ne-sais-quoi mais ne sachant où / […] Trop de noms pour avoir un nom ». Et cela rejoint aussi l’énigme de Bologne, une pièce maîtresse du livre.
AF : C’est magnifique, Corbière, n’est-ce pas ? Steve Savage, un écrivain des premiers jours au Quartanier, qui est aussi traducteur de formation, m’a envoyé un courriel pour me faire remarquer qu’en anglais on disait Poloney, Boloney ou Baloney pour la saucisse de Bologne, et que ça veut dire nonsense, charabia ! À un moment donné il y a trop d’affaires, on ne sait plus. Il faut que les gens aient envie de ça. Maintenant, le livre existe, il est là, je ne sais plus trop ce que j’ai fait. C’est comme quand t’as fait la fête jusqu’à quatre-cinq heures du matin, il y a un moment de fatigue, de mélancolie, d’épuisement et en même temps tu es heureux, mais tu te demandes comment tu vas faire pour continuer. C’est comme Céline qui après Mort à crédit dit : « C’est fini, je sais pas ce que je veux faire d’autre, je ne peux plus rien faire ».
Il y a tellement de distance dans le livre que parfois les lecteurs n’ont pas cette distance par rapport au travail de l’écrivain. Tantôt, je me suis fait interpeller, dans la rue, par l’éducatrice de mon fils ! Elle a lu mon livre, elle est super enthousiaste et en me croisant elle m’a dit : « Salut, le déstabilisé émotionnel ! ». À mon sens, parce que j’ai dit que « j’étais Alain Farah », c’est moins ambigu, parce que je dis que je suis tellement conscient de ces « Je»-là, qu’il y a de la distance. Le « Je », les gens l’amalgament beaucoup. C’est toute la complexité de l’autofiction.
Ce que j’espère, c’est que ce sera lu, que le monde s’amusera. De livre en livre, j’essaie de faire en sorte que mon lecteur travaille de moins en moins, ou autrement, sauf que ce n’est pas évident avec le projet que je caresse. C’est aussi le contexte de la littérature québécoise, qui se fait au quotidien, qui n’est pas une littérature qui appelle spontanément des aventures comme celle-là. Maintenant j’attends, le livre existe, je ne sais pas ce que j’attends quand je dis « j’attends », mais j’attends.

Questionnaire du Délit :

Votre mot préféré : Mot
Le mot que vous détestez : Pouvoir
Votre drogue favorite : Le pouvoir
Son, bruit que vous aimez : Le rire d’un enfant
Son, bruit que vous détestez : Le bip bip à l’hopitâl
Juron ou blasphème favori : Câlice
Homme ou femme à mettre sur un billet de banque : Gilles Groulx, le cinéaste
Le métier que vous n’auriez pas aimé faire : Comptable
La plante, l’arbre ou l’animal de réincarnation : L’araignée
Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous l’entendre vous dire après votre mort : « Je m’occupe de ceux qui restent ». 


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