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Les dessous d’une industrie

Confessions d’un planteur

Chaque année, quelques milliers d’étudiants au Canada prennent la route du grand Nord pour travailler dans un secteur de l’industrie forestière canadienne : le plantage d’arbres. Ce secteur est peu connu du grand public canadien, et d’autant plus international, alors que la législation canadienne stipule que chaque arbre coupé au Canada doit ensuite être replanté, afin d’accélérer le processus de régénération des forêts exploitées. Pour ce faire, les compagnies forestières ont recours à des compagnies de plantage d’arbres, qui replantent là où sont passés les bûcherons. Les travailleurs de ces compagnies sont pour la grande majorité des étudiants souhaitant payer leurs études. Il faut dire que ce travail saisonnier peut générer en une saison assez d’argent pour subvenir aux frais d’un étudiant. Reste cependant qu’entre les aspirants planteurs d’arbres et la fin de leurs problèmes financiers existe un obstacle non négligeable : la difficulté du travail et des conditions dans lesquelles il faut l’effectuer. C’est d’ailleurs en raison de ces conditions très rudes que nombreux sont ceux qui démissionnent avant la fin de leur contrat et repartent chez eux en ayant potentiellement perdu de l’argent, en équipement et en transport, plutôt que d’en avoir gagné. Ces détails sont d’autant plus gênants que le système n’est pas sans faille. Les planteurs d’arbres, dû à l’isolement et la distance entre chaque camp, ne peuvent pas s’organiser correctement et ne sont donc pas représentés au niveau provincial ni national. Ce manque de représentation institutionnelle fait du plantage d’arbres un secteur inconnu qui permet à quelques compagnies de se passer de certaines normes de protection des travailleurs, notamment en matière de sécurité et de salaires.

La journée type
La journée type d’un planteur commence à 6 heures, heure à laquelle il émerge de sa tente, prend son déjeuner préparé par les cuistots du camp et prépare son dîner. Le dîner est généralement très frugal, et dans la compagnie pour laquelle je travaillais, deux pots formats industriels de beurre d’arachide et de confiture étaient mis à notre disposition, d’où l’inéluctable sandwich confiture et beurre d’arachide tous les midis. Le planteur prend ensuite son équipement de travail qui consiste en une pelle, des « sacs à arbres », casque, bottes et veste luminescente, puis monte à bord du bus du travail. Le bus, vieux comme le monde, absorbe tant bien que mal les cahots des routes de forêt et conduit les planteurs sur le site du jour, une clairière créé par le travail des bûcherons et qui doit être remplie d’arbres. Puis commence la journée : chaque planteur remplit d’arbres les sacs attachés à ses hanches et commence à les planter tout de suite afin d’alléger son fardeau, fardeau considérablement augmenté par le poids de l’eau les jours de pluie. Après une journée de travail ponctuée de courtes pauses, le bus ramène les planteurs au camp, où le souper les attend. Le temps libre après le souper est généralement plutôt réduit considérant le réveil du lendemain à 6 heures et à la suite de quelques bières autour d’un feu de camp, tout le monde est couché vers 23 heures.
Les planteurs ont tendance à vivre dans l’attente du jour de congé et plus précisément la soirée qui le précède, connu des anglophones sous le nom de booze night. Comme son nom l’indique, la booze night est une nuit de fête et de détente pour tous les planteurs, arrosée de bières vendues par la compagnie et déduites du salaire des planteurs. L’ironie est que les planteurs ne dormiront pas pour autant plus longtemps le jour de congé, car au petit matin le bus emmène les planteurs à la ville la plus proche afin d’y acheter les premières nécessités. De retour en ville après une semaine dans la forêt, on se sent un peu comme ont dû se sentir les Allemands de l’Est retrouvant les étagères bondées des supermarchés de l’Ouest après la chute du mur de Berlin. Dans certains cas, les planteurs passent la nuit de congé à la ville, dont les habitants ne sont pas, dans la plupart des cas, enchantés à l’idée de recevoir, ne serait-ce que pour 24 heures, une horde d’étudiants sales et avides de civilisation.

Les conditions
Lorsque l’on considère la nature du plantage d’arbres et le fait que peu de personnes peuvent s’imaginer les conditions dans lesquelles les planteurs d’arbres travaillent et vivent, il n’est pas étonnant que tant de planteurs démissionnent. Selon Charlie Scarlett-Smith, un planteur en Ontario : « il n’y a aucune manière de savoir comment est la vie de planteur d’arbres avant d’y aller ». En effet, au travail physique intense s’ajoute les rudes conditions de vie dans lesquelles les planteurs doivent vivre plusieurs mois durant. Pour commencer, il faut savoir que les arbres sont plantés là où d’autres ont précédemment été coupés, ces sites se trouvant généralement à plusieurs heures de route du premier signe de civilisation. Des camps sont donc érigés pour les planteurs, qui sont priés d’apporter leurs propres tentes dans lesquelles ils dormiront pendant les deux prochains mois – sauf au Québec où la législation oblige les employeurs à fournir des huttes à leurs employés. Mis à part quelques marabouts qui font office de cuisine ou de salles de stockage, ces tentes sont les seuls édifices au milieu de la forêt immense. Les températures atteignant parfois les ‑15 degrés en début de saison, les nuits s’avèrent parfois froides et les réveils à 6 heures plutôt durs. En fin de saison, le phénomène inverse se produit : les tentes deviennent de véritables fourneaux. À ces températures extrêmes s’ajoutent les divers insectes, allant des blacks flies au début de l’été aux guêpes et abeilles, en passant par les taons en milieu de saison. Chacun a évidemment ses charmantes caractéristiques, et tandis que les guêpes et abeilles injectent leurs venins, les brûlots se contentent de vous voler un modeste morceau de chair. Il ne faut évidemment pas oublier le danger que représentent les ours, les caribous ou les vents qui transportent des arbres entiers d’un côté de la forêt à l’autre. Enfin, les planteurs ne sont pas à l’abri de feux de forêt quelconques. L’été dernier en Ontario du nord, des camps de plusieurs compagnies ont dû être évacués précipitamment.

Exploitation consentie ?
Le travail de planteur d’arbres n’est donc pas de tout repos. Qu’en est-il de la réglementation de ce recoin obscur de l’industrie canadienne en matière de sécurité ? Après un court séjour parmi les planteurs d’arbres, on ne peut s’empêcher de constater certains malaises. La législation provinciale sur les droits du travail est appliquée, mais, souvent, cette dernière ne semble pas très adaptée aux conditions plutôt uniques du plantage d’arbres. « Elles [les compagnies de plantage d’arbres] se contentent du minimum demandé », selon Charlie Scarlett-Smith. Par exemple, bien que chaque camp se trouve au milieu de la forêt et à quelques heures de la ville la plus proche, on note la présence d’une trousse de premiers soins à moitié remplie, mais l’absence de personnes qualifiées pouvant appliquer les premiers soins, où même de médicaments en cas de maladies. Jonathan Scooter, chef de camp en Colombie-Britannique, estime pour sa part qu”«environ 85% des compagnies respectent toutes les réglementations, les 15% restants sont de nouvelles compagnies qui essayent de réduire leur frais ».
Cette absence de personnes médicalement compétentes est d’autant plus embêtante que les planteurs ne sont pas à l’abri d’accidents de travail et loin de l’être. Selon Ramon Harpur, cadre de la sécurité à WorkSafe BC, l’agence de la protection au travail en Colombie Britannique : « la première cause d’accidents est les accidents de véhicules sur les routes forestières ». En effet, il n’est pas rare que les bus calent en milieu de forêt. Dans mon expérience il y a eu des cas où un bus s’est retrouvé dans un fossé. M. Harpur ajoute que « la plupart des problèmes de santé chez les planteurs eux-mêmes sont des blessures musculo-squelettiques ». Ces dernières sont causées par les mouvements répétitifs liés au plantage d’arbres. L’exemple le plus commun de ce phénomène est connu des planteurs sous le nom de « la pince ».  « La pince » est en quelque sorte le cadeau de départ que la plupart des planteurs ramèneront chez eux pendant quelques jours après la saison. Le planteur ne peut plus complètement fermer la main avec laquelle il tient normalement la pelle, lui donnant ainsi l’apparence d’une pince. Ce genre de blessure musculo-squelettique est dû à des crampes causées par la répétition systématique des mêmes gestes. L’autre problème réside dans le paiement des planteurs, qui sont rémunérés pour chaque arbre planté. Selon Jonathan Scooter, chef de camp en Colombie-Britannique : « le prix des arbres est relatif à la qualité demandée. À l’est, au Nouveau Brunswick et en Nouvelle-Écosse, les arbres sont à 6 où 7 sous, mais il n’y a pas de qualité demandée. En Ontario ils oscillent entre 8 et 9 sous et la qualité est moyenne, tandis qu’en Alberta et en Colombie-Britannique, le prix dépasse les 10 sous, mais la qualité est supérieure. » La qualité dont parle M. Scooter réfère à la qualité des arbres plantés. Certaines compagnies demandent à ce que leurs arbres soient plantés de manière parfaite, à savoir droits, à la bonne profondeur, dans un certain type de terre et bien espacés. Ainsi, le planteur qui se laisse emporter et plante très vite sans se concentrer assez, peut se voir demander de replanter ses arbres, pour lesquels il ne sera pas rémunéré.
Cette méthode de paiement à l’arbre, en particulier si le prix de ce dernier est bas, pousse les planteurs à travailler de toutes leurs forces et souvent sans s’arrêter sous peine de ne pas bien gagner leur journée. En clair, si un planteur estime n’être pas payé en proportion à son effort physique, la réponse qu’on lui donnera est « de planter plus et de parler moins ». Le planteur n’a d’autre choix que d’obtempérer, car ici l’expression « le temps c’est de l’argent » prend tout son sens.
Ceux pour qui le travail est trop dur ou exigeant et qui tentent de démissionner se retrouvent dans une position plutôt gênante : les compagnies, habituées aux démissions, font signer un contrat à tous les aspirants planteurs qui leur permet de payer moins les planteurs en cas de démission prématurée. Dans certains cas, certains planteurs se sont vus retirés la moitié de leur salaire et se retrouvent avec moins d’argent qu’au départ. En effet, il faut payer l’équipement, les déplacements et les frais de camps. Les frais de camp sont d’environ 25 dollars par jour, sensés payer la nourriture et l’essence des bus de travail. L’employé paye donc l’employeur afin de pouvoir se rendre au travail.

(Sous)-représentation
Toutes ces failles du système sont en partie dues au manque de représentation institutionnelle des planteurs d’arbres. Contrairement à la majorité des professions canadiennes, les planteurs d’arbres ne sont pas organisés et il n’existe aucun syndicat pour les représenter adéquatement en cas de problème. En termes de normes sécuritaires, la plupart des provinces se basent sur celles dressées par WorkSafe BC, car la Colombie-Britannique est la province la plus avancée au niveau de la protection des planteurs. En effet, la seule tentative sérieuse de syndicalisation des planteurs d’arbres eu lieu dans les années 1990 en Colombie-Britannique. Mené par Michael Mloszewski, ce syndicat, nommé CREWS, puis FAWBAC, n’avait cependant jamais pu prendre de l’ampleur et avait finalement été dissout. M. Mloszewski n’a pas pu être contacté pour un entretien. Selon M. Scooter, une des raisons pour lesquelles cette tentative de syndicalisation avait échoué est que « la plupart des planteurs sont des saisonniers et n’y voient pas leur futur, et donc ne veulent pas faire d’effort pour mettre un syndicat sur pied ». L’autre raison est que les compagnies de planteurs d’arbres sont extrêmement distancées les unes des autres, isolées dans la forêt, ce qui rend la communication entre les planteurs d’arbres difficile, surtout d’une province à l’autre.
En bref, être planteur d’arbres n’est pas facile ni sans dangers. Cependant, le plantage d’arbres n’en est pas moins une expérience de vie unique. Autant que physique, le travail est mentalement difficile, les meilleurs sont d’ailleurs rarement les plus musclés, mais plutôt des gens endurants et mentalement forts. Les rencontres qu’on y fait sont hors du commun et les liens qu’on y tisse avec les autres planteurs sont forts : vivre dans la forêt pendant plusieurs mois ne peut que rapprocher. Si vous décidez vous aussi de vous lancer dans l’aventure, vous me croiserez peut-être une pelle à la main au beau milieu des plaines.


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