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La santé au plus offrant

L’accès aux médicaments génériques menacé par une entente de libre-échange entre le Canada et l’Union Européenne

Webmestre, Le Délit | Le Délit

Alors que l’Europe tente de résoudre la crise de la dette, Stephen Harper doit présenter sa vision de l’économie canadienne au Forum économique mondial à Davos, cette semaine. Un de ses principaux objectifs sera de faire la promotion de l’accord de libre-échange avec son partenaire outre-Atlantique  auprès de son « auditoire » canadien. Ottawa est dans la dernière ligne droite des négociations sur l’Accord économique et commercial global (AÉCG) Canada-UE, un processus marqué par son opacité. À moins que l’opinion publique ne se fasse entendre pour exiger un véritable débat de société, on peut s’attendre à la signature du traité d’ici quelques mois.

Matthieu Santerre | Le Délit

Pourtant, l’AÉCG inquiète. Nombre d’organisations civiles l’ont condamné ; certaines municipalités ont même envisagé une exemption, de peur d’assister à une arrivée massive des multinationales européennes. Mais surtout, l’AÉCG touche une corde depuis toujours sensible pour les provinces canadiennes, à savoir, la santé publique. Les changements demandés par l’UE en matière de propriété intellectuelle pourraient grandement affecter le coût des régimes d’assurance médicaments.

Perte de vitesse pour les génériques

Le gouvernement du Québec a confirmé, en date de l’écriture de cet article, que « l’UE demande, en effet, une harmonisation du régime canadien de brevet avec le sien, une prolongation de la durée de la période d’exclusivité d’utilisation des données des entreprises pharmaceutiques innovatrices et l’octroi d’un droit d’appel équitable pour ces dernières ». En somme, ces propositions signifient que l’exclusivité commerciale des brevets pharmaceutiques de marque serait prolongée de trois ans et demi en moyenne, selon un rapport publié par l’Association canadienne du médicament générique (ACMG), en février 2011.

Le Canada pourrait voir le coût de sa facture « médicaments » augmenter de 2,8 milliards de dollars annuellement, soit, pour le Québec, une augmentation de 785 millions par année, toujours selon le lobby du médicament générique. Cependant, le gouvernement note que « l’étude de l’ACMG ne fait qu’évaluer les coûts possibles d’une extension des brevets, sans considérer l’apport des entreprises pharmaceutiques innovatrices à l’économie québécoise ». Les compagnies de recherche pharmaceutique du Canada (Rx&D) vont jusqu’à dire que « l’industrie des médicaments génériques traîne une longue histoire d’exagération avec elle », tout en reconnaissant le fait que « le contenu final de l’entente est inconnu ».

Cela fait près d’un an que les exigences européennes ont filtré de la table des négociations et il semblerait que, sur ce point, les discussions n’aient pas progressé. Daniel Charron, directeur de l’ACMG au Québec, pense que « c’est un élément qui sera négocié à la toute fin ». Selon lui, rien n’est finalisé à l’heure actuelle.

Intérêts pharmaceutiques

Le Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC) s’inquiète lui aussi des répercussions de la « modernisation » du régime canadien de propriété intellectuelle sur l’accès aux génériques. Dans un argumentaire publié en mars 2011, le réseau soutient que « dans le cadre de l’AÉCG, les lobbies pharmaceutiques font pression pour obtenir une prolongation de la période d’exclusivité des médicaments ».

Le Canada représenterait un énorme marché pour l’industrie pharmaceutique européenne. Selon monsieur Charron, celle-ci profiterait grandement de l’AÉCG. Le porte-parole avance que les compagnies pharmaceutiques sont un important lobby en Europe et que « les associations filiales au Canada, leur relayeur, ont travaillé très fort ». Le lobby pharmaceutique et le gouvernement québécois misent tous deux sur la modernisation du régime de propriété intellectuelle pour stimuler la recherche et le développement des médicaments novateurs et attirer les investisseurs. « L’Histoire démontre que toutes les fois que notre propriété intellectuelle au Canada a été améliorée, cela a apporté des investissements » affirme Rx&D.

L’argumentaire de la RQIC rappelle également que Clément Gignac, alors ministre du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation (MDEIE) en 2010, soutenait l’expansion de l’industrie biopharmaceutique de marque au Québec, et demandait le soutien du ministre du Commerce international pour la prolongation des brevets pharmaceutiques. Selon Claude Vaillancourt, porte-parole du RQIC et co-président d’ATTAC-Québec, « la position du gouvernement québécois n’a pas changé ».

Le Québec est déjà bon dernier quant à la part des médicaments génériques sur le total des médicaments prescrits. Cependant, le MDEIE soutient dans un courriel que « le Québec a l’intention de continuer à offrir à sa population un accès universel aux médicaments, brevetés ou génériques, par le biais de son régime public d’assurance médicaments, encadré par la Loi sur l’assurance médicaments et ce quel que soit le résultat des discussions avec l’UE ».

Les services publics de santé privatisés ?

Un autre chapitre de l’Accord de libre-échange a alerté le réseau d’organisations sociales ainsi que son partenaire national, le Trade Justice Network et d’autres organismes comme le Conseil des Canadiens. Il s’agit du chapitre sur les services publics que les gouvernements du Québec et du Canada offrent de livrer au libre-échange, ce qui pourrait potentiellement mener à la privatisation de certains de ces services.

Depuis que circulent des documents révélant la liste des services publics exemptés de l’Accord, il est possible que les pressions civiles s’intensifient pour forcer le gouvernement fédéral à tenir un débat public avant de clore les négociations. C’est en tout cas ce que demandent les organisations impliquées.

Les propositions (faites en juillet dernier par le Québec et les autres provinces) n’ayant pas été divulguées, il est impossible de savoir si ces offres sur les marchés publics touchent les services de santé. Pierre-Yves Serinet, du RQIC, pense que cela est vraisemblable. « Le hic, c’est que les documents [qui ont fait l’objet d’une fuite] ne mentionnent les services publics que de façon très superficielle » note-t-il. Contrairement aux marchés publics, pour lesquels les partenaires commerciaux doivent établir une liste de ceux qu’ils proposent d’ouvrir, les offres concernant les services n’ont pas à être spécifiées. Tout dépend cependant du débat au niveau national, à savoir ce qui est qualifié de service public, et si les gouvernements provinciaux sont ouverts à une interprétation large permettant de faire appel à l’entreprise privée pour livrer ces services. À partir du moment où cette marge de manœuvre existe, le domaine de la santé pourrait être sujet à la concurrence européenne.

Compte tenu du soutien des provinces les plus concernées (ce sont les régimes d’assurance médicaments du Québec et de l’Ontario qui seraient les plus affectés selon l’ACMG) et de la puissance notoire des lobbies pharmaceutiques, il est peu probable que le Canada fasse marche arrière sur la prolongation des brevets pharmaceutiques. Plusieurs pistes indiquent que les Canadiens devront faire face à une conjoncture défavorable pour la santé si l’AÉCG est conclu tel que négocié à l’heure actuelle.


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