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La démence du vin

Auto-fiction

L’aube me lève

En réalité, c’est tant l’aube que le dégoût qui me réveille. Les yeux lourds, la bouche terreuse et le crâne défoncé me confirment que je suis encore en vie, ce matin.

Je fixe le plafond des yeux : il est entièrement blanc. Encore.

Puis je m’extirpe du lit. Chaque putain de matin, je me trouve con de le faire. C’est par automatisme, par un conditionnement pavlovien parfaitement réglé, que je me lève : je suis ce connard de chien pour lequel le réveil sonne à sept heures, tous les matins.

Je suis comme le reste du monde dans ce que je fais, alors. J’imite les gestes machinaux des voisins dont je me balance. Je répète ce qu’un milliard de Chinois dont je n’ai rien à foutre faisaient, douze heures avant moi. Je reproduis la routine de l’humanité que j’emmerde tant.

Je me fous des autres à perte d’âme.

Je fais tout ce qu’il faut faire pour enlever à ma carcasse les traces de sa condition moisie. Pisse, Tylenol, bouffe, dents. Je fixe le mur, toujours.

S’enchaînent ensuite les cons devant moi dans un ordre méticuleux. Les cons de la rue. Les cons du métro. Les cons de la rue. Les cons de la faculté. Les cons de la rue. Les cons du marché. Les cons de la rue. Les cons du métro. Les cons de la rue. Ma porte.

Derrière ma porte, tous ces cons sur lesquels je m’efforce de répartir également mes crachats.

Je reviens dans mon trou, après une journée occupée à l’occuper. Devant le miroir, sous la lumière blafarde du néon, je me retrouve devant le pire des cons. Je vais devoir passer ma soirée avec lui. Encore.

Penser à ne pas penser : la nuit doit revenir, au plus vite. Sinon…

Mais l’heure avance et je me souviens qu’après la nuit, demain revient. J’ai la certitude que demain sera aujourd’hui qui était hier. Je m’aperçois que le temps passe, que ma vie brûle par les deux bouts. Je fuis le passé, j’évite l’avenir.

C’est trop tard : j’ai pensé. J’ai fait la même erreur que tous les hiers.

La même angoisse qui hantait mes seize ans. Celle d’être. Celle de vivre. Celle de penser sans savoir. Une putain d’émotion : pourtant, je m’étais promis. La même promesse tous les matins ; le même mal tous les soirs.

Mes promesses, je sais très bien qu’elles ne valent pas un clou. Pourtant, chaque jour, je fais l’erreur d’avoir foi en moi, quoiqu’à tout coup, je finis par ressentir.

Je sais quel remède donner à cette attaque de la réalité qui cherche à prendre le contrôle de mon esprit. Je sais quelle cigüe lui faire boire : en termes de poisons émotionnels, je suis un apothicaire à la droguerie riche en variétés.

Cabernet franc, Pinot noir, Sauvignon : la vie offre un cépage à tous les maux. Mais le temps est un ennemi pernicieux et mon inaction nourrit mes démons : vite, le hasard cueille pour moi au cellier ma dame de compagnie pour la soirée.

Les mains tremblantes, l’esprit le regrettant déjà, j’arrache l’hymen liégeux de cette fille de joie aux yeux vitreux. Je n’ai que faire de son âge ou de sa robe : sans façon, j’en embrasse goulument le goulot et en extirpe toute la sève, tout la sagesse. À notre habitude, nos rapports se font brefs, sauvages. Égoïste de sa chaire, je ne lui laisse en finale que quelques gouttes sur l’étiquette puis, repu de ce coït éthylique, je l’abandonne sur le plancher, saccagée par la brutalité de mes fièvres.

Merveille vermeille.

Je sens ce douceâtre arsenic se répandre en moi au rythme des battements de mon cœur. Je me laisse tomber sur une chaise, apaisé. Je savoure la montée infinitésimale de l’ivresse, je sens toutes les barrières, toutes les angoisses, toutes les douleurs tomber, une à une. Mon corps se défait de ses chaînes intellectuelles : il est pur, il est vierge.

Je marche pas à pas vers le pays rose du non-être. Je ne pense pas donc je ne suis pas.

Cet être de béatitude, cette genèse avortée, pleine de la grâce du néant, ce n’est plus moi. Pour l’instant, je suis mort.

Je me tue, tu me je. Bienvenue, vieil ami.

Tu restes immobile dans ton trou noir. Le temps et l’espace ne sont pas.

Soudain, un cri déchire tes abîmes.

Tu le sais, c’est le cri de la réalité. Curarisé par le vin, tu ne peux plus te débattre, tu ne peux plus esquiver : tu acceptes qu’il te déchire les oreilles.

Tu te fais mal par choix. Tu oublies quelques instants que tu es un trou-du-cul notoire et tu partages la souffrance qui t’entoure. Celle contre laquelle tu essaies de t’anesthésier à grands coups de dédain chaque putain de jour.

Tu te forces à ouvrir les yeux sur la misère humaine.

La misère de la rue, la misère du métro, la misère de la rue, la misère de la faculté, la misère de la rue, la misère du marché, la misère de la rue, la misère du métro, la misère de la rue. Ta porte.

Derrière ta porte, toute cette misère que tu n’aurais pas le temps d’apaiser en une seule vie.

Ta ville, tu le sais trop bien, c’est le monde. Par centaines de millions, ils naissent, ils souffrent et meurent.

Toi, chaque jour, tu regardes Destiny se faire léchouiller les mamelons par un chitsu, tu te torches le cul avec de jolis petits chatons blancs et tu sniffes ta coke sur le cul de putes multicolores.

Tu te vautres dans ta merde et tu dois avouer qu’au fond, tu aimes bien.

Pendant ce temps, à chaque seconde, des enfants sont violés, des vieillards sont battus, des familles entières meurent de faim. Les générations se passent le flambeau de la souffrance et espèrent pouvoir être à ta place. Tu sais que le monde entier est orienté vers le petit connard d’égoïste que tu es. Dans ton appartement du seizième étage, les cris des mères, le bruit des armes, le grognement de la petite misère noire et les soupirs de désespoir sont inaudibles.

Puis toute cette décadence te donne la nausée. C’est trop pour toi : tu dégueules partout. Tout déboule.

La peau te brûle.

Tu pleures et tu baves.

Ta figure est distordue par la douleur : tu espères qu’elle se déchire de tous ses orifices. Ça t’est insupportable.
Tu mouilles ton pantalon et fais une marre de pisse. Tu chies au fond de tes culottes.

Tu cries et tous tes voisins se réveillent : tu cries de plus belle. Tu es une bête à l’agonie.

Tu fais les cent pas en t’arrachant les cheveux : tu renverses tout. Tu te tords les doigts, te griffes le corps. Tu râles. Tu tournes en rond comme un rat en cage. Tu tournes, tournes, tournes, tournes, tournes : tu perds pied et t’affaisses et t’affales dans la flaque. Dans ta merde. Dans ta pisse. Dans ton vomi et ton écume.

Et tes pleurs.

Tu y restes. Ton pieu de fortune pue tellement que ça t’en fait oublier la pestilence du monde. Tu voudrais que l’acide de tes trippes te décompose. Là. Au milieu du plancher de ta chambre. Tu voudrais que le temps te défasse. Tu voudrais n’être plus. À nouveau.

Tu es mort et enterré : délirant et frénétique, tu te dénudes complètement. Au travers des convulsions, tu te recroquevilles en position fœtale, dans ta marre nauséabonde de fluides corporels. Tu restes ainsi, gémissant, dans l’espoir qu’on t’utérise pour l’éternité.

Tu attends le temps.

Doucement, les spasmes s’estompent. La fièvre tiédit. Ton corps est complètement vidé. Tu touches ta poitrine. C’est ce que tu appréhendais : tu es encore en vie.

Tu vas te doucher mollement. Tu te mets un peignoir, parce que c’est plus simple à enlever, une fois mort. Une fois dans le ventre de ta mère.

Puis tu te prends une autre bouteille ; tu n’étais clairement pas assez abruti par la première. Cette fois-ci, tu te sens beaucoup moins conciliant avec la dame : les jeux ont assez duré.

Celle-là, tu l’empoignes et lui défonces le crâne sur le coin du bureau. Son cou brisé net, tu glisses la langue sans manières dans son interstice rouge chair et en biberonnes les courbes inertes. Avide, tu lui brises les hanches d’un autre coup pour pouvoir tirer les derniers charmes de son bassin ensanglanté. Dans ta gorge, la cyprine beaujolaise se mêle aux éclats de verre : tu sens d’autant mieux l’ivresse descendre en toi.

Tu craches un peu de sang.

À la fenêtre, la lune quémande ta compagnie mi-consciente. Tu t’y assieds et t’allumes une cigarette : une petite lune entre les doigts. Tu sens le vent d’automne qui te mord les joues. Tu vois les branches brûlées des arbres. Tu entends les gémissements du néant. Tu odores la mort qui hante le fond de l’air. Tu gouttes déjà à la tienne.

Tu t’enfiles les idées noires au même rythme que tu te fous les clopes à la gueule. C’est machinal. Tu t’occupes les lèvres pour ne plus penser aux siennes.

Tu y penses.

En fait, tu l’as constamment en tête. Son songe ne te quitte jamais, mais tu l’étouffes autant que possible.

Pourtant, tu te souviens trop bien. Tu ravives mes mémoires, celles du temps où toi, moi et elle n’étions qu’un. Tu te remémores, par volutes disparates et volatiles, le bonheur.

Elle qui adoucissait tes rages de ses mains, qui calmait tes angoisses du regard, qui rapaillait tes loques de chair en un simulacre d’homme digne.

La lune mitraille ton corps d’un kaléidoscope d’images. Tout d’elle qui donnait une raison d’être à tes mains. Ses seins, ses cuisses, sa bouche, ses doigts, ses cheveux, ses cambrures, ses rires, ses crises, ses mille départs…

Ses neuf cent quatre-vingt-dix-neuf retours.

Tu ne sais pas pourquoi tu continues dans toute cette merde qu’est ton monde. Le nœud du problème, ce n’est pas son départ ; c’est ton arrivée. La mort, si elle est le néant, est une griserie éternelle. Jamais besoin d’en boire le vin ; tu reposes dans sa lie.

Et contrairement à l’alcool, la mort est toujours à portée de main.

Tu connais les périls de ce spleen qui t’habite. Tu n’as cependant pas à y résister trop longtemps, car tu sens les grandioses vapeurs finales de l’ivresse qui viennent à toi. Celles qui mettent fin à ton calvaire quotidien.

À peine as-tu le temps de t’approcher du lit que tu y tombes : raide dort. Tu as cinq ou six heures de grâce inconsciente devant toi.

***

Tu bois pour oublier, mais dès que tu dégrises, crois-moi, je me souviens très bien pourquoi tu buvais.

***

L’aube me lève.


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