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Où sont passés les mauvais esprits ?

Réflexions d’un stagiaire en psychiatrie transculturelle

Arthur Kleinman explique dans Rethinking psychiatry qu’une des découvertes les plus impressionnantes des études psychiatriques et anthropologiques transculturelles reste en ce que les phénomènes de transe et de possession par des esprits maléfiques sont présents dans toutes les sociétés non occidentales alors qu’ils ne le sont plus à l’Occident depuis l’âge moderne. En termes simples, ce qui a changé dans la modernité correspond à la conscience simultanée que nous sommes un corps et que nous avons un corps. Une conscience qui est aussi caractérisée par une réflexivité sur elle-même (en plus d’être laïque et capable d’ironie, ce qui définit un discours marqué par un décalage entre celui-ci et la réalité). C’est cette métaconscience, autrement dit cet observateur critique, qui nous empêche de nous retrouver entièrement absorbés par l’expérience vécue, nécessaire pour vivre une transe. Mais c’est aussi cet observateur critique qui rendrait impossible le vécu dramatique des émotions, par exemple d’être paralysé par la peur ou de perdre connaissance en raison d’une mauvaise nouvelle.

Toutefois, Arthur Kleinman nous invite à considérer que l’entrée de l’Homme dans la modernité, plutôt que d’être une évolution, l’a privé d’une dimension universelle. Autrement dit les phénomènes de transe et de possession ne constituent pas une forme archaïque de pathologie, mais possiblement un authentique mode d’existence non duel. Même si ces états peuvent certes être très souffrants, ils représentent en même temps en quelque sorte un paradis dont l’Homme moderne a été chassé et où il tente maladroitement de retourner en ayant parfois recours à diverses substances. D’ailleurs l’attrait pour le cinéma ou le théâtre pourrait bien s’expliquer par la fascination de voir d’autres personnes vivre des émotions qui ne nous sont en quelque sorte plus permises.

On a remarqué que les enfants s’expriment souvent en faisant référence à un monde imaginaire. Cet univers symbolique pouvant parfois être construit pour échapper à une réalité très difficile, comme le montre admirablement le film Le Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro, illustre l’étape développementale où les enfants naviguent entre la réalité et la fantaisie. D’une certaine manière, les enfants parviennent encore à s’immerger entièrement dans l’expérience vécue, alors que chez les adultes, un même discours aux frontières floues entre le réel et l’imaginaire pourrait être considéré comme psychotique. C’est seulement en devenant adulte et en développant une conscience critique que les enfants perdront la capacité d’avoir un ami imaginaire ou de vivre une intense crise émotionnelle.

En psychiatrie transculturelle on nomme souvent « troubles dissociatifs » les états de modification de la conscience où les limites claires de l’identité semblent être perdues. Mais la question demeure : n’est-ce pas celui qui a perdu la capacité de vivre dramatiquement les émotions en raison d’une conscience critique qui est le plus dissocié ?

Transposez-vous maintenant au Honduras, face à une scène tragique où une mère a vu son jeune fils se faire frapper par une voiture. Celle-ci pleure à l’extérieur de sa maison pendant des heures et des heures, alors que chaque villageois lui offre un peu de soutien. Une telle manifestation de sa peine est certainement une manière « non duelle » de vivre son deuil, peut-être même la plus naturelle et thérapeutique de toutes, mais en même temps un mode d’expression de la peine totalement inhabituel par ici.

La passion amoureuse, un phénomène magique hautement dissociatif, représente peut-être le dernier bastion encore autorisé par notre groupe. Mais qui sait pour combien de temps encore ?


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