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Une cour des miracles au cœur de Montréal

Avec l’exposition Quartiers disparus, le Centre d’histoire de Montréal donne la parole aux résidents passés par les bulldozers de la Révolution tranquille. 

Gracieuseté Centre d'histoire de Montréal

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe doit renaître et se reconstruire. Lorsque l’Amérique lui emboîte le pas, l’Occident entier semble faire le pari de la modernité : on rêve d’espace, de loisirs et de gratte-ciels. À Montréal, le maire Jean Drapeau souhaite éradiquer l’un des plus grands symboles de l’industrialisation des siècles derniers : le taudis. Mais à la différence des métropoles européennes, Montréal n’a jamais croulé sous les bombes. Pour se rebâtir à l’image du nouveau monde postindustriel, la métropole québécoise doit donc d’abord passer sous les bulldozers. C’est ainsi qu’entre 1950 et 1970, 25 000 Montréalais perdent leur logis. Au Faubourg-à‑M’lasse, 600 familles sont délogées. À Goose Village, 330 logements sont démolis. Dans le Red Light District, 4041 personnes sont expropriées.

Gracieuseté Centre d’histoire de Montréal

Une exposition dont vous êtes le héros
Ce sont ces victimes de la modernisation que Catherine Charlebois et Stéphanie Lacroix, coordinatrices de l’exposition, tentent d’introduire dans la mémoire collective des Montréalais. Les Quartiers disparus reprennent vie grâce à quarante-trois entrevues réalisées auprès de cinquante-cinq anciens résidents, intervenants de l’époque et experts d’aujourd’hui. C’est aussi une panoplie de reliques audiovisuelles tirées des Archives de la ville de Montréal.

Lorsqu’on choisit comme sujet trois quartiers démolis pour leur laideur et leur insalubrité, il est difficile de créer quoi que ce soit de tape-à‑l’œil, ni même de très accessible. Sauf les quelques images dispersées çà et là, les témoignages sont le cœur de l’exposition. Pour en retirer quoi que ce soit, il faut s’asseoir une quinzaine de minutes avec les anciens résidents, prendre les écouteurs, découvrir leur histoire et s’immerger dans leur réalité. Plus qu’une exposition, il s’agit d’une expérience interactive, d’un dialogue avec des survivants d’une époque révolue. Aucune paresse intellectuelle n’est admise.

Si l’on conçoit les Quartiers disparus comme une exposition traditionnelle, la quantité d’opinions contradictoires qui y sont présentées la rend schizophrène : on nous accable d’abord de la misère et du fatalisme de ceux qui errent en vain à la recherche de leur maison d’enfance disparue, on continue avec des experts qui décrient la Révolution tranquille en la peignant comme une grande modernisation par laquelle notre héritage a « pris le bord », on poursuit avec un autre expert qui justifie la destruction des taudis et fait l’éloge du fonctionnalisme moderne, pour finir sur le plus long vidéo de l’exposition (19 minutes), qui n’a rien d’historique, mais s’avère être une exhortation à l’activisme social.

Les Quartiers disparus n’ont donc rien de naïf, ni même de particulièrement agréable. Si on les conçoit plutôt comme une tribune citoyenne, alors on y trouve de quoi se forger une opinion éclairée sur le futur de Montréal.
Si le devoir civique vous appelle, voici un aperçu de ce que les Quartiers disparus vous réservent.

Gracieuseté Centre d’histoire de Montréal

Trois faces cachées de Montréal
Au Faubourg-à‑M’lasse, situé entre les rues Dorchester, Papineau, Craig et Wolfe dans le Montréal des années cinquante, deux silos à mélasse trônent autour de manufactures, ateliers et usines de toutes sortes. La population défavorisée du Faubourg-à‑M’lasse, avide cliente de cette substance sucrée bon marché, s’entasse à plusieurs dizaines de personnes par chambre. Les toilettes sont le plus souvent extérieures et communes. Lorsqu’un trou creusé dans une cour intérieure se remplit, on en creuse un autre, et sur la première latrine apparait un nouveau taudis. Selon Guy Pauzé, ce n’est pas que l’insalubrité, mais aussi la violence qui  accable les faubourgeois. La femme de Monsieur Pauzé se souvient de ce Chinois dont la vitrine de dépanneur éclatait en morceau chaque semaine. Au Faubourg, les conflits se règlent par des duels de coups de poings.

À l’ombre du pont Victoria, le Goose Village se coince entre le fleuve et les industries. Nommé d’après l’époque où les Sœurs Grises y élevaient des oies, le village a accueilli des immigrants irlandais et italiens au milieu du 19e siècle, certains fuyant la famine, tous cherchant un emploi sur la voie commerciale du Saint-Laurent. Aucun arbre ni aucune pelouse au Goose Village : les routes sont en terre et l’air est saturé des effluves des bêtes écorchées à l’abattoir. Ceux qui étendent leur linge blanc lorsque les bateaux déchargent à Dominion Coal le retrouvent noirci par la poussière de charbon. Et pourtant, Adolf Diorio se souvient que les gens étaient tellement « tissés serrés » qu’une marche « de santé » de quelques mètres prenait trois heures. Le samedi, on affuble les rues de guirlandes improvisées, l’heureux propriétaire d’un Winnebago fait jaillir la musique du radio de son tableau de bord, et l’on danse jusqu’au matin.

Le jour, entre Saint-Dominique, Ontario, Sanguinet et Sainte-Catherine, les enfants courent entre les jambes des prostituées, tandis que les mendiants discutent avec les résidents accoudés aux fenêtres. Puis la nuit tombe, et la lumière des néons inonde le Red Light District. Le jazz et les rires font vibrer les cabarets, et le bruit des « bobépines » frottées sur les persiennes indique qu’une fille de joie est prête à recevoir de la compagnie. On se souvient en particulier du 312, un bordel notoire de soixante-quinze courtisanes qui était, durant la Seconde Guerre mondiale, le principal vecteur de maladies transmissibles sexuellement des soldats européens.

Tout cela doit changer lors de l’élection de Monsieur Montréal en 1954. Le maire Jean Drapeau maintenait que, de toutes les plaies d’une société, l’existence des taudis était la plus pernicieuse. La Presse le soutenait par l’une de ses fameuses campagnes de propagande : on publie des images d’enfants en haillons et on raconte les histoires « d’un peuple [qui] vit ici sans espace et sans joie ». Peu à peu, des résidents trouvent dans leur boîte aux lettres un avis leur ordonnant de quitter leur domicile à cause « d’un nouveau projet immobilier ». En 1955, 5000 résidents du Faubourg-à‑M’lasse sont délogés pour faire place au quartier général de Radio-Canada. Deux ans plus tard, on démolit le Red Light District pour bâtir les habitations Jeanne-Mance. En 1964, Goose Village est rasé pour l’Autostade d’Expo 67. Aujourd’hui, on y trouve un stationnement.

En insistant sur la conscientisation des visiteurs, les coordonatrices de Quartiers disparus omettent de dire ce qui est arrivé aux expropriés. À croire qu’on les a engloutis sous une mer de béton et de bitume. Pessimistes face à l’urbanisme contemporain, les elles exhortent à refaçonner le paysage montréalais de manière citoyenne et écologique. Bien que l’intention soit louable, on y présente un idéal de vie de quartier qui ne peut qu’exacerber un grand problème d’actualité, soit l’éclatement de Montréal en un agrégat de secteurs et de diasporas désarticulés. Au moins Jean Drapeau et ses « grands projets » avaient-ils créé une fierté d’être Montréalais, fierté qui s’effrite aujourd’hui. Une approche moins partisane que celle de Mesdames Desbois et Lacroix aurait pu permettre de combiner cette « revitalisation organique » de Montréal à la réunification de ses citoyens.


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