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Dénivellation relative

Contrairement à la majorité, je ne rêve pas de stabilité. Je préfère de loin la dénivellation marquée, la vie en dents de scie. Pourquoi ? Parce qu’à mon sens, la déstabilisation de soi (par soi ou par des instances extérieures) assure l’évolution. Ainsi, après avoir fait l’éloge de plusieurs œuvres théâtrales et cinématographiques nobles et raffinées dans mes chroniques antérieures, je ressens maintenant le besoin de me déstabiliser et de critiquer un produit culturel infect, de l’écorcher, de le sacrifier. Pour assurer ce passage de la louange au blâme, je délaisse le chef‑d’œuvre et me tourne vers le cinéma de masse, le populaire et le disco ; je me tourne vers Funkytown.

Vendredi, 14h30. Cinéma du Quartier latin, billetterie. Je suis entouré de personnes âgées. En plus de mon billet, le guichetier glisse sous la vitre protectrice un objet non identifié. « Gracieuseté du distributeur,» dit-il sur un ton presque ironique. Imaginez : un magnifique sac matelassé de couleur argent, à l’effigie du dernier film de Daniel Roby ! Merci Remstar pour ce cadeau dont personne ne saura que faire. La séance n’est pas commencée, et je jubile déjà à l’idée d’écrire une critique acerbe et sans pitié. Quinze minutes de publicité et de bandes-annonces plus tard, le maudit film commence.
L’«œuvre » bilingue écrite par Steve Gallucio (Mambo Italiano) et réalisée par Daniel Roby (La peau blanche) décrit, dans un mélange d’histoire et de fiction, l’effervescence de la période disco à Montréal, de 1976 à 1980. La séquence d’ouverture, rythmée par le célèbre tube Knock on Wood, s’avère dynamique et entraîne même le plus réfractaire des spectateurs (that’d be me) dans l’univers du show-business et des boîtes de nuit de l’époque. (Je desserre un peu les dents, mais attends le cliché et la caricature de pied ferme.) Ces premières scènes accrocheuses présentent les personnages principaux : Bastien Lavallée (Patrick Huard), un animateur populaire et ambitieux vivant à un rythme effréné ; Jonathan Aaronson (Paul Doucet), un potineur anglophone flamboyant qui s’impose au sein de la jet set francophone ; Mimi (Geneviève Brouillette), une star de la chanson déchue et désargentée ; un producteur et agent d’artistes (Raymond Bouchard) sans scrupules ; et Tino (Justin Chatwin), un jeune restaurateur et un danseur d’origine italienne qui assume mal son homosexualité. Les destins de ces protagonistes, enchevêtrés avec ceux de plusieurs autres personnages hauts en couleurs (carburant pour la plupart à la gloire, au sexe, à l’argent et à la drogue), forment un récit choral bien ficelé. (Je maugrée ; ce n’est pas aussi mauvais que je l’aurais cru.) Les dialogues, en grande partie en anglais, sont plutôt bien tournés et les acteurs (on retiendra la performance de Paul Doucet) offrent des interprétations respectables malgré la superficialité des personnages. Patrick Huard, qui incarne avec aplomb un king du disco en déchéance, parvient même à susciter la sympathie du spectateur (le métier d’acteur lui sied sans doute beaucoup mieux que celui de réalisateur).

Dans l’ensemble, Funkytown, qui s’appuie sur les recherches sérieuses du producteur exécutif Simon Trottier, dresse un portrait nuancé et assez crédible des folles années du disco dans la métropole. Le film séduit d’abord (malgré soi!) grâce à une trame sonore accrocheuse (composée de succès incontournables du disco, à la fois irritants et irrésistibles) et à des dialogues relevés. L’œuvre est également digne d’intérêt dans la mesure où elle montre non seulement l’aspect glorieux du mouvement, mais révèle surtout le côté moins reluisant de la boule miroir : décadence, corruption, manipulation, revers de la richesse et de la célébrité.

Cependant, le charme opère surtout grâce à l’amplitude du récit, qui gagne en complexité en s’inscrivant dans un contexte plus large, celui des débats linguistiques, du référendum de 1980, de la culture gaie et de l’éclosion du mouvement punk. Dénonçant avec subtilité l’homophobie et le refus d’aller de l’avant, le film propose comme valeurs l’émancipation, le changement et l’évolution. Du coup, je retrouve mes repères et interroge ce qui me laissait amer dans la culture populaire.


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