La mort de la littérature est fréquemment proclamée. D’un ton consterné, un intellectuel quinquagénaire annonce que les belles-lettres sont désormais réduites à la mendicité, après avoir été abandonnées au profit de vulgaires jeux vidéo et de ces succédanés de romans pour abrutis que sont les livres de cuisine. Les barbares sont définitivement débarqués à Rome. L’intellectuel défait n’a plus qu’à se cloisonner chez lui, pour se repaître de quelques pages de Pascal pendant que des hordes d’ignares viennent scander des passages du DaVinci Code sous sa fenêtre, une affiche de Ricardo à la main.
À mes yeux, ce portrait alarmiste n’est pas tout à fait exact. Même si certaines librairies contiennent davantage de bibelots que de livres à proprement parler, il reste d’autres gens que Denise Bombardier pour s’intéresser à la littérature. Toutefois, je me dois d’avouer qu’un certain désintérêt pour la littérature semble de plus en plus répandu autour de moi, dès que je mets les pieds hors de mon cercle d’amis voués à l’étude de la ponctuation chez Proust. Des tas de gens remarquablement éduqués – évidemment, mes fréquentations sont toujours incomparables –, m’ont confié ne jamais trouver le temps d’ouvrir un livre, hormis sur une quelconque plage du sud, où il est de toute façon de meilleur ton de se plonger dans le dernier Paulo Coelho que d’entreprendre l’Ulysse de Joyce.
En comparaison des divertissements faciles que sont Internet et la télévision, lire, peu importe quoi, est perçu comme un effort qui mérite d’être souligné à grands coups de louanges. On le répète assez aux élèves dans les écoles, que les enseignants ont terriblement peur de dégoûter à jamais des mots : lisez ce que vous voulez, de Harry Potter à Caillou, c’est déjà bien assez. Même plus tard, ce sentiment perdure. Une amie a déjà été convaincue qu’un de ses copains et moi étions destinés à un long avenir ensemble, ledit jeune homme ayant déjà été aperçu avec un livre. Avoir d’autres exigences aurait été plutôt présomptueux de ma part.
Bien des livres remportent néanmoins un grand succès, et ils ne sont pas tous parmi les plus idiots. Le plus triste est peut-être l’absence complète d’intérêt pour la vie littéraire au Québec. Mis à part un très léger scandale de temps à autre, causé par le passé de péripatéticienne de Nelly Arcan ou un autodafé allumé par Victor Lévy-Beaulieu, aucun débat d’idées n’anime ici la république des lettres. Dans la plupart des cas, qu’un critique encense ou vilipende un roman, le résultat sera le même, à deux cents copies près.
Et que dire du monde de la poésie ? Mon expérience comme bénévole au Marché de la poésie ne m’a pas laissé un souvenir étincelant des lectures que faisaient les poètes de leurs œuvres. Devant des congénères surtout occupés à dévorer des canapés, les poètes défilaient et lisaient leurs textes avec une intensité que ne partageait malheureusement pas le public.
Les gens lisent toujours, certes, mais qui voit encore la littérature comme un lieu de combat, un espace où la vie peut devenir matière à débat, un art vécu comme une forme de tauromachie ? Une professeure de littérature russe, parlant de la vie de misère faite par les autorités soviétiques aux écrivains, a eu cette phrase : « Un pays qui tue et exile systématiquement ses écrivains est un pays qui accorde une place primordiale à la littérature. » Mais alors, me dis-je avec une implacable logique, pour ne pas assister à la mort de la littérature, ne devrait-on pas souhaiter celle de nos écrivains ? L’Abitibi, c’est bien assez grand pour un ou deux goulags…