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Le moustachu

Comme l’expliquait mon prestigieux et très estimé collègue Mathieu Ménard, le postmodernisme a eu une influence majeure sur l’esthétique du XXe siècle, peu importe le domaine. Ce courant, ou plutôt cette vision du monde, a également eu des impacts institutionnels majeurs, dont le décloisonnement disciplinaire. Jadis compartimentés et séparés par d’étanches cloisons théoriques, les différents champs de connaissances sont aujourd’hui conçus comme des catégories mentales aux frontières floues et poreuses. Il n’est pas rare de voir des littéraires s’intéresser au cinéma, aux arts visuels, à la politique, à la didactique ou à l’histoire. « Interdisciplinarité » et « intermédialité » sont devenus des termes courants en études littéraires : ça fait tendance et les organismes subventionnaires aiment ça.

 Armé de la caution morale des plus prestigieux esprits universitaires (oui, toute une introduction pour arriver à ça), je me lance. C’est avec le désir d’être dans le vent et avec le mince, mais tenace espoir de recevoir un chèque juteux de nos bureaucrates culturels que je dédie ces lignes à un des plus illustres chansonniers. Les lecteurs les plus sagaces auront déjà déduit, du titre de cette chronique, qu’il ne peut s’agir que de Georges Brassens (quoi que, en toute honnêteté, il aurait pu s’agir aussi de Moustaki, de Brel tentant de passer incognito, de la carrière secrète de Groucho Marx ou de la vocation avortée du petit père des peuples).

 Brassens, c’est bien sûr cet artiste irrévérencieux, voire pervers, qui chante la masturbation, le cocufiage et les aléas de la fornication. Le caractère scabreux de nombre (de la majorité?) de ses textes ne devrait pourtant point occulter que l’œuvre de Brassens témoigne d’un engagement poétique certain. Outre sa propre plume, riche et subtile, qui allie le mot juste à l’image vive, il a repris et adapté de nombreux poèmes, certains canoniques (« La ballade des dames du temps jadis », de Villon), d’autres plus obscurs (« L’homme à la carabine », de Victor Hugo).

 Ce mélange de poésie et d’espièglerie caractérise la manière dont Brassens approche la mort. Je ne parle nullement ici de son magnifique « Mourir pour des idées » (véritable argumentaire, aussi beau que solide, contre les extrémismes de tous poils), mais plutôt de ses deux épitaphes : « Supplique pour être enterré à la plage de Sète » et « Le testament ». Car s’il est facile de parler de la mort, parler de la sienne avec sincérité l’est beaucoup moins.

 La supplique, une chanson lente, au rythme évoquant presque un reggae avant l’heure, est la vision d’un homme qui a passé sa vie à se moquer de la camarde et qui, sentant sa dernière heure approcher, tourne ses regards vers la plage de son enfance. « Vous envierez un peu / l’éternel estivant, / qui fait du pédalo / sur la vague en rêvant / qui passe sa mort / en vacances. » Une mélodie lente et sereine, une mort douce et reposante, et le fantasme d’une éternité à épier de jeunes et plantureuses baigneuses…

Ne vous laissez pas méprendre par le rythme léger et joyeux du « Testament » : la vision de la mort qui y est présentée est crue et directe. Brassens y supplie pour plus de temps, pour « encore une fois dire je t’aime / encore une fois perdre le nord », mais sait ce qui l’attend. Le constat qu’il dévoile dans les vers finaux est sans pareil par sa lucidité éclatante : « Me v’là dans la fosse commune / la fosse commune du temps ».

Comment se fait-il que ces mots si durs fassent sourire ?  Peut-être est-ce leur simplicité frustre, peut-être l’incongruité d’une telle conclusion pour une chanson à l’air si entraînant. Toujours est-il que ces paroles d’outre-tombe cristallisent une conception tout à fait postmoderne de l’être humain. Un être humain désabusé, lucide, qui a abdiqué son trône de roi de la création. Et qui refuse l’éternité.


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