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Il faut soigner notre emploi de la langue française.

Capucine Lorber | Le Délit

Alors que la grammaire prescriptive cherche à garder un registre de langue stricte et codifié, la grammaire descriptive évolue en fonction de la manière dont les individus utilisent la langue. Quelle est la version la plus légitime ? Le Délit vous expose deux perspectives différentes sur la question.


La langue française constitue un élément incontournable de la culture québécoise. La Charte de la langue française reflète les efforts mis de l’avant pour la protéger contre son voisin hégémonique : l’anglais. Pourtant, bien peu de mesures sont prises pour maintenir et, a fortiori, pour rehausser la qualité d’expression des Québécois en français. Les anglicismes sémantiques et les barbarismes abondent, mais l’opinion populaire tend vers l’indifférence sur cette question. À terme, la société pâtira de cette indolence, car la Charte n’offre qu’une protection très lacunaire relativement à la qualité de la langue. Elle peut faire obstacle à l’évolution inopportune de la langue française à laquelle on assiste. Le raffinement de l’expression doit non seulement être défendu, mais également encouragé. 

Dany-Robert Dufour, dans Le Divin Marché, expose le rôle prépondérant du libéralisme dans les valeurs actuelles de notre société. Cette doctrine s’étend cependant bien au-delà de l’économie et de la politique : le concept de marché est aujourd’hui appliqué à la langue, tantôt consciemment, tantôt aveuglément.

Pour Pierre Bourdieu, le langage se réduit à un « marché linguistique » dont la recherche de profit se justifie par l’appétit de la distinction sociale (Le Divin Marché, p. 250). Les conséquences sont lourdes : la langue et la culture, dans leur quête d’esthétique, deviennent alors futiles ; le raffinement des auteurs ne saurait que témoigner de leur ambition de se distinguer par rapport à la masse. La frivolité suggérée de la littérature donne à penser que la langue française n’est qu’un outil de communication, et que toute tentative d’élévation relève d’une mentalité bourgeoise. Dufour résume bien la situation : « Ce qu’il faut désormais, c’est défendre l’ignorance. C’est la meilleure façon d’ignorer les « chichis » [de la langue française].» (Le Divin Marché, p. 252) Les chichis correspondent ici à la recherche d’élégance, une élégance vaine aux yeux de ceux qui conçoivent la langue tel un marché. La novlangue française, qui est définie par Dufour comme « une manière de parler destinée à rendre impossible l’apparition de toute pensée » (Le Divin Marché, p. 254), découle directement de la défense de l’ignorance. Elle mène à la décadence du français, qu’elle remplace petit à petit au sein du peuple. Elle séduit les locuteurs, car elle s’apparie harmonieusement avec la démocratie de marché, ce concept mis sur un piédestal par les libéraux. En somme, le libéralisme est si profondément ancré dans nos mœurs qu’il s’est infiltré là où il n’a pas lieu d’être : la langue. Les répercussions de la novlangue, fière représentante du laisser-faire typiquement libéral, sont lourdes.

D’abord, le pragmatisme prime : la limpidité est de rigueur dans son discours, alors que la place qu’occupe l’interprétation est nulle. Il faut être compris rapidement, dissiper toute incertitude, être si direct que son interlocuteur n’ait point besoin de réfléchir. La clarté excessive a pour effet d’appauvrir la langue, car la compréhension ne doit requérir aucun effort. Il faut s’en tenir à un vocabulaire et à une syntaxe simples ; tout écart à la convenance établie par la novlangue est mal perçu. La médiocrité règne, comme l’élévation est réprimée. Il s’agit d’un milieu hostile à la création littéraire et artistique : le raffinement, synonyme de bourgeoisie méprisable, est tari par notre société où la novlangue domine. La littérature, par opposition, fait appel à des images transcendantes qui requièrent l’union de la réflexion et de la pensée critique du lecteur. C’est donc dire que la littérature peut obvier à la prolifération de la novlangue, mais cela nécessite, d’une part, la maîtrise de la langue française et, d’autre part, un environnement propice pour « assurer aux aptitudes de chacun tout le développement dont elles sont susceptibles. » (Le Divin Marché, p. 262)

La novlangue, ayant envahi le système d’éducation, mène à la « médiocrisation » de l’expression des locuteurs

En outre, la novlangue, ayant envahi le système d’éducation, mène à la « médiocrisation » de l’expression des locuteurs. Les enseignants sont complaisants à l’égard des élèves qui s’expriment en évitant de soigner leur emploi de la langue française. « Si l’école est en faillite, la langue […] tombera irrémédiablement en décadence. » (Le Divin Marché, p. 243)  La défense de l’ignorance étant devenue légitime, la novlangue de la démocratie de marché se développe : toute forme d’expression se vaut. L’importance de la langue réside alors uniquement dans le fait de communiquer, et il s’ensuit nécessairement une égalisation dans la perception de la qualité de la langue française. Ce nivellement étouffe l’ambition des élèves de se dépasser, et change leur attitude lorsqu’ils achoppent sur des textes de plus grande complexité.  Un nouveau réflexe s’est développé face à l’impuissance provoquée par l’incompréhension : c’est l’auteur qui est en cause, à lui de faire preuve de plus de clarté ! L’ignorance est légitime ; pas question de se questionner sur ses propres habiletés ! Plutôt que de tirer profit de leurs lumières, les étudiants ont tendance à condamner les textes insuffisamment référentiels et pragmatiques à leurs yeux. Le rejet du raffinement étant partagé par la majorité, il se forme des « troupeaux ego-grégaires » (Le Divin Marché, p. 288). La novlangue, trop fruste, ne permet pas de se distinguer foncièrement de la masse. Conséquemment, toute tentative de se démarquer se fait horizontalement : « plus chacun est soi-même, mieux tout le monde est pareil. » (Le Divin Marché, p. 290) La liberté employée sans encadrement aboutit ainsi à des styles dont la variété est factice : les différences ne font, au fond, pas de différence. 

En contraste, l’enseignement qui contraint l’élève à utiliser un vocabulaire approprié et à s’exprimer adroitement produit l’effet inverse. L’étudiant acquiert ainsi des outils qui lui permettent de s’élever, de se distinguer verticalement de ses semblables, bref de mieux jouir de sa liberté. La propagation de la novlangue élimine la beauté du français et le réduit à un simple moyen de communication à partir duquel aucune culture ne peut prospérer. 


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