Ange Guo - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/guoange/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 09 Nov 2022 01:07:10 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.8.3 Dans cette photo, je t’aime encore https://www.delitfrancais.com/2022/11/09/dans-cette-photo-je-taime-encore/ Wed, 09 Nov 2022 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49773 Ligne de fuite.

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Sur ce portrait, je ne suis encore qu’une enfant. Mes yeux sont cloués au sol et mon corps éprouvé, semble être à deux doigts de s’échouer. Je viens tout juste d’avoir dix-huit ans. Ma tristesse est palpable: je sais que tu m’aimais mieux quand je n’étais pas encore devenue une adulte. Ne pas pouvoir me mouler à cette version plus jeune, plus souple de moi, celle que tu aurais voulu que je reste pour toujours, me déchire. Vraiment, je n’ai aucun désir en dehors des tiens, aucun rêve en dehors de ceux que tu m’as assignés. Je prends les mêmes photographies que toi, et tu souris pathétiquement lorsque je te les montre, étoiles dans les yeux.

Tu m’achètes une robe. Encore un cliché dans la salle d’essayage, bien que l’employée t’ait dit que tu ne peux pas rentrer. She said you can’t come in, E. , come on.

Parle français, dis-tu avec condescendance, lorsque je m’emporte dans la demi-langue de mes parents, celle qu’ils ont apprise aux États, celle qui ne m’a jamais appartenue, de toute manière. Celle que tu as apprise à la même université que moi, il y a presque une décennie.

Aujourd’hui, tu as vingt-sept ans. À quelle heure est-ce que le ciel s’assombrit, de là où tu te tiens? Peu importe à quel point je m’évertue, je n’arrive pas à faire de toi un démon, à dire aux policiers et à la procureure à quel point tu es monstrueux, à quel point tu m’as blessée, à quel point tu mérites d’être blessé en retour. En réalité, à un moment donné, j’ai nommé ce qu’il y avait entre nous de l’amour, bien que c’en était tout le contraire, bien que ça n’ait fait que détruire everything within and around it. Celle que j’étais alors, qui te disait je t’aime, je ne te quitterai pas, survit encore en moi, partage le même cœur que moi.

Je n’ai pas de langue maternelle, on ne m’en a pas donné à la naissance. Chaque fois que j’ouvre la bouche, mon discours commence à boiter vers le milieu, à s’enfarger dans des structures empruntées à l’anglais, des québécismes, des tantôt et des I forgot how to say it in French. Alors, je parle lentement et en murmurant, en m’assurant de ne pas faire d’erreur, et avec ce regard, toujours ce regard; tu me dis que malgré mes efforts, même si j’arrive à bien articuler en anglais et en français, je manque de talent et d’éloquence either way. Et que dire de mon chinois, que j’arrive seulement à révéler en lambeaux, au creux de corridors silencieux.

Ça fait mal de porter ces souvenirs en moi. De les bercer tous les jours. Et de repousser ceux qui m’ont brisée, même s’ils reviennent toujours, tôt ou tard, sous forme de rêves ou d’oiseaux mutilés. Si seulement je savais quand m’arrêter. Si seulement je ne travaillais pas autant. Si seulement je parlais plus fort. J’aimerais penser que je suis arrivée à changer, à te dépasser, à me devenir.

Mais toutes ces choses que j’ai aimées avant toi, les livres, m’appartiennent encore, ne m’ont pas été révélés à travers toi. Et j’arrive toujours à aimer, de manière prodigieuse, même. C’est peut-être là ma victoire, mon verdict. Peu importe ce que ça veut dire pour moi. Pour toi. Pour ceux qui se promènent en robe, dans ce palais, sur Saint-Antoine, où on se cache pour pleurer. Je sais que tu te souviens de tout, toi aussi.

As-tu déjà tenté de convaincre un jury que ta vie avait bel et bien eu lieu? Que tu étais bien là? Que tes plaies, bien qu’elles aient cessé de saigner, bien qu’une nouvelle couche de peau les ait recouvertes sans laisser de traces, brillaient toujours aussi fort que le jour où on te les avait infligées? Moi, oui. Mais il semble aussi que j’oublie quelques détails, leurs voix et leurs visages, leurs questions

.….….…positions

.….….….….…écoulements

.….….….….….….….….….are you sure?

se perdent dans les vents humides de l’été. Quand je ferme les yeux, je vois la même teinte profonde de charbon noir, celle du regard des chevreuils de mon enfance, rendue encore plus foncée en comparaison avec la neige à l’arrière-plan et le brun noisette le plus doux du monde, celui de leur pelage, softer than you could ever imagine. Mais même si tu essayais de la distinguer, cette couleur, je ne crois pas que tu y arriverais. Au fin fond, tu n’as rien vu du tout.

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L’île des pêcheurs https://www.delitfrancais.com/2022/02/23/lile-des-pecheurs/ Wed, 23 Feb 2022 13:26:32 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47504 Ligne de fuite.

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Ange Guo | Le Délit
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«Malgré les différences, le langage est commun» https://www.delitfrancais.com/2021/02/23/malgre-les-differences-le-langage-est-commun/ Tue, 23 Feb 2021 13:31:41 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=42286 Le Délit s'est entretenu avec Ying Chen.

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Ying Chen est une écrivaine et traductrice établie en Colombie-Britannique. Elle a obtenu sa licence en lettres françaises à l’Université Fudan à Shanghai et sa maîtrise à l’Université McGill. À ce jour, elle compte plus d’une dizaine de titres à son actif, dont L’ingratitude, mis en lice pour le prix Fémina et le Prix du Gouverneur général en 1996. Le Délit s’est entretenu avec elle afin de parler de l’universalité du langage, de l’impermanence de l’art et de son amour pour la poésie chinoise. 

Le Délit (LD) : Vous vouliez être écrivaine dès un jeune âge. Qu’est-ce qui vous a poussée vers l’écriture?

Ying Chen (YC) : C’est vrai que j’ai toujours rêvé de devenir écrivain, même quand j’étais toute petite. Je suis née dans un pays où les écrits sont beaucoup plus valorisés que les paroles. On se méfie des paroles. C’était l’un des grands chocs culturels quand je suis arrivée ici. Pour la première fois de ma vie, je devais faire des exposés oraux, je tremblais littéralement, j’avais l’impression de mourir, d’être anéantie. C’est une sorte d’anéantissement parce que je me sens nulle en parlant, et je n’avais pas appris à réfléchir en parlant. 

Quand on écrit, les mots s’enchaînent, les phrases coulent, mais quand on parle, c’est différent. Il y a une sorte de silence de plus en plus précieux aujourd’hui qui se perd dans le monde. Dans mon temps, malgré la tradition, vers la fin des années 1970, les lettres, les arts n’étaient pas valorisés. C’était vraiment la science à tout prix, on en voit l’importance dans la situation d’un pays. Je me débrouillais pas mal en matières scientifiques aussi, on était même venu me faire conversation pour que je sois consciente du danger que je courais en choisissant les lettres. Alors dès le départ, c’était un saut dans l’incertitude parce que j’aurais très bien pu tomber nulle part. Voilà, c’est de l’incertitude. Je crois que toute ma vie j’ai eu besoin de devoir accepter cet état d’incertitude. Dans l’écriture, concrètement, c’est aussi l’incertitude. Je n’écris jamais avec un plan détaillé, je me laisse entraîner dans le hasard des mots et des phrases. 

«J’étais comme ça, je voulais faire une œuvre vraie, mais je me rends compte qu’une œuvre vraie, c’est une œuvre qui se défait. C’est une œuvre qui se dépossède. Une œuvre qui se rend compte que toute la construction humaine n’est pas éternelle»

Ying Chen

LD : Lors d’une entrevue avec l’Université de la Colombie-Britannique, vous dites que « vivre est un processus d’effacement » et que « l’acte de créer n’est pas l’éternité ». Pourriez-vous élaborer sur ces notions? Quelle place l’art occupe-t-il au sein d’une vie où tout est temporaire? 

YC : Une fois, j’ai regardé un documentaire sur la vie des moines tibétains. Il y avait une scène durant laquelle une dizaine d’entre eux dessinaient des traces dans une espèce de bassin de sable pendant des jours et des semaines, voire même des mois. À la fin, avec un coup de balai, ils effaçaient tout le fruit de leur travail. C’était assez bouleversant pour moi, mais ça ne m’était pas étranger. Je viens d’une culture où l’on comprend que rien n’est permanent. Il y a tellement de constructions, de déconstructions, de montées et de déclins, d’alternances dans toute cette histoire de 5000 ans. Après avoir vu tout ça, ce n’est pas étranger, mais ça fait réfléchir sur l’art. Qu’est-ce que c’est? Ce n’est pas quelque chose qui sert un objectif concret de la vie terrestre. Pour moi, l’art c’est quelque chose qui va au-delà, c’est quelque chose d’inutile. C’est très important l’inutilité, l’esprit de l’inutilité. L’éphémère. Écrire, c’est écrire pour rien, en principe. 

Dans mon travail, j’ai toujours cru que le contenu est moins important que la forme. Cette forme, ce n’est pas une forme fixe. Par forme, je veux dire que c’est un travail sur le langage. Et le langage, c’est quelque chose de très insaisissable. Voilà, c’est dans ce sens-là que je parle de l’éternité. Bien sûr, quand on est jeune, on est ambitieux, on est arrogant, on veut construire une œuvre. J’étais comme ça, je voulais faire une œuvre vraie, mais je me rends compte qu’une œuvre vraie, c’est une œuvre qui se défait. C’est une œuvre qui se dépossède. Une œuvre qui se rend compte que toute la construction humaine n’est pas éternelle. 

LD : Est-ce que ça vous affecte d’une quelconque manière que l’on vous essentialise comme étant une écrivaine immigrante et asiatique? Selon vous, dans quelle mesure est-ce que l’origine culturelle ou ethnique s’immisce dans l’écriture? Faut-il s’en soucier?

YC : Depuis qu’on a la science, l’humanité a toujours eu l’habitude de catégoriser. On a l’impression qu’on ne peut pas connaître le monde sans catégoriser. Ça a un très grand effet sur notre cerveau, mais aussi sur les rapports humains et notre rapport à la nature. On n’y peut rien parce que la société humaine est construite de cette manière. Si on dit « je ne sais pas, c’est ceci et en même temps cela », ça devient une superstition. La science plus tard viendra probablement contredire ces catégories, mais pour l’instant il faut le vivre. Et qu’est-ce qu’on fait? Ce n’est pas seulement dans la société canadienne, on trouve cette habitude dans toutes les sociétés où la science pratique l’emporte. 

Quand on parle de nos origines, de notre identité, l’influence de nos origines peut se refléter dans nos écrits. Mais ça, c’est à partir d’une supposition, de l’hypothèse que la différence est plus qu’il ne le faut, que la différence est énorme entre les origines, entre les cultures. Plus je vis en Occident, plus j’apprends qu’il n’y a pas cette différence. Il y a des variétés, oui, dans une certaine mesure, tout comme les plantes varient, mais en tant qu’espèce humaine, je ne vois pas cette différence et je ne vois pas le bien fondé de distinguer, de diviser, de catégoriser les origines. Sur le plan social, c’est très mauvais. On en entend beaucoup sur la différence, et je trouve qu’on contribue au monde quand on unit les peuples, beaucoup plus en parlant de leurs ressemblances. On a mille façons de les rassembler plutôt que de les différencier. 

LD : Vous comptez plusieurs livres à votre actif, en plus d’avoir reçu de nombreuses récompenses au long de votre carrière. Est-ce que les prix revêtent pour vous une certaine importance, ou en fait, comment percevez-vous ce système de récompenses? 

YC : Je crois que pour parler des récompenses, il faut dire que je n’en ai pas beaucoup. Je n’en espère pas plus non plus, mais il y en a eu un peu au tout début. Surtout qu’à l’époque, j’étais – et je demeure toujours – très incertaine, je me sens toujours très insécure en tant qu’écrivain dans une langue que j’ai apprise très tardivement. Je fais encore plein de fautes en parlant, en écrivant, donc c’était bon, cet encouragement. Ça m’a donné un tout petit peu de confiance pour que je puisse continuer de faire quelque chose de tout à fait différent. Si vous parlez de la récompense, c’est surtout pour les trois premiers livres. Je n’écrirai jamais plus ce type de texte, mais je trouve qu’aujourd’hui, je suis dans une situation beaucoup plus vraie, beaucoup plus solide, beaucoup plus proche de ma propre vérité, c’est-à-dire que je suis en train d’écrire quelque chose qui est plus proche de l’art que d’autre chose. L’art ne se fait pas dans la reconnaissance. L’art, la plupart du temps, se fait dans la solitude. 

LD : En dehors des romans, vous écrivez aussi de la poésie (Impressions d’été, 2008). Y a‑t-il quelque chose que la poésie offre que la prose n’a pas, et vice-versa? 

YC : On me qualifie de romancière et je ne suis jamais d’accord avec ce rangement. Mes textes ne sont jamais tout à fait des romans. C’est une espèce de texte où se mélange tout, la poésie, le théâtre, l’essai. Je ne suis pas pour les paroles, mais j’aime les écrire. J’adore les dialogues, les monologues, et puis quand on travaille sur le langage, on va au-delà des trames romanesques, au-delà d’une construction, d’un début, d’une fin et d’une progression, et je ne me contente pas du tout de cela. C’est un travail un peu spécial, un peu à part. J’écris des romans comme si j’étais en train d’écrire de la poésie, souvent. J’écris à haute voix, je lis à haute voix, je surveille quand même l’écoulement, la sonorité, la musique. Il y a un élément poétique dans mes soi-disant romans, que je n’appellerais pas romans même si on les appelle ainsi. 

Un aspect très important dans la poésie ancienne chinoise, que j’apprécie, c’est la place qu’on donne à un monde qui n’est pas seulement humain. On donne une place énorme, primordiale, à tout ce qui n’est pas humain. Aux plantes, aux saisons, à la lune, au soleil. Et c’est la nature, souvent, qui devient l’un des personnages principaux. Ce n’est jamais comme l’humain en tant que maître du monde, et ça c’est quelque chose que je valorise dans la poésie ancienne chinoise, je vois une philosophie et aussi la place du vide dans le plein et le plein dans le vide. La place du silence, dont on a parlé dès le début. C’est très important pour moi, ce silence. Et pourquoi la poésie après et pendant le roman ? C’est parce que je trouve que le roman, peu importe la manière dont on le fait, est quand même, par rapport à la poésie chinoise, très bruyant. Il m’arrive de désirer un silence comme ça. 

«J’espère que mon parcours en soi démontre déjà une chose : malgré toutes les différences, malgré que les langues sont éloignées les unes des autres comme le chinois est éloigné de tant de langues étrangères, le langage est commun»

Ying Chen

LD : En dehors de l’écriture, vous êtes également traductrice. D’une certaine manière, cette expertise vous permet d’accéder à de nouveaux mondes, dans le sens qu’elle vous permet d’accéder à des codes de langage complètement différents les uns des autres. En quoi pensez-vous que cette habileté vous a changée, ou vous enrichit? 

YC : Je ne sais pas trop, je ne peux pas moi-même analyser ce va-et-vient entre les langues, mais j’ai une conviction, pour que tout ce que je fais, que je suis en train de faire tienne et ait un sens. J’espère que mon parcours en soi démontre déjà une chose: malgré toutes les différences, malgré que les langues sont éloignées les unes des autres comme le chinois est éloigné de tant de langues étrangères, le langage est commun. Il y a un mécanisme du langage qui est commun pour tous les humains, et je suis convaincue de cela. Je suis convaincue de très peu de choses, dans cette vie, dans ce monde, mais sur cela je suis convaincue. Tout ce que je peux dire en français, je peux le dire en chinois. Tout ce que je peux dire en chinois, je peux le dire en français. La différence, c’est la différence philosophique, la différence de la pensée et des habitudes. Ma volonté de travailler sur la poésie chinoise et de présenter cette culture à un public occidental part en quelque sorte d’un souci social, dans l’espoir de faciliter le respect et la compréhension entre les cultures.

LD : Un article que vous avez écrit pour L’Express en 2012, «je suis étrangère depuis ma naissance», traite entre autres de la multiplicité des identités et de la difficulté de développer un sentiment d’appartenance à une terre lorsque l’on est constamment rappelés à notre différence. Comment percevez-vous l’enjeu de cette dualité? 

YC : La deuxième génération, c’est une génération encore plus… c’est très complexe. On n’a pas choisi de naître, on subit la conséquence de l’acte de s’immigrer des parents. On n’a pas choisi de naître dans toute cette complexité de multiculturalisme. Qu’est-ce qu’on fait dans tout cela? J’ai l’impression d’être à la fois de première et de deuxième génération, en quelque sorte. Je ne considère pas la quête d’appartenance comme une difficulté ni comme une expérience enrichissante. Je dirais que je ne cherche plus à appartenir. S’il le faut, j’appartiens à la population des étrangers – on n’a pas besoin de voyager pour l’être. Je considère beaucoup de gens qui n’ont pas quitté leur pays comme des étrangers. J’appartiens à tous ces esprits qui ont cette conscience, qui portent en eux une sorte de dissidence, rien d’autre. Je crois que la deuxième génération a plus de possibilité de comprendre la relativité de l’identification et qu’elle est plus apte à voir le monde au-delà d’une surface fixe. J’espère.

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Ook Chung : Réécrire l’identité https://www.delitfrancais.com/2020/10/13/ook-chung-reecrire-lidentite/ Tue, 13 Oct 2020 13:17:34 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=38181 Le Délit s'entretient avec l'écrivain Ook Chung.

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Né au Japon de parents coréens, Ook Chung a immigré à Montréal avec sa famille alors qu’il avait seulement deux ans. Titulaire d’un doctorat en langue et littérature françaises de l’Université McGill, il est l’auteur de plusieurs romans (Kimchi, 2001, prix littéraire Canada-Japon ; L’Expérience interdite, 2003) et de recueils de nouvelles (Nouvelles orientales et désorientées, 1994 ; Contes Butô, 2003, Prix littéraire des collégiens). Sa traduction du roman de Kerri Sakamoto, Le Champ électrique, a remporté le prix John-Glassco. Il enseigne actuellement la littérature au Cégep du Vieux-Montréal.

En ce début d’automne, pandémie oblige, nous nous «rencontrons» virtuellement pour parler de sa trajectoire, de la fonction salvatrice de l’écriture et du rôle des cultures québécoise, coréenne et japonaise dans sa vie. Dans un contexte de diversité foisonnante au Québec, la voix singulière d’Ook Chung vient nous en apprendre davantage sur les trajectoires immigrantes, les identités multiples et le défi de développer un sentiment d’appartenance lorsque l’on est constamment rappelés à notre différence.  


Le Délit (LD): Quel était votre métier de rêve lorsque vous étiez jeune? Pensiez-vous un jour devenir un écrivain/professeur?

Ook Chung (OC): Mon rêve d’enfance, c’était d’être dessinateur, illustrateur de livres. J’avais vraiment une fascination pour les couleurs, la magie de Noël, les boules et les décorations, j’avais un côté visuel très développé et je pensais faire ma vie là-dedans. Quand j’étais en sixième année, je ne me voyais pas nécessairement en tant qu’un Van Gogh, un peintre dans le sens académique ou quoi que ce soit. Les illustrations, les cartes de Noël, ça, je trouvais que c’était un monde merveilleux, un monde en dehors du monde que je voulais habiter.

Par la suite je suis entré en secondaire 1, et là c’était la bande dessinée qui m’attirait vraiment comme métier. J’ai ainsi découvert le domaine de la bande dessinée et j’avais mes bédéistes préférés, Gotlib, Franquin, etc. Puis, en secondaire 2, vraiment, ma vie a changé pour le pire à cause du racisme dans mon école. J’avais fait un choix de filière scolaire qui m’a fait me retrouver avec des étudiants qui s’en sont pris à moi et à cause de ça, j’ai failli décrocher de mon année scolaire. C’était vraiment de l’intimidation quotidienne, massive. Je suis devenu complètement asocial, marginalisé et c’est cela qui a fait que j’ai dévié de ma trajectoire naturelle et je me suis retrouvé sans amis. Je n’avais aucune relation avec quelconque pair, non pas que je les fuyais, mais je n’arrivais pas à établir un lien avec eux.  Ça a été comme cela et c’est seulement vers le tard, vers l’adolescence, que j’ai compris que le contact avec le dessin et ce monde merveilleux était ruiné pour toujours. J’avais perdu mon innocence, mon émerveillement, je passais des nuits d’insomnie… je n’étais pas en état d’être réceptif à des sensations de beauté. J’ai commencé à développer des névroses, mon univers intérieur est devenu très, très sombre. Là, j’ai découvert les livres par mes frères aînés et je me suis dit : Oh, peut-être que c’est là ma voie, la littérature à travers les écrivains qui parlent de leurs propres démons intérieurs, leurs propres tortures. Je me suis donc reconnu à travers ce miroir des écrivains un peu «torturés», mais ce n’est vraiment pas par choix.

« Je me suis dit : Oh, peut-être que c’est là ma voie, la littérature à travers les écrivains qui parlent de leurs propres démons intérieurs, leurs propres tortures »

LD: Comment vos origines japonaises ont-elles influencé votre vie? Est-ce que ça vous affecte de quelconque manière que l’on vous essentialise souvent comme étant un écrivain asiatique plutôt qu’un écrivain?

OC: Au début, je voyais cela comme un atout, même mon professeur de littérature m’a dit un jour, d’une manière un petit peu prophétique que je pensais presque exagérée: Ah toi, tu es chanceux, tu as un destin. Et je ne comprenais pas tellement ce qu’il y avait derrière ce mot. Ça veut dire que j’ai des livres en moi, des livres virtuels que je sors l’un après l’autre et c’est une source d’inspiration. Ça alimente mon écriture et il y en a d’autres qui ont le syndrome de la page blanche, tandis que j’ai un peu cet atout de toujours avoir des choses à faire sortir du placard, je ne suis jamais en manque de matériau. Je n’ai qu’à écouter les souvenirs de ma mère et de mon père, de raconter mes voyages en Asie, mais il vient toujours un moment où je me sens un peu limité.

C’est comme quelqu’un qui sait très bien étudier ou qui a lu des tas de livres, mais qui ne sait pas cuisiner ou conduire une voiture. À un moment donné, on se dit: j’ai un peu fait le tour, ça manque un peu de fraîcheur, j’aimerais entrer dans une nouvelle aventure, mais je n’y arrive pas. Je n’ai pas l’expérience préalable pour passer du jour au lendemain à cuisiner de manière magistrale ou à conduire une auto, écrire un roman complètement en dehors de mon identité ethnique. Dans un sens, ça a été un atout, mais ça sent de plus en plus le renfermé. J’aimerais éventuellement passer à autre chose que ça, car sinon j’aurais l’impression de ressasser de vieilles choses.

LD: Lors d’une entrevue pour le ministère des Relations internationales et de la Francophonie, vous dites que l’écriture est pour vous un moyen de mieux comprendre votre identité. Selon vos dires, vous avez toujours été en situation marginale et l’avez vécu comme une déchirure, un mal de vivre – pouvez-vous élaborer sur ce sujet?

OC: Premièrement, je dirais que ce qui saute aux yeux dans mes derniers livres, c’est que j’aborde constamment mon identité d’Asiatique, ce que je ne faisais pas nécessairement dans mon premier recueil de nouvelles quoique le titre jouait un petit peu sur cela[1]. Je peux me poser à moi-même cette question: es-tu incapable d’écrire sur autre chose que tes cultures maternelle et paternelle? Ne pourrais-tu pas écrire un roman sur Montréal ou sur le Canada, l’Occident? On dirait que non. Ce n’est pas que je ne suis pas capable de faire cela, mais on dirait que je n’ai pas le bagage pour écrire de manière universelle, comme si j’étais cantonné par mon identité. On m’a acculé à cette identité quand on me lançait des ching chong, des insultes sur la «race jaune». Je pense que je porte un petit peu cette empreinte et quand j’écris, c’est toujours sous la pression d’une nécessité. On dirait que cette nécessité est toujours reliée à mon bagage identitaire ethnique. Je ne suis pas capable de parler d’autre chose que ma culture du côté japonais, du côté coréen… Donc je suis certainement défini par cela, même à un point que c’en est un petit peu troublant pour moi-même.

« Je dirais que ce qui saute aux yeux dans mes derniers livres, c’est que j’aborde constamment mon identité d’Asiatique »

LD : Pour continuer sur cette lancée, j’aimerais souligner un passage de votre livre, La Trilogie Coréenne, à la page 118: «Il me semble que j’ai été un cadavre noyé pendant plus de vingt ans de ma vie, mais un cadavre obstiné qui refusait de couler, tout bouffi et gorgé d’eau saline, à moitié décomposé déjà, ballotté au gré des courants océaniques dans un labyrinthe de vagues, à la recherche d’un port où ressusciter». Aujourd’hui, diriez-vous que vous avez trouvé ce port, avez-vous mis à terme cette quête de sens? Ou est-ce que l’identité demeure toujours pour vous un point d’interrogation?

OC: Ma situation a considérablement changé depuis que je suis devenu père; j’ai aujourd’hui trois enfants. À l’époque où j’ai écrit les phrases que vous citez, je voyageais beaucoup, principalement entre le Canada et l’Asie, et dès que j’en avais la chance. Mais depuis la naissance de mon premier enfant, ma réalité est devenue très pratico-pratique et j’ai dû changer complètement de mode de vie, ma façon d’être aussi puisque je ne pouvais plus accorder autant d’importance à mes états d’âme. Quand j’étais enfant, j’avais peur des images de fantôme, mon âme résonnait comme une cathédrale avec des coins mystérieux et insondables, mais avec le vieillissement, on perd cette profondeur de champ émotionnelle et je ne sais pas si c’est tant pis ou tant mieux. Pendant longtemps, j’ai eu un cœur siamois. J’étais tiraillé entre l’Asie qui me fascinait et le Canada où j’avais mes points de repère, mes cadres de référence, mes habitudes. J’aime la citation suivante de Hugues de Saint-Victor: The man who finds his homeland sweet is still a tender beginner; he to whom every soil is as his native one is already strong; but he is perfect to whom the entire world is as a foreign land. The tender soul has fixed his love on one spot in the world; the strong man has extended his love to all places; the perfect man has extinguished his.

LD: Lorsque vous publiez un nouveau roman, le considérez-vous comme «votre» livre, dans le sens qu’il vous appartient? Avec des années de recul désormais, sentez-vous une distance par rapport aux livres que vous avez publiés auparavant? Ou ces oeuvres représentent-elles des versions de vous qui ne sont déjà plus?

OC: Je n’habite plus mes livres passés. Le seul livre que je peux habiter est celui qui est en chantier. Je pense que ce doit faire le même effet chez d’autres auteurs. On s’investit considérablement dans une œuvre, mais une fois qu’elle est devenue un livre et passé le premier moment d’enchantement, on est reconduit à la réalité des petits ennuis et problèmes quotidiens. Quand des lecteurs me parlent de mes livres, cela me laisse un peu froid, je ne sais pas comment l’expliquer. Alors que s’ils osaient dire du mal de celui sur lequel je travaille, je me sens vulnérable et rejeté. Ces livres du passé sont comme mes exuvies.

« Le seul livre que je peux habiter est celui qui est en chantier »

Le vécu d’Ook Chung en lien avec l’intimidation et le racisme, en plus de me ramener à mes propres souvenirs, semble revêtir une importance particulière alors que les luttes antidiscriminatoires se multiplient à travers la province.  En effet, malgré le confinement et le sentiment de division qui vient avec, ces efforts témoignent d’une volonté de la part de différentes communautés de créer un Québec plus inclusif. Et, même s’il reste du chemin à faire, j’ai confiance que nous pourrons léguer aux générations futures une société plus tolérante et unie dans sa diversité.


[1] Nouvelles orientales et désorientées, Gallimard, 1994

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