Archives des 2022-02-02 - Le Délit https://www.delitfrancais.com/edition_categorie/2022-02-02/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 02 Feb 2022 14:16:42 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.8.1 Une étape à la fois: Aristote contre la pensée productiviste https://www.delitfrancais.com/2022/02/02/aristote-contre-la-performance/ Wed, 02 Feb 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46771 Et si le secret de la vie heureuse résidait dans notre quotidien?

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À priori, rien n’est plus libérateur que de s’imaginer capable de relever tous les défis. S’élevant contre le jugement d’autrui et toute autre barrière à la mobilité sociale, le mythe du self-made man a de quoi faire rêver. Après tout, s’il suffit d’une bonne idée, de quelques sacrifices et d’une solide détermination pour accomplir tout ce que l’on souhaite, peut-être que le monde est véritablement «à nous». Malheureusement, cette idée de performance à outrance est doublée d’une compétition issue d’une pensée productiviste omniprésente et finit inévitablement par entraîner une profonde détresse. Pourtant essentiels au bien-être, le temps libre, les loisirs non productifs et le sommeil sont considérés comme inutiles. Avec des apôtres comme l’excentrique Elon Musk, qui a déclaré en 2018 que «personne n’a changé le monde à 40 heures par semaine», l’idée que notre valeur est déterminée par le temps que nous passons au travail ou par la taille de notre effet sur l’univers ne disparaîtra pas de sitôt.

Évidemment, cette culture du travail ne fait pas l’unanimité. Certains défendent la valeur intrinsèque du jeu, d’autres le droit de ne rien faire. Même dans la philosophie occidentale, l’idée de la productivité n’a pas toujours été liée à celle de la vie bonne. L’éthique, la branche de la philosophie qui se penche sur le bien et le mal, a longtemps servi de guide de la vie. Mais si le déontologisme kantien, qui exige que l’on suive des lois morales strictes, peut sembler restrictif, l’utilitarisme de Mill, qui promeut la maximisation du bonheur total de l’humanité, n’est pas si éloigné de notre pensée productiviste contemporaine. Je suggère que l’éthique de la vertu d’Aristote est une voie alternative à cette frénésie capitaliste moderne. Plutôt que de penser aux effets de nos gestes sur les autres, le philosophe grec de l’Antiquité nous invite à accorder une attention particulière aux gestes de tous les jours et à trouver le bonheur dans la qualité plutôt que dans la quantité. 

Une vertu heureuse

«Nous considérons que la chose qui se suffit à elle-même est celle qui rend la vie digne d’être choisie sans manquer de quoi que ce soit; et nous croyons que c’est ce que fait le bonheur», déclare Aristote dans les premières pages de L’éthique à Nicomaque. Ainsi, le véritable objectif de la vertu ne serait pas la pureté morale, mais bien le bonheur! Une affirmation contre-intuitive, étant donné que les choix vertueux sont parfois les plus déplaisants. En effet, prendre le temps d’aller porter le chariot d’épicerie après l’avoir vidé dans le coffre d’une voiture semble, à priori, moins attirant que de le laisser là et de quitter le stationnement. Pourtant, Aristote insiste: être heureux, c’est agir en accord avec la vertu. Comment résoudre ce paradoxe? C’est que le philosophe distingue le bonheur du plaisir (et, au même titre, de l’absence de souffrance). Si le premier est la fin de toute vie humaine, le second est une «condition de l’âme» qui l’attire parfois vers les actes vertueux, parfois vers les actes vicieux.

«Nous considérons que la chose qui se suffit à elle-même est celle qui rend la vie digne d’être choisie sans manquer de quoi que ce soit; et nous croyons que c’est ce que fait le bonheur»

Aristote

Pour comprendre le rôle du plaisir, il faut aborder la division de l’existence humaine proposée par Aristote. La première partie de l’être humain est sa qualité proprement biologique: il respire, se nourrit et s’hydrate, rejette ses déchets, grandit, etc. Tous les êtres vivants, plantes comprises, partagent cette vie que nous pouvons donc qualifier de biologique. Le deuxième palier, celui de la vie sensible, est celui des désirs non rationnels et des émotions découlant de leur satisfaction et de leur insatisfaction. On y trouve l’attirance sexuelle, les goûts gastronomiques, la souffrance physique et la peur de mourir. C’est aussi dans la vie sensible, commune à tous les animaux, que l’on retrouve les plaisirs abordés plus haut. Finalement, les deux autres sections de l’âme sont celles qui nous distinguent des autres animaux: d’abord la raison pratique, chargée d’évaluer la juste action en fonction des connaissances que nous avons, ensuite la raison scientifique, qui s’occupe d’acquérir ces connaissances.

Dans La République, Platon, le maître philosophique d’Aristote, affirme que toutes les parties de l’âme doivent être inféodées à la raison. Selon lui, cette faculté nous permet réellement d’apprécier la forme du bien lui-même dans les choses plaisantes. Le secret de la vie bonne résiderait donc dans le contrôle total de la raison et dans la suppression de toutes les autres parties de l’âme. Aristote partage cette idée que la raison devrait être maîtresse de l’âme mais ne va pas aussi loin que Platon. Contrairement à son prédécesseur, l’auteur de L’éthique à Nicomaque ne croit pas qu’il soit possible – ni souhaitable – que l’être humain s’affranchisse de sa nature sensible non rationnelle. Sans elle, pense-t-il, nous n’aurions pas les émotions nécessaires pour consoler nos proches, lutter avec vigueur contre les injustices et rire incontrôlablement avec nos amis autour d’un bon repas. Le plaisir, partie essentielle de la vie sensible, est utile à la réalisation de la vertu car il peut nous y pousser, mais sans la supervision de la raison pratique, elle peut aussi nous pousser vers le vice. Comment alors distinguer entre les plaisirs vertueux et les plaisirs vicieux? Le philosophe propose une réponse simple: l’équilibre.

La modération a bien meilleur goût

«La vertu est donc un équilibre, dans la mesure où elle vise ce qui est intermédiaire.» Cet intermédiaire dont parle Aristote indique l’existence d’extrêmes (la déficience et l’excès) où résident les vices. Prenons comme exemple la bravoure. Bien qu’elle soit définie principalement dans un cadre militaire, on peut aussi assimiler le comportement de l’étudiant qui s’inscrit à un cours difficile, mais réalisable, à cette vertu. La condition déficiente de la bravoure serait la couardise: l’étudiant se laisse dominer par sa peur et se contente de cours faciles par crainte d’échouer. À l’inverse, la condition excessive de la bravoure serait la témérité: l’étudiant s’inscrit à un cours auquel il est insuffisamment préparé et se voue à l’échec. Puisque la bravoure est l’état d’une âme qui agit bravement, l’on conclut aussi que la vertu aristotélicienne n’est pleinement réalisée qu’à travers les actes.

À présent, nous comprenons que la vertu nous amène à faire de bons choix. Mais comment pouvons-nous acquérir une vertu? Selon Aristote, il suffirait simplement de commencer à agir vertueusement maintenant, car, éventuellement, on développerait une inclination à le faire. À priori, chaque être humain a le potentiel d’être vertueux, mais nous n’agissons pas toujours de la meilleure manière. Aristote définit trois types d’erreurs qui nous éloignent de la vertu. Il y a d’abord l’ignorance des circonstances particulières. Si l’étudiant croit, au meilleur de ses connaissances, qu’il peut réussir un cours en réalité trop difficile pour lui, ce n’est pas une faute de témérité, mais plutôt une faute intellectuelle. La deuxième erreur possible est celle de l’incontinence, c’est-à-dire l’incapacité de résister à ses désirs ou à sa peur de souffrir. Ce serait le cas de l’étudiant qui sait que le cours est trop difficile pour lui mais qui craint la moquerie de ses amis le jugeant couard. La troisième erreur, celle de l’intempérance, est de loin la plus grave d’après le philosophe grec: l’étudiant sait que le cours est trop difficile, mais il considère que la témérité n’est pas un vice. Pour devenir vertueux, il faudrait donc se mettre en quête d’une vertu, puis lutter contre ses craintes et sacrifier ses plaisirs pour agir en harmonie avec la vertu. «Courage», nous dit Aristote, car à terme, faire le choix vertueux sera en soi source de plaisir. Si notre étudiant accepte d’y aller à son rythme, il aura davantage de plaisir à étudier, et les railleries de ses collègues ne seront pour lui qu’un encouragement à changer d’amis. Curieusement, la modernité a une phrase toute faite pour exprimer cette sagesse aristotélicienne: «fake it ‘till you make it» (soit, «fais comme si jusqu’à ce que tu y arrives»).

«La vertu est un parfait intermédiaire qui ne sera jamais atteint: nous serons toujours dans l’erreur, et c’est très bien, puisque s’améliorer est littéralement le travail d’une vie»

Plus facile à dire qu’à faire? Aristote admet que certains facteurs externes peuvent faciliter ou nuire au développement de la vertu. Un riche peut aisément faire preuve de générosité, et une personne qui a vécu des expériences traumatisantes pourrait avoir de la difficulté à se faire confiance. Bien sûr, il est toujours possible de pratiquer certaines vertus dans des conditions difficiles, et même les meilleures conditions seront inutiles à l’individu qui ne se remet pas en question.

Mais ce qui distingue Aristote des gourous de la croissance personnelle, c’est qu’il nous invite à être indulgents envers nous-mêmes. La vertu est un parfait intermédiaire qui ne sera jamais atteint: nous serons toujours dans l’erreur, et c’est très bien, puisque s’améliorer est littéralement le travail d’une vie. De plus, l’éthique de la vertu n’exige pas de nous de radicalement bouleverser notre rythme de vie. Elle nous invite plutôt à nous contenter de petits ajustements vers le mieux jour après jour. Aristote nie de toute façon que nous puissions nous transformer du jour au lendemain, car ce n’est qu’en pratiquant la vertu qu’on l’acquiert. Enfin, inutile de changer le monde pour être un bon être humain: notre quotidien recèle d’opportunités pour accomplir de petits gestes vertueux. Il suffit de les saisir.

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Cinq ans depuis l’attentat de la grande mosquée de Sainte Foy https://www.delitfrancais.com/2022/02/02/cinq-ans-depuis-lattentat-de-la-grande-mosquee-de-sainte-foy/ Wed, 02 Feb 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46778 Entre commémorations et action: comment le Québec se souvient-il de cet acte islamophobe?

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Le samedi 29 janvier dernier, dans le froid mordant montréalais, un rassemblement d’une quarantaine de personnes a eu lieu devant la station du métro du Parc afin de rendre hommage aux victimes, aux blessé·e·s et aux survivant·e·s de l’attentat du Centre culturel islamique de Québec de 2017.

«[Après le massacre,] j’ai réalisé qu’il n’y avait plus de paix, plus de sécurité. Ça aurait pu être n’importe quelle autre mosquée […] comme la mienne» 

Ehab Lotayef, cofondateur de la Semaine de découverte des musulmans et technicien à l’Université McGill 

La vigile a été organisée dans le cadre de la quatrième édition de la Semaine de la découverte des musulmans (auparavant appelée la Semaine de sensibilisation musulmane ou SSM), une série d’événements qui offre l’occasion aux personnes de toute origine, ethnie ou âge d’apprendre davantage sur la confession musulmane au Québec. Si la SSM avait mis en œuvre cet événement pour commémorer les cinq ans de la tuerie, elle visait à aller au-delà de l’hommage; l’événement s’inscrit dans la lutte contre l’islamophobie et le racisme. Afin de combattre les préjugés, la Semaine rappelle l’importance du vivre-ensemble. Le premier ministre Justin Trudeau a annoncé que ce cinquième anniversaire représente la première Journée nationale de commémoration de l’attentat à la mosquée de Québec et d’action contre l’islamophobie. Une journée qui rend non seulement hommage aux victimes «de cet acte de terrorisme motivé», mais souligne également «le combat contre l’islamophobie et toutes les formes de haine», reprend Justin Trudeau dans sa déclaration

Myriam Bourry-Shalabi | Le Délit

Déroulement de la soirée

Des coalitions, des politicien·ne·s, des député·e·s et des ministres aux niveaux fédéral et provincial, des citoyen·ne·s, des organisateur·rice·s; tous·tes se sont exprimé·e·s en solidarité avec la communauté musulmane. Parmi eux·elles, certain·e·s arboraient des carrés verts, en référence aux tapis de prière de la mosquée de Québec. D’autres portaient des masques ou des épingles sur lesquels on pouvait lire «non à la loi 21». 

«Nous ne sommes pas des extraterrestres en tant que musulman·e·s, nous sommes des êtres humains comme monsieur et madame Tout-le-Monde, tout simplement» 

Samira Laouni, cofondatrice et présidente de la Semaine de découverte des musulmans

Samira Laouni, cofondatrice et présidente de la Semaine de la découverte des musulmans a commencé en présentant l’objectif du programme SSM. Ce dernier, qui bénéficie d’un financement par le gouvernement fédéral, propose annuellement des événements du 25 au 31 janvier qui font découvrir «[les] réalisations, [les] contributions [et les] préoccupations» des Québécois·es de confession musulmane. Cette année, le thème «Combler le fossé contre l’islamophobie» visait à montrer la diversité des communautés musulmanes. Ehab Lotayef, cofondateur de la SSM et ancien membre du Conseil des gouverneurs à McGill, a pris la parole afin de souligner le travail qu’il reste à faire «ensemble pour faire de cette province et de ce pays, un meilleur monde.» Une minute de silence a été observée après son discours.  

«Cinq ans plus tard, on est toujours là. On est courageux·ses et on ne va jamais arrêter de lutter jusqu’à ce qu’on puisse vivre en dignité. Cinq en plus tard, je me souviens» 

Sarah Abou-Bakhr, représentante du lobby Conseil national des musulmans canadiens (CNMC)
Myriam Bourry-Shalabi | Le Délit

Une série de discours ont suivi de la part de plusieurs ministres et élu·e·s fédéraux·ales, provinciaux·ales et municipaux·ales. Sameer Zuberi, membre du Parti Libéral, a partagé la Stratégie de lutte contre le racisme du gouvernement fédéral, qui a récemment annoncé la création du nouveau poste de représentant spécial chargé de lutter contre l’islamophobie. Alexandre Boulerice, représentant du Nouveau Parti démocratique (NPD), a demandé si les sociétés québécoise et canadienne ont progressé depuis l’attentat de 2017. Il a exprimé «à quel point [les Québécois·e·s ont] du travail à faire», évoquant le grand nombre de camionneur·euse·s islamophobes et racistes qui avaient pris d’assaut Ottawa le 29 janvier dernier. Le député du NPD a conclu son discours en soulignant la nécessité de réguler la distribution d’armes à feu et de restreindre les discours haineux sur les réseaux sociaux. 

Plusieurs autres élu·e·s ont également saisi l’occasion pour prononcer des discours, dont la sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne, trois conseillier·ère·s de la Ville de Montréal, trois représentant·e·s du Parti libéral du Québec ainsi qu’Andrés Fontecilla de Québec Solidaire. Des représentant·e·s de l’organisation Ensemble Montréal ont également pris la parole. «[Quand] et comment peut-on dire à nos enfants [qu’un acte ignoble] n’arrivera plus jamais? Malheureusement, au mois de juin, on a eu un autre choc», a dit un représentant de l’organisation, en référence à l’attaque islamophobe qui a eu lieu à London, en Ontario. 

«Ça commence avec l’intolérance, qui nous mène à la haine, et la haine nous mène à la violence. […] Nous avons aujourd’hui au Québec une intolérance institutionnelle» 

Frank Baylis, président du mouvement «non à la loi 21».

À la suite de l’intervention d’un représentant de Voix juives indépendantes Canada, qui a souligné l’importance du devoir de mémoire, la cérémonie s’est close par l’observation d’une autre minute de silence. 

L’islamophobie à McGill

Quant à elle, l’Université McGill a tenu, le vendredi 28 janvier dernier, une commémoration virtuelle pour les victimes de la grande mosquée. Animé par Ehab Lotayef, l’événement a rassemblé notamment la principale Suzanne Fortier, le professeur Christopher P. Manfredi (vice-principal exécutif et vice-principal aux études), Angela Campbell (vice-principale adjointe de l’équité et politique académique), des professeur·e·s de l’Institut d’études islamiques, ainsi que des représentant·e·s de l’Association des étudiants musulmans de l’Université McGill. 

Myriam Bourry-Shalabi | Le Délit

Ehab Lotayef a partagé lors d’une entrevue au Délit la nécessité de combattre l’islamophobie au sein de la communauté mcgilloise: «J’ai l’impression que McGill progresse. Pourtant, je suis critique de la façon dont l’administration traite la diversité et l’inclusion. […] Il y a beaucoup de minorités qui n’ont pas la possibilité d’être entendues». Il a encouragé l’administration à travailler avec les minorités et à financer des programmes qui donnent la parole aux communautés marginalisées. 

«L’empathie seule ne va pas changer les causes à l’origine de l’islamophobie – l’ignorance. Il faut aller au-delà des préjugés» 

Ehab Lotayef, cofondateur de la Semaine de découverte des musulmans et technicien à l’Université McGill

Mohammed Youssef Bouaouina, président de l’Association des étudiants musulmans de McGill, a encouragé les étudiant·e·s mcgillois·e·s à contacter l’Association, à leur poser des questions: «l’Islam n’est pas ce que tu penses l’être», conclut-il. 

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Une perle de créativité https://www.delitfrancais.com/2022/02/02/une-perle-de-creativite/ Wed, 02 Feb 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46765 La série Arcane transcende son médium.

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La série d’animation Arcane, alliant le genre «steampunk» et le fantastique, est un miracle et une bénédiction. Un miracle, parce qu’il s’agit tout de même d’une adaptation qui aura été en préparation durant six longues années, basée sur quelques pages d’histoire parsemées dans le jeu vidéo League of Legends. Miraculeuse aussi est la collaboration entre une vaste entreprise américaine, Riot Games, et un humble studio d’animation français, Fortiche, de laquelle résulte une vraie œuvre artistique, originale, sombre et courageuse, faisant office de bénédiction pour le domaine du divertissement grand public largement dominé par des super-héros à toutes les sauces. À travers une histoire sombre qui n’hésite pas à explorer des thèmes comme les liens familiaux, l’exploitation juvénile ou la santé mentale, Arcane présente des personnages variés, troublés et troublants. Loin d’un typique produit aseptisé, la série est élevée à un autre niveau grâce à un style d’animation exceptionnel (mélange de 2D et de 3D), une esthétique particulière et une superbe bande-son. C’est bien simple, Arcane est l’une des meilleures séries de l’année 2021.

Des mots, des humains, des larmes… 

Rassurez-vous, aucune connaissance du jeu vidéo n’est requise afin d’apprécier la série à sa juste valeur. La trame narrative principale d’Arcane suit les péripéties de deux sœurs, Vi (Hailee Steinfield) et Powder (Ella Purnell), tantôt unies puis séparées, aux personnalités diamétralement opposées. D’autres personnages plus ou moins secondaires viennent compléter le tableau, tels que deux jeunes scientifiques idéalistes, des frères d’armes désormais ennemis, et une ambitieuse jeune femme luttant contre l’ombre oppressive de sa mère. Le principe de la dualité est ici roi, se déclinant notamment dans l’opposition séparant la ville où évoluent les personnages: d’un côté la riche et hautaine Piltover, et de l’autre Zaun et ses quartiers mal famés dans lesquels évoluent criminels en tout genre. 

«Résulte une vraie œuvre artistique, originale, sombre et courageuse, faisant office de bénédiction pour le domaine du divertissement grand public largement dominé par des super-héros à toutes les sauces»

La première réussite du scénario est d’éviter avec succès le piège manichéen en présentant de multiples points de vue. À coups de dialogues travaillés et variés, il en résulte une histoire moralement grise où aucun personnage ne semble caricatural ou enfermé dans un carcan moral statique. Les moments comiques sont rares, mais bien placés, et n’enlèvent rien à la gravité de l’histoire. Les raccourcis scénaristiques sont absents, et les actions des personnages – et conséquences de celles-ci – dictent l’intrigue plutôt que le contraire. Le tout rend le monde vivant et les péripéties organiques.

Les personnages, d’ailleurs, sont tous, sans exception, bien écrits et distincts les uns des autres; c’est là une deuxième réussite. Par-dessus tout, ils ne sont pas unidimensionnels, et il est possible de constater une véritable évolution de chacun d’entre eux à travers les arcs narratifs qui s’entrecroisent continuellement. Pas de gentils, pas de méchants, seulement des humains animés par des intentions plus ou moins louables, mais toujours compréhensibles. 

La troisième réussite de l’écriture de la série a trait aux thèmes qu’elle n’hésite pas d’aborder à travers ses personnages. L’amour, la haine, la vengeance, les liens familiaux ainsi que la lutte sociale font figure de grands classiques, mais viennent s’y greffer une exploration douce-amère de l’idéalisme scientifique, une représentation nuancée de la santé mentale, ainsi qu’une relation particulièrement toxique entre une enfant et un adulte. Arcane ne mâche pas ses propos et va jusqu’au bout de ses idées, quitte à parfois proposer des scènes assez troublantes et lourdes de sous-entendus mais qui mènent invariablement à une réflexion. Impossible, notamment, de ne pas penser à la scène où Powder aide son père adoptif à s’administrer un remède, adoptant une attitude plus proche d’une amante que d’une fille. Le tout est élevé par une tension scénaristique jusqu’à produire un dénouement toujours satisfaisant et logique. Le résultat: une sorte de catharsis. Ici, le spectateur est considéré comme un être pensant, et on ne cherche pas à lui tenir la main. 

«C’est une histoire magistralement racontée, chargée d’émotion, avec des personnages variés et différents les uns des autres»

Une image vaut mille mots

Si tout ce qui est mentionné plus haut est aussi efficace, c’est en grande partie grâce à la présentation artistique de la série. Chaque plan est coloré et chamarré, offrant souvent des métaphores et des symboles à déchiffrer. Le tout donne un style visuel exceptionnel s’apparentant à la peinture. L’usage de certaines couleurs semble aussi servir à attirer l’attention du spectateur sur des éléments du décor ou des objets importants. Par exemple, les teintes vertes et mauves sont omniprésentes dans les quartiers criminels, alors que la haute ville est baignée de lumière aux teintes blanchâtres et dorées. De plus, la direction cinématographique est léchée, la caméra restant le plus souvent terre-à-terre et ne s’affolant que pour les brefs combats répartis sur neuf épisodes. Le résultat est saisissant de fluidité. 

Les tics d’un personnage stressé, les larmes d’un autre en état de choc, ou bien la folie passagère d’un dernier paraissent absolument réels. Cela permet à la série d’utiliser des images plutôt que des mots pour souligner des traits de caractère ou des indices scénaristiques. Consciente de cette force, Arcane multiplie les gros plans sur les visages des personnages, à l’affût de la moindre expression magnifiée par un doublage vocal réussi. Le tout est accompagné d’une bande-son mélangeant des tonalités plus électriques avec des instruments plus classiques, comme le violon, et de quelques chansons originales souvent placées à des moments clés de l’intrigue afin de donner une dimension émotionnelle supplémentaire à ce qui se passe sur l’écran. Difficile de croire qu’il ne s’agit que d’une série d’animation tant les visages et les mouvements des personnages sont semblables à ceux des séries télévisées avec prises de vue réelles. Il y a fort à parier qu’il s’agira du nouveau standard à atteindre pour les futures productions d’animation de Netflix. 

Arcane est bien plus qu’un simple produit dérivé d’un jeu vidéo. C’est une histoire magistralement racontée, chargée d’émotion, avec des personnages variés et différents les uns des autres. Ces derniers permettent de s’intéresser à des thématiques souvent survolées dans le divertissement grand public. Difficile de ne pas ressortir du visionnement vidé, lessivé, et profondément impressionné par cette petite perle de créativité. 

Arcane est disponible sur Netflix.

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