Archives des Histoire de l'art - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/artsculture/histoire-de-lart/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Fri, 25 Nov 2022 16:07:16 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.8.3 En grand et en beau ! https://www.delitfrancais.com/2022/11/23/en-grand-et-en-beau/ Wed, 23 Nov 2022 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50074 Comment la murale a conquis Montréal.

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C’est l’un des rares points de vue de Montréal qui puisse rivaliser sur le plan de « l’image clichée » avec le panorama de la ville depuis le belvédère du Mont-Royal. Il s’agit de la murale intitulée Tower of Songs, un portrait géant du chanteur Leonard Cohen réalisé par les artistes El Mac et Gene Pendon (avec l’organisme MU) en 2017 sur l’ancien bâtiment Salada en surplomb de la rue Crescent. Coiffé d’un chapeau et la main portée au cœur comme s’il faisait une déclaration d’amour à la ville qui l’a vu naître, l’artiste a sans doute reçu là son plus bel hommage.

« La murale est fondamentalement démocratique car laissée à la vue, au jugement et à la réflexion de tous. Elle incite les passants à s’interroger, à interagir avec l’œuvre »

Les murales sont partout à Montréal. Présentes à chaque coin de rue, elles tapissent chaque impasse, habillent chaque dent creuse et se multiplient dès que l’on prend un peu de hauteur. Elles font partie de l’âme de la ville, lui confèrent une identité particulière de jeunesse, de dynamisme culturel, et affichent avec fierté son esprit urbain. Au-delà d’embellir le paysage montréalais, les murales participent de la renommée internationale de Montréal en apposant le précieux tampon « urban, artsycool » sur sa carte à jouer dans le grand jeu du tourisme mondial car, sous le couvert de démocratiser l’art, la prolifération des murales sert un projet urbanistique et touristique précis.

Louis Ponchon | Le Délit

Un peu d’histoire

La murale, comme production centrale de l’art urbain, s’est essentiellement développée au 21siècle, bien qu’elle ait des origines nettement plus anciennes : certains y voient un retour de l’art de la fresque tel que pratiqué à la Renaissance, d’autres l’influence directe du muralisme mexicain des années 1920, lui-même inspiré de l’art pré-colombien, dont Diego Rivera fut l’un des plus éminents représentants. Dans tous les cas, il ne faut pas voir dans la murale une forme améliorée du graffiti (qui se situe aussi au cœur de ce qu’on nomme aujourd’hui l’« art urbain »), mais plutôt un dérivé artistique de la publicité comme on la pratiquait au 19siècle avec des réclames peintes sur un pan de mur et souvent de grand format, voire monumentales.

À Montréal, comme dans d’autres villes d’Amérique et d’Europe, la murale surgit à partir des années 1970. Elle est pratiquée par des artistes qui revendiquent leur volonté de peindre sur des surfaces plus libres et de sortir l’art des musées, des galeries et des collections privées ; ils vont à contre-temps d’un phénomène d’enfermement de l’art moderne (qui se transforme progressivement en ce qu’il est aujourd’hui : un art très largement exclusif, préempté par une élite). Les premières murales, réalisées par des artistes qui préfèrent garder l’anonymat, portent ainsi des thèmes populaires ou politiques et traduisent des revendications sociales – comme Diego Rivera critiquait les développements de l’industrie capitaliste dans ses fresques.

Louis Ponchon | Le Délit

Vers un tourisme culturel

À l’heure actuelle, Montréal compte plus de 1000 œuvres de rue, dont l’immense majorité sont des réalisations légales approuvées par la mairie. Il s’agit d’un moyen simple et peu coûteux d’augmenter la valeur culturelle et esthétique de la ville, qui ne brille pas nécessairement par l’harmonie ou le raffinement de son architecture. Cela entre dans la perspective non seulement d’une rénovation urbaine, qui profite aux résidents, mais surtout d’un développement du tourisme culturel à Montréal, qui cherche à s’affirmer depuis au moins une trentaine d’années comme la métropole des arts et de la culture d’Amérique du Nord. Et le pari semble réussi, puisque pas moins d’un touriste sur quatre dit aujourd’hui venir à Montréal par intérêt culturel. De nombreux «parcours de murales», qui donnent à admirer les plus belles productions de la ville, sont ainsi proposés aux touristes.

Parmi les auteurs les plus récurrents et les plus reconnus de murales, on peut citer les suivants. D’abord, l’organisme à but non lucratif MU dont les artistes ont la mission de faire de la ville un « MUsée à ciel ouvert » en parsemant ses rues d’œuvres picturales : ils ont notamment signé le portrait-hommage de Leonard Cohen ou l’intriguant Le Regard de Mono Gonzalez (2017). Il y a aussi l’agence LNDMRK, fondatrice de la galerie Station 16 Éditions, le « QG » de l’art urbain montréalais, sise boulevard Saint-Laurent (soit le Louvre de la murale, moins le toit), mais aussi à l’origine du festival international MURAL depuis 2012 et d’au moins 85 créations dans la ville dont celles de l’artiste Dalkhafine. Très prolifique, l’agence a fait de la réalisation de fresques urbaines son fonds de commerce. En 2020, la directrice de LNDMRK, Saraid Wilson, affirmait par ailleurs que le but de l’entreprise était d’offrir un « pont aux marques et aux entreprises qui tentent d’atteindre leur public cible par l’intermédiaire du parfait artiste, créant ainsi un écosystème durable qui soutient la croissance de l’espace artistique urbain en poursuivant notre quête de démocratisation de l’art contemporain ».

Autrement, parmi les œuvres les plus admirées de la ville, il faut citer la sublime Norma and the blue herons (2018, rue Drolet) de Tristan Eaton, la très expressive Jackie Robinson (2007, Boul. St-Laurent) du collectif AShop ou encore l’ingénieuse peinture Comme un jeu d’enfants (2015, Av. Papineau) de Julien Malland, dit SETH.

Ines Audouy

Une captivante poésie

Signe de la place particulière de la murale dans le cœur des Montréalais, la ville organise tous les ans plusieurs festivals spécifiquement dédiés à cette pratique artistique. Le plus important d’entre eux est le Festival MURAL qui a fêté ses dix ans d’existence au mois de juin 2022. Ses organisateurs défendent l’art urbain comme un art à part entière, aussi intéressant que les autres, voire davantage parce qu’il fait preuve d’une grande capacité d’adaptation (à l’environnement, aux surfaces disponibles), et parce qu’il est fondamentalement démocratique, laissé à la vue, au jugement et à la réflexion de tous. Il doit inciter les passants à s’interroger, à interagir avec l’œuvre, à la questionner et à questionner la société dans laquelle ils vivent, comme lorsqu’une murale dédiée au mouvement Black Lives Matter est apparue sur l’avenue Sainte-Catherine en juillet 2020.

Mais les murales restent bien sûr avant tout des œuvres artistiques dont, comme l’écrivait l’auteure Irène Frain, «la poésie quotidienne piège et captive durablement le regard du citadin». 

Lilou Guerrier

Retrouvez l’emplacement de toutes les murales de Montréal sur la carte intéractive du site Art Public Montréal

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Qui est Kent Monkman ? https://www.delitfrancais.com/2019/02/12/qui-est-kent-monkman/ Tue, 12 Feb 2019 14:54:25 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33332 Une brève introduction à l’artiste, son œuvre et son alter-ego.

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Le critique d’art Hal Foster écrit à propos des artistes d’archives « qu’iels cherchent à rendre l’information historique égarée ou occultée présente physiquement. » Si Kent Monkman ne se définit pas lui-même comme tel, son travail réalisé ces deux dernières décennies illustre de manière probante la définition de Foster. Qu’il s’agisse de peintures monumentales, d’installations immersives ou de performances volontairement provocatrices, les œuvres de Monkman se réapproprient et détournent une imagerie coloniale encore institutionnalisée pour mettre en lumière de multiples narrations autochtones auparavant réduites au silence.

Cette exploitation des canons de l’histoire de l’art occidentale, où une parfaite imitation technique permet à l’artiste de soulever avec une ironie cinglante la question de l’authenticité des œuvres que lui-même « plagie », n’a pas toujours fait partie du processus créatif de Monkman. L’artiste de descendance crie et irlandaise a en effet débuté sa carrière en explorant le genre abstrait. Mais cette technique picturale s’est rapidement avérée inadéquate pour exprimer une idée qui l’animait depuis le début – celle de transmettre une partie du vécu et de la culture des populations autochtones tout en dénonçant le traitement que ces dernières subissent depuis plus de 400 ans. C’est ainsi qu’il se plonge dans les archives connues et moins connues du patrimoine canadien, américain et européen et qu’il commence à employer la peinture figurative pour émettre un commentaire politique sur des travaux jugés auparavant seulement pour leurs qualités artistiques.

Monkman e(s)t Miss Chief

L’époque durant laquelle Monkman se tourne vers le figuratif coïncide avec l’émergence dans son travail de la figure de Miss Chief Eagle Testickle. Née de sources d’inspirations diverses, Miss Chief est l’alter ego trans de l’artiste, présente dans la majorité de ses œuvres. Arborant généralement des talons d’une hauteur vertigineuse, elle porte une coiffe en plume typiquement « indienne », aussi longue que la liste des clichés nourris à propos des cultures autochtones. La célèbre chanson Half-Breed de Cher et les êtres de deux esprits – historiquement des personnes autochtones considérées comme appartenant au troisième genre – ont contribué à la construction de l’identité de Miss Chief.

En usant à outrance des clichés sur le genre et la race pour pouvoir mieux les renverser, Miss Chief voyage à travers les époques et va à la rencontre de la figure du colon blanc. Avec beaucoup d’humour et autant de références culturelles que religieuses, Miss Chief inverse les rôles que nous n’avons que trop l’habitude de voir : elle devient la figure dominante qui fait de l’homme blanc ce dont elle a envie. Ainsi, dans le tableau The Daddies, on peut la voir posant nue devant les pères de la Confédération. Dans Study for Artist and Model, elle entreprend le portrait ethnographique d’un cow-boy dont le jean est baissé autour de ses bottes et dont le corps est transpercé de flèches, rappelant la figure chrétienne de Saint-Sébastien.

Ainsi, Kent Monkman et Miss Chief abordent – le plus souvent avec humour – des sujets qui ont des répercussions à la fois individuelles (pour l’artiste) et collectives (pour la communauté Crie et les populations autochtones plus largement). Si ce regard cynique est presque toujours présent, le travail de Monkman ne perd jamais de sa solennité et adopte parfois un ton plus grave lorsqu’il traite de plaies encore ouvertes. Ce ton est celui qui domine dans l’exposition Honte et Préjugés, Une Histoire de Résilience, l’exposition au musée McCord qui a ouvert ses portes le 8 février.

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Pour une reconquête artistique https://www.delitfrancais.com/2019/02/12/pour-une-reconquete-artistique/ Tue, 12 Feb 2019 14:52:31 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33327 Kent Monkman s’empare des salles du musée McCord jusqu’au 5 mai 2019.

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Mardi dernier, entre deux cours, nous avons eu l’occasion d’assister à la conférence de presse présentant l’arrivée au musée McCord d’une nouvelle exposition signée Kent Monkman.

Il est 11h10 et la présidente du musée, Suzanne Sauvage, nous accueille au rez-de-chaussée du 690 rue Sherbrooke, nous affirmant qu’on ne pourra pas « sortir indemne » de cette exposition intitulée Honte et préjugés: une histoire de résilience. Elle laisse ensuite la parole, pour notre plus grand bonheur, à l’artiste en personne.  Très vite, à peine après avoir décrit la genèse de son projet, il nous invite à le suivre vers l’exposition. Nous mesurons alors l’inestimable opportunité d’entendre les explications de l’artiste lui-même, sans intermédiaire, de ce parcours revisitant à la fois l’histoire sanglante du Canada depuis la Confédération et l’histoire de l’art l’ayant glorifiée.

Corriger l’histoire

Ce contre-récit poignant et nécessaire est livré par Miss Chief Eagle Testickle, l’alter ego spirituel de Kent Monkman, qui nous invite dans ce projet protéiforme. Les murs sont tapissés par des extraits de ses mémoires, ces « fictions documentaires » accompagnant les immenses toiles de l’artiste qui la mettent en scène, dominante et assurée. C’est ainsi une autre version de l’histoire qui est exposée grâce à ce changement de protagoniste : au lieu de glorifier les « pères de la nation », peints par les artistes blancs de l’époque, notre regard se tourne vers Miss Chief. Cette histoire expose ainsi la résilience des peuples autochtones face à la violence multidimensionnelle des sévices coloniaux. La liste est longue, mais l’exposition replace une grande partie des violences dans l’histoire du Canada « moderne » afin de redonner une voix à ceux et celles qui les ont subies.

l’exposition replace une grande partie des violences dans l’histoire du Canada « moderne » afin de redonner une voix à ceux et celles qui les ont subies

Un des chapitres thématiques les plus incisifs est celui traitant des enlèvements des enfants, placés de force dans des pensionnats. La salle qui couvre ce chapitre restitue l’indicible atrocité de se voir privé de sa famille, de sa culture, de sa langue. Les murs sont en effet couverts de dizaines de porte-bébés traditionnels, mais l’on remarque qu’il en manque. Le vide que laissent les enfants disparus est représenté par les contours de ces objets en forme de tombes.  Kent Monkman nous confie que sa grand-mère est une survivante des pensionnats, l’exposition lui étant par ailleurs dédiée. Il s’agit donc d’un véritable travail de mémoire, urgent pour contrer le monopole historique et artistique colonial et occidental sur ces questions. Cette exposition a été commandée à l’occasion des 150 ans de la Confédération et Honte et préjugés nous rappelle que ce siècle et demi a été le plus dévastateur pour les peuples autochtones de ce pays.

Décoloniser la mémoire

Surtout, la force de l’artiste réside dans l’occupation d’un espace colonial : le musée McCord. Monkman aurait en effet très bien pu choisir un autre espace pour exposer ses œuvres, mais une grande symbolique est permise par la réappropriation de ce lieu « légitime » où on expose le butin de la colonisation – le musée McCord lui-même se vantant d’avoir une collection de plus de 16 000 artefacts autochtones – et des œuvres au discours colonial. Dans un de ses commentaires, l’artiste dénonce également les musées d’Histoire naturelle, où les peuples autochtones sont déshumanisés en étant souvent « étudiés » comme une espèce animale. En somme, dès qu’ils sont représentés, ils le sont d’une manière dégradant leur intégrité, leurs cultures, leurs histoires.

Aussi, Monkman expose The Daddies, où l’on peut voir les « Pères de la nation canadienne » réunis, avec au centre Miss Chief posant nue. Cette juxtaposition provocante célèbre la sexualité  libre et la puissance d’une personne autochtone queer, imposant sa beauté au regard de ces hommes blancs décontenancés. De la même manière, comme une mise en abîme, l’artiste fait se confronter ses propres œuvres à celles du passé colonial en les disposant côte à côte. Il ne fait pas disparaître les représentations caricaturales et réductrices des peuples autochtones. Au contraire, Kent Monkman nous rappelle leur grave existence, tout en les remettant à leur place, en tout petit par opposition à ses œuvres magistrales. Il les reproduit de manière parodique, en chamboulant le rapport de pouvoir entre les colons et les colonisés, le tout en bouleversant les systèmes cis-hétéronormatifs que ces premiers ont imposés. Il s’agit alors d’un dialogue inscrit dans un nouveau rapport de pouvoir, où les œuvres s’entrechoquent, afin d’intégrer les expériences autochtones dans une histoire de l’art classique les ayant brutalement effacées.

les œuvres s’entrechoquent, afin d’intégrer les expériences autochtones dans une histoire de l’art classique les ayant brutalement effacées

Ce retranchement des peuples autochtones de l’histoire de l’art existe aussi dans le courant moderniste. Le mouvement a connu une heure de gloire et un encensement incroyable, justifiés par sa vocation « révolutionnaire » de renverser les traditions artistiques européennes. De même, les mouvements plus contemporains comme le cubisme ou le primitivisme ont voulu questionner les pratiques artistiques en s’appropriant des « artéfacts tribaux  ». Mais, dans le même temps, comme l’écrit Monkman dans son avant-propos aux mémoires de Miss Chief, « les coutumes et les langues autochtones étaient expulsées, à force de coups, du corps des enfants autochtones dans les pensionnats ». Honte et préjugés s’inscrit donc comme contre-discours puissant, exposant les violences du passé et les traces qu’elles ont laissées, en partie par la faute des espaces coloniaux culturels que sont les musées. Monkman, pour les décoloniser, parvient à les conquérir.

Une histoire de résilience

Si l’exposition Honte et Préjugés met en évidence la colonialité des espaces matériels et abstraits que sont les musées ou le champ disciplinaire de l’histoire de l’art, ce n’est pas sans oublier la dénonciation de la continuité de cette violence qui s’exerce au-delà de nos imaginaires. Dans son discours comme dans ses oeuvres, Kent Monkman mobilise les expériences de discrimination contemporaines des personnes autochtones au Canada comme conséquences, en partie, des représentations préjudiciables dans l’art occidental auxquelles ces personnes ont été assujetties. Les portraits occidentaux de l’époque précolonial dans l’art ont eu une portée normative sur la volonté d’appropriation de ces territoires par les Européens. Dans le célèbre article intitulé Decolonization is not a metaphor  (La décolonisation n’est pas une métaphore, ndlr), Eve Tuck et K. Wayne Yang expliquaient que la particularité de ce qu’iels nomment le colonialisme de peuplement  est l’intérêt écrasant que les colons ont pour les territoires et ses ressources. Aussi, les peintres occidentaux arrivés sur le territoire canadien ont souvent dépeint une nature vierge et luxuriante en invisibilisant complètement les populations natives de ces régions ou en les faisant apparaître, elles aussi, comme des éléments de cette nature, sauvages et non apprivoisés. La figure de Miss Chief Eagle Testickle triomphant sur d’immenses toiles qui engloutissent le regard du spectateur.rice,  happé·e par l’immensité des forêts ou des montagnes dessinées, est donc une reconquête virtuelle de tous ces territoires arrachés.

Le tour de force de Kent Monkman quant à la muséographie de ce projet repose sur la puissance avec laquelle il parvient à mettre en image la résilience. Son entreprise artistique illustre la force des populations autochtones à faire face à l’aliénation des espaces spirituels et territoriaux imposés par la colonisation tout en dénonçant les sévices passés et contemporains subis en Amérique du Nord. Circulant librement d’une pièce à l’autre dans les salles tamisées du Musée McCord, on se questionne alors, en tant que spectateur.rice, sur la notion d’espace et sur la manière dont celle-ci, selon les formes que ce concept prend, est traversée par des rapports de forces et de pouvoir. Ce pouvoir qui vise, finalement, à maintenir un contrôle sur les populations autochtones. Ce pouvoir qui entend  faire de la captivité son outil majeur pour tenter de maintenir l’emprise qu’il a sur des nations en résistance.

« Where is your people?»

Honte et Préjugés démontre ainsi la persistance dans le temps et dans l’espace de la claustration des personnes autochtones. De la même manière que l’histoire de l’art a souhaité enserrer les membres des Premières Nations, les personnes métis et les personnes inuits dans le carcan étroit d’une supposée identité « indienne », les institutions de contrôle des populations canadiennes participent à différentes échelles à ces processus d’emprisonnement. Lorsque l’on fait état de ces méthodes d’enfermement est souvent évoquée en premier lieu la notion de réserve, à savoir, ces territoires attribués aux Premières Nations par les colons. Elles sont régies, encore aujourd’hui, par la Loi sur les Indiens stipulant que « Sa Majesté détient des réserves à l’usage et au profit des bandes respectives pour lesquelles elles furent mises de côté. » Pourtant, depuis les années 1960, précisait Kent Monkman lors de la conférence, les populations autochtones s’urbanisent de plus en plus et la représentation  des expériences de vie de ces citadins est encore plus minime que celles des personnes vivant en réserve. Ayant grandi à Winnipeg, une des villes où l’on recense la présence la plus importante de populations autochtones, Kent Monkman se souvient avoir été cependant questionné par ses camarades de classe : « Where is your people? »(« Où sont ceux de ton peuple? », ndlr). Aussi, dans certaines de ses œuvres comme Struggle for Balance, exposée dans la dernière salle de l’exposition, il met en image les expériences de sévère précarité vécues par les populations autochtones dans les villes, transformant ainsi la cité urbaine en un nouveau lieu de captivité où la résistance est inéluctable.

Enfin, impossible d’évoquer la notion de captivité sans aborder la question de l’incarcération de masse des personnes autochtones par le système judiciaire canadien. Alors que celles-ci ne représentent que moins de 5% de la population canadienne, elles constituent près d’un quart des détenu.e.s dans les pénitenciers fédéraux. Ainsi, Kent Monkman a centralisé une partie de son travail pour l’exposition au Musée McCord autour de ce sujet souvent éludé. Son installation titrée Minimalism dénonce la tendance actuelle du minimalisme comme mode de vie, promu sur les réseaux sociaux et adopté par des personnes privilégiées qui, par ailleurs, profitent d’un système fondé sur des inégalités. Son œuvre met en scène un mannequin enfermé dans une cellule qui rappelle les intérieurs épurés que l’on retrouve dans certains magazines de décoration. Alors que l’on déambule autour de l’immense cage blanche, on peut y voir accroché les messages et les dessins de détenus que Kent Monkman a contactés et rémunérés pour l’exposition de leurs œuvres. Symboliquement, il met en scène les tentatives d’échappatoire à l’enfermement auxquelles peuvent avoir recours ces personnes incarcérées.

Lui-même, en tant qu’artiste, entreprend par ce projet, une reconquête de sa propre liberté, faisant fi de l’habituelle déférence supposément due aux canons de l’histoire de l’art. Il s’en inspire parfois, les détourne souvent et les critique toujours.

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Réparer le vol colonial ? https://www.delitfrancais.com/2018/11/26/reparer-le-vol-colonial/ https://www.delitfrancais.com/2018/11/26/reparer-le-vol-colonial/#respond Mon, 26 Nov 2018 19:42:01 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=32739 Le rapport Savoy-Sarr préconise la restitution des œuvres d’art africaines exposées dans les musées français.

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En date du vendredi 23 novembre 2018, le rapport Savoy-Sarr est déposé auprès du président de la République française, Emmanuel Macron. Le processus de restitution des œuvres africaines exposées dans les musées français, initié par le chef d’État l’année passée, a atteint un point critique avec la remise du document. L’économiste sénégalais Felwine Sarr et l’universitaire française Bénédicte Savoy furent employés pour rédiger un rapport sur sa planification et sur les détails de son exécution.

90 000 objets d’art d’Afrique sub-saharienne seront restitués

Des chiffres sont publiés : quelques 90 000 objets d’art d’Afrique sub-saharienne seront restitués dans un plan de trois phases dont la date finale reste encore à voir. Le document fait polémique et le président doit bientôt déclarer ses intentions face à celui-ci. En Europe, les débats seront ardents et l’atmosphère restera tendue jusqu’à ce que déclaration soit faite de la part du gouvernement français.

Un problème d’ambiguïté

Par le temps qui sépare l’acquisition des œuvres en question et leur situation actuelle, un problème linguistique se présente. Sarr et Savoy écrivent dans leur rapport  : « L’une des questions à laquelle nous avons immédiatement dû faire face dès le début de la mission est le sens que nous devrions donner au terme ‘restitution’ ». La signification de certains mots et de certains concepts a visiblement été embrouillée par le temps, surtout ceux qui se rattachent aux possessions, tels que « patrimoine » ou « archives ». Les auteurs ont également dû réfléchir à ce que le président de la république insinuait par « restitutions temporaires » et « restitutions permanentes » lors de son discours au Burkina Faso en novembre 2017, où il déclara son intention de restituer à l’Afrique son patrimoine culturel en France. Savoy et Sarr semblent préconiser les restitutions pérennes avant tout. S’ajoute à l’ambigüité des concepts la fréquente impossibilité de retracer l’origine des œuvres en question. Il n’existe pas de registre sur l’origine exacte de plusieurs objets. C’est que le pillage de l’Afrique ne fut pas très méthodique.

Une polémique

« Macron a décidé de rendre des œuvres d’art au Bénin. C’est une faute qui met en péril ces œuvres mieux protégées en France et visibles par tous, mais c’est l’ouverture de revendications tous azimuts qui vont créer des crises y compris entre Européens. » Ce tweet écrit par Jacques Myard, membre honoraire du parlement français, représente une peur commune à plusieurs Français quant au sort des objets restitués. Il semble raisonnable d’avoir confiance en la capacité du gouvernement français à assurer la sécurité des objets remis. Mais même s’il fallait qu’ils soient détruits dans leur retour au bercail, l’art africain provient de mains africaines et c’est dans celles-ci qu’il devrait retourner. Au Quai Branly, il n’y a que l’Afrique morte, l’Afrique empaillée. Un art qui assouvit des regards curieux et distants.

Au lendemain d’une ère coloniale sanglante, les peuples des différents pays africains doivent se redéfinir; un œil rivé sur l’avenir et un sur le passé. Donner des repères à ce regard coincé, c’est rendre vie à l’art africain. Pour que l’Afrique puisse à nouveau puiser son identité de son art et pour que son art puisse puiser son identité de l’Afrique : un échange équitable. Un échange qui n’est pas colonial…

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L’environnement aux enchères https://www.delitfrancais.com/2018/10/23/lenvironnement-aux-encheres/ https://www.delitfrancais.com/2018/10/23/lenvironnement-aux-encheres/#respond Tue, 23 Oct 2018 18:08:28 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=32152 Pour l’art ou l’environnement, le prix n’est pas une mesure adéquate.

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Comment est fixé le prix d’une œuvre d’art? Un principe économique élémentaire nous indique que la valeur économique de tout élément unique et non reproductible est le prix que cet objet atteint aux enchères. La valeur ajoutée du talent de Banksy ne pouvant être estimée, le prix de son œuvre La Fille au Ballon – aussi déchirée qu’elle soit aujourd’hui – est de plus d’un million d’euros, fixé par le coup de marteau final de Sotheby’s. Mais comme le rappelle le mathématicien Nicholas Georgescu-Roegen, ce principe n’est pas applicable qu’aux objets artistiques : il est souvent utilisé pour calculer le prix des espaces naturels, tout aussi uniques et impossibles à reproduire. La valeur économique d’une forêt est-elle de même nature que celle d’une œuvre d’art? Est-il même raisonnable d’attribuer une valeur économique à une forêt?

La triche aux enchères

Cette théorie du prix comporte en elle-même un problème majeur. C’est qu’elle ne s’applique que lorsque tout le monde qui porte un intérêt à l’objet est autorisé à et capable d’enchérir. Reprenons l’exemple de La Fille au Ballon : si ma sœur et moi étions les seules à pouvoir enchérir, je l’aurais probablement obtenu pour deux dollars, étant donné que ma sœur ne s’intéresse pas vraiment à l’art contemporain. Le prix ne refléterait alors aucunement la valeur que cette œuvre pourrait avoir lors d’une enchère ouverte. Si nous devions appliquer ce principe pour calculer le prix de notre forêt, toutes les générations futures qui y trouveraient un intérêt potentiel devraient être autorisées à voter, car nous n’avons pas plus de « droit de propriété » sur cette forêt qu’elles, la Terre étant « leur » héritage autant que « le nôtre ». Et comme elles ne peuvent être présentes aujourd’hui, un tel prix ne peut être ainsi déterminé. La valeur économique d’une forêt n’est donc probablement pas de la même nature que celle d’une œuvre d’art.

Un critère erroné

L’échec de cette théorie pointe du doigt un problème plus fondamental. Les économistes, en faisant des ressources naturelles un capital économique et un facteur essentiel de production, s’exhortent à leur trouver un prix. Les théories sont nombreuses, toutes alimentant le mythe selon lequel le prix – la quantification monétaire – est une mesure adéquate pour déterminer une allocation optimale des ressources naturelles. Or, toutes ces théories, comme celle que nous venons de critiquer, reposent sur la même erreur : la valeur des écosystèmes n’est pas estimable à l’aide d’un seul critère monétaire, si tant est qu’elle peut être estimée tout court. Même dans une perspective utilitariste, ce que nous retirons de notre environnement n’est pas quantifiable. Les « services écosystémiques », ou tous les bénéfices que notre civilisation reçoit des écosystèmes, sont immenses, de la purification de l’air et de l’eau, la régulation du climat, la production de nourriture et la provision des énergies sur lesquelles reposent notre civilisation, jusqu’aux bienfaits psychologiques et récréatifs que peuvent apporter des espaces naturels. Nous disions donc… Le prix d’une forêt?

« La valeur de la nature n’est pas estimable à l’aide d’un seul critère monétaire. »

Le critère monétaire, qu’il soit utilisé pour calculer le prix d’une forêt ou celui d’une œuvre de Banksy, est une création humaine. Toute ressource non quantifiable, naturelle ou culturelle, inscrite dans un système complexe et dont les bienfaits impliquent des acteurs d’une extrême variété, ne peut être soumise au diktat de la quantification économique. Et le pied de nez de Banksy à Sotheby’s résonne comme un sombre présage : ce n’est pas un prix, aussi exorbitant soit-il, qui la sauvera de la destruction…

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Décoloniser les imaginaires https://www.delitfrancais.com/2018/09/18/decoloniser-les-imaginaires/ Tue, 18 Sep 2018 17:52:19 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=31644 D’Afrique aux Amériques : Picasso en face-à-face, d’hier à aujourd’hui, un retour.

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Samedi, plutôt que de profiter de ce qui était annoncé comme l’une des dernières fins de semaine d’été en vadrouillant sur le boulevard Saint-Laurent rendu piéton, plutôt que de me laisser aller à l’oisiveté alléchante des lendemains de soirées un peu arrosées, plutôt que d’essayer de me perdre un peu dans le quartier où j’ai récemment emménagé, j’ai préféré m’enfermer deux heures dans les salles d’exposition surclimatisées du 1380 rue Sherbrooke.

L’Histoire de l’art est une discipline à réinventer, à réécrire en prenant en compte les discours et les récits jusqu’alors marginalisés

« Décoloniser le regard »

Décoloniser, déconstruire, défaire, démolir, désamianter, sont toutes autant de notions qui, de manière générale, m’interpellent, surtout quand elles se réfèrent à des représentations artistiques dont nous sommes plus ou moins gavés depuis le plus jeune âge.

Le plus jeune âge, c’est à peu près par-là que j’ai pour la première fois entendu parler de Picasso. Par ma mère, par la télé, dans un bouquin… Impossible de remettre le doigt sur le discours qui a gravé son nom en énorme dans mon cerveau, au panthéon des artistes les plus grand·e·s que le monde ait jamais connu, aux côtés de Victor Hugo, Rodin ou Apollinaire. Un peu exagéré me direz-vous? J’en conviens. Mais j’ai mis un certain temps à comprendre que des artistes peintres, des sculpteur·ice·s, des plasticien·ne·s ou des auteur·ice·s pouvaient être rencontré·e·s ailleurs que dans les archives de la culture légitime occidentale (mise en avant à l’école ou dans les livres d’histoire), où les hommes blancs sont surreprésentés.

Alors, «décoloniser [mon] regard», puisque tel est l’objectif ambitieux que s’est fixé le Musée des Beaux Arts de Montréal, c’est tout un projet.

Les vraies Demoiselles d’Avignon

«Arts primitifs », «arts nègres», «arts Africains»: tout ce qui se rapporte au monde non occidental est assujetti aux étiquettes composées par les sciences humaines et sociales blanches et européennes du XIXème siècle. Il est rappelé que l’histoire de l’art est une discipline à réinventer, à réécrire en prenant en compte les discours et les récits jusqu’alors marginalisés, car leurs codes ne correspondaient pas à l’esthétique occidentale imposée au monde lors des conquêtes coloniales.

Réinventer les narratifs de l’art non-occidental passe alors par la réappropriation de ces mêmes narratifs. Aussi le musée expose les oeuvres d’artistes non-blancs, non-européens, souvent d’origine ou de descendance africaine (ah, l’Afrique, ce grand pays). Pour n’en citer que quelques-unes, je retiendrais le travail du vidéaste Mohau Modiasengk, né à Soweto, les photographies de Zanele Muholi, artiste queer sud-africaine ou enfin le magnifique tableau intitulé I learned the hard way (j’ai appris à la dure, ndlr.) de Mickalene Thomas. Par ailleurs,  à l’entrée de l’exposition, une installation collaborative créée par un collectif de femmes montréalaises, qui se fait appeler «The Woman Power», est présentée. Ce projet pose une question – qui sont les vraies demoiselles d’Avignon? – et invite des femmes artistes à dialoguer avec l’œuvre du peintre Minotaure. Par la photographie notamment, les artistes questionnent le rapport qu’entretenait Picasso avec ses modèles et tentent de présenter autre chose qu’une vision fétichisée des corps féminins.

L’ensemble de ces travaux fait écho aux écrits d’Achille Mbembe, de W.E.B Du Bois ou de Simon Gikandi. Certaines citations de ces auteurs qui ont fait la pensée décoloniale sont retranscrites sur les murs.

Cette grande exposition, qui réunit des centaines d’oeuvres venues des quatre coins du monde nous donne une occasion unique de pouvoir contempler à la fois des tableaux d’un peintre illustre ainsi que des projets modernes et définitivement décoloniaux. Malheureusement, l’articulation des oeuvres entre elles et le propos tenu globalement par les textes qui accompagnent la déambulation dans les galeries m’ont paru parfois maladroits voire totalement insuffisants quant à une possible déconstruction de notre rapport à l’art non-occidental.

De l’objet au sujet

Pablo Picasso, bien que confronté à des oeuvres et des réflexions critiques de son travail, est tout de même érigé en héros dans cette exposition. En témoignent les frises chronologiques qui lézardent les murs des différentes salles et qui mettent en parallèle l’unique destin du peintre espagnol avec des évènements politiques internationaux et transcontinentaux ayant rythmé les luttes d’émancipation des peuples colonisés. J’ai été quelque peu déconcertée à la lecture des mentions suivantes juxtaposées: «1900: première conférence panafricaine» / «1902: Picasso réalise sa première sculpture en terre cuite ».

Loin de moi la pensée que les destins individuels ont moins d’importance que les traités et les conférences internationales. Ma critique réside plutôt dans l’idée que les destins individuels qui ont « voix au chapitre » sont souvent ceux des quelques mêmes grands artistes que l’on a bien voulu reconnaître en tant que tels. À qui l’on veut bien reconnaître un droit à cette individualité. Une décolonisation du regard doit passer par la décentralisation de la culture vers d’autres individualités, notamment celles qui ont été et sont encore dominées, passées sous silence. Ce sont ces dernières qui doivent passer du statut d’objet à celui de sujet. C’est pour ces individualités artistiques qu’il y a urgence. « Picasso face au reste du monde », ce n’est pas un regard décolonisé. C’est encore faire d’un artiste européen le seul sujet que l’on confronte à des centaines de masques Baoulés, de coiffes Aka mais aussi de corps (souvent de femmes) réduits à l’état d’objet. Celui-ci s’en délecte, s’en inspire, s’en émeut, il leur ajoute une valeur esthétique, et c’est là le fil conducteur d’un projet d’exposition qui se veut décolonial? Encore raté.    

« Picasso en Nigritie » 1

Picasso est cité ainsi à propos des objets venus d’Afrique subsaharienne qu’il collecte et dont il s’inspire : «Je ne sais pas d’où ça vient, je ne sais pas à quoi ça sert mais je comprends très bien ce que l’artiste a voulu faire». C’est tout à son honneur (et un peu prétentieux), mais selon moi, un discours véritablement décolonial s’attacherait à souligner que si l’intention de l’artiste anonyme ne nous est pas parvenue, c’est parce que pour la plupart, les possessions de ces objets par des Européens sont l’oeuvre de pillages et d’appropriation par des rapports de forces 2. Ce n’est pas qu’une question de mysticisme qui relierait le génie de Picasso et l’âme de celui qui a créé ledit objet. C’est aussi une question de colonisation. Au cours de l’exposition, est surtout mis en évidence ce que Picasso a su apprécier dans ce qu’il appelle « les arts Nègres ». Mais rassurons nous, il «déteste l’exotisme»3

Zanele Muholi

Une décolonisation du regard doit passer par la décentralisation de la culture vers d’autres individualités

On notera aussi les nombreuses références faites à l’amitié qu’entretenaient Pablo Picasso et Léopold Sédar Senghor, poète et premier président de la République sénégalaise, un peu comme pour assurer au public que la rhétorique anticoloniale du peintre de génie fut validée par un de ceux que l’on reconnaît comme un pilier du mouvement de la Négritude. Ces références, ainsi que les oeuvres présentées plus haut qui ont retenu mon attention, m’ont parfois donné l’impression d’être là en tant qu’alibi, comme pour faire oublier que la mention «Picasso» dans le titre de l’exposition est probablement la raison pour laquelle elle a réuni plus de 150 000 spectateurs. Le peintre protagoniste bien qu’un peu bousculé, demeure celui dont nous connaissons tou·te·s le nom à défaut de connaître ceux des centaines d’artistes anonymes dont il s’est inspiré ou qui ont su répondre à ses travaux problématiques. 

Sur le pas de la porte du musée, la chaleur étouffante à laquelle j’ai pu échapper pendant quelques heures me reprend à la gorge. Je sors de cette exposition un peu frustrée, un peu fatiguée, avec une opinion clairement mitigée. Cela étant, je suis heureuse d’avoir pu lire en très grand dans une institution culturelle aussi prestigieuse que le Musée des beaux-arts de Montréal, la phrase de Zanale Muholi, surplombant son immense portrait: « Je me réapproprie ma condition noire qui, selon moi, est continuellement interprétée par d’autres privilégiés (…) Je ne joue pas à être noire ».

À quand des centaines de milliers de visiteur·se·s au MBAM se précipiteront pour voir une exposition intitulée: «D’Afrique aux Amériques: Muholi en face à face, d’hier à d’aujourd’hui.»

 

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Pousser des cris de joie https://www.delitfrancais.com/2018/04/10/pousser-des-cris-de-joie/ https://www.delitfrancais.com/2018/04/10/pousser-des-cris-de-joie/#comments Tue, 10 Apr 2018 18:30:52 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=31177 La Réforme protestante a donné à la musique son éclat d’aujourd’hui.

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D’après l’Évangile selon Luc, «chaque arbre se reconnaît à son fruit.» Le grand arbre de la Réforme protestante, avec ses innombrables ramifications et ses 500 anneaux de croissance, a des racines tellement entrecroisées avec la culture occidentale qu’il est parfois difficile aujourd’hui de les identifier en isolation; toutefois, croyant ou non, chacun se nourrit de ses divers fruits chaque jour. L’égalité des Hommes devant Dieu, la reconnaissance des liens intimes entre une personne et sa langue maternelle et l’accès à l’information sans restriction sont parmi les fruits les plus doux de la Réforme, qui sont devenus les pierres angulaires de notre société. Il y a aussi un autre aspect de notre vie commune, parfois moins reconnu, que la Réforme a profondément transformé: la musique.

Les mélodies [de Luther] étaient fortes et vibrantes, et ses paroles étaient des opportunités de proclamer des affirmations théologiques qui deviendraient

révolutionnaires

Semer les graines musicales

La Réforme commença humblement avec la fameuse histoire de Martin Luther et ses 95 thèses, clouées à la porte de la cathédrale de Wittemberg en 1517 en protestation contre la vente des indulgences par une Église catholique corrompue. Les conséquences historiques principales furent la création d’une nouvelle Église protestante, la propagation des textes religieux dans la langue vernaculaire et l’affirmation que l’homme ne pouvait pas acheter sa place au paradis. Moins apprécié est le fait que cette révolution avait une bande originale. D’un côté, le chant grégorien et une polyphonie complexe dominaient la scène musicale des paroisses catholiques pendant le 15e siècle, chantés exclusivement en latin par des chanteurs sélectionnés et reflétant la division traditionnelle entre les laïcs et le clergé. De l’autre, la population allemande bousculait lentement mais sûrement les conventions en donnant un caractère sacré aux chansons traditionnelles profanes. Un témoignage furieux de l’époque par un catholique détaille par exemple, plus d’un siècle avant la Réforme, l’utilisation dans une messe allemande d’une chanson traditionnelle concernant une femme perdant une chaussure —mais ce dernier n’avait pas remarqué qu’ils avaient changé les paroles pour décrire un pécheur perdant la faveur de Dieu.

C’est dans ce contexte musical riche qu’est élevé Luther. Ayant bénéficié d’une formation libérale, il voyait l’importance de l’esthétique à la vie humaine et est devenu non seulement prêtre mais aussi compositeur, fournissant à sa congrégation des hymnes en allemand pour la messe. Ses mélodies étaient fortes et vibrantes, et ses paroles étaient des opportunités de proclamer des affirmations théologiques qui deviendraient révolutionnaires: «Aucun n’était au bon chemin, / Ils quittaient tous la route», annonce un hymne, niant l’idée catholique que l’Homme pouvait se sauver lui-même par ses œuvres (souvent en payant l’Église). «Qu’on nous ôte nos biens, nos corps et nos femmes, / Nous aurons toujours le royaume de Dieu», affirme un autre, dénonçant les persécutions menées par l’Église et leur insistance sur un clergé célibataire. Ainsi ces hymnes, à la fois rebelles et intimes, sont devenus des symboles de résistance du mouvement protestant naissant. Selon la légende, les luthériens ont chanté Ein feste Burg ist unser Gott («C’est un rempart que notre Dieu», en allemand, ndlr) —écrit par Luther et toujours chanté aujourd’hui— en chemin vers la Diète de Worms en 1521, où Luther refusa d’abjurer ses croyances devant les autorités catholiques, et à la soumission de la confession d’Augsbourg en 1530, où les protestants furent reconnus pour la première fois comme groupe religieux légitime par Charles Quint.

L’étendue des psaumes, qui se sont transformés en traditions de hymnodie dans plusieurs pays, a continué à propager les connaissances musicales et à unir le peuple qui les chantait

Des avancées créatives

Les effets de cette observation systématique du chant collectif furent révolutionnaires et enrichissants. Les Allemands chantaient avant, mais maintenant, en plus de chanter des fables aux fêtes et des chansons paillardes et autres réjouissances sonores aux bars, ils chantaient comme communauté dans leur propre langue pour la chose la plus importante à leurs yeux: Dieu. Donc, si l’on peut atteindre Dieu par le chant, il faut que tout le monde sache chanter! Encouragées par Luther, les écoles locales commencèrent à enseigner la musique à chaque enfant, quatre heures par semaine. Des choeurs locaux, composés de personnes d’origine sociale modeste, poussèrent dans chaque village pour la première fois. Comme elle a propagé l’alphabétisation (afin que tous puissent accéder à la Bible, pas seulement le clergé), la Réforme a donc aussi développé les facilités musicales de chaque citoyen. Après quelques générations, ces graines ont germé en la forme de nouvelles structures musicales: si vous avez déjà chanté en harmonie à quatre voix, c’est grâce au développement de la chorale luthérienne, et si vous vous pâmez devant les chefs‑d’œuvre de Johann Sebastian Bach, probablement la base de la musique classique de l’Ouest, vous buvez l’eau d’une fontaine construite pour donner Soli Deo gloria —«à Dieu seul la gloire», devise de la Réforme avec laquelle il a signé toutes ses partitions.

Le phénomène du chant collectif dans les églises s’est étendu à travers l’Europe, la musique devenant une partie de la vie quotidienne. Les fidèles de Calvin et Zwingli, les réformateurs suisses, se débarrassèrent de ce qu’ils voyaient comme des excès catholiques en interdisant les instruments à la messe, ne permettant que la voix humaine. Ils chantèrent a capella dans la langue vernaculaire seulement les psaumes trouvés dans la Bible, à l’unisson dans l’église, et à quatre voix chez eux —une augmentation, littéralement, d’harmonie familiale. Les huguenots, les protestants français qui chantaient des psaumes en marchant pendant les guerres de Religion, épousèrent aussi l’harmonie à quatre voix. Ceci eut comme effet que pour la première fois dans ces régions, les voix des femmes étaient entendues dans les églises. Plus tard et à travers la Manche, les protestants anglais ayant fui plus tôt la persécution catholique de Marie Ire revinrent nombreux à l’ascension d’Elisabeth Ire au trône. Dès leur arrivée, «des psaumes furent clamés de joie dans chaque rue ainsi que chaque église,» selon un témoignage. L’étendue des psaumes, qui se sont trans- formés en traditions de hymnodie dans plusieurs pays, a continué à propager les connaissances musicales et à unir le peuple qui les chantait.

Une philosophie qui valorisait les capacités musicales comme un don de Dieu qui devait être cultivé chez chaque individu. L’ajout de la musique au programme public a produit des conséquences durables

Une culture de chant collectif

Notre culture musicale en Amérique du Nord, alors, est le produit d’une synergie des protestantismes franco-allemands et anglais. La capacité robuste des gens du peuple pour chanter à quatre voix, renforcée par la tradition psalmodique des huguenots et des puritains, côtoyait d’abondants hymnes richement harmonisés des traditions anglaises et allemandes. Pour marier ces deux éléments, des écoles de chant offrant des cours du soir dans les colonies nord-américaines ont émergé afin d’aborder les œuvres plus luxurieuses, motivées par le mouvement anglais du Regular Singing («Le chant bien réglé» en anglais, ndlr). Selon ces groupes, il était important d’enseigner la notation musicale, et non seulement la méthode de chanter à l’oreille, une version musicale d’une transition typique d’une société des traditions orales aux traditions écrites. L’éducation des jeunes est devenue aussi une priorité. De nombreux choeurs de garçons ont proliféré dans les villes, imitant les choeurs anglais tel que le Chœur du King’s College, mais remplaçant la composante d’allégeance au roi par une allégeance seulement à Dieu et à la musique en soi.

À la veille de la Révolution américaine, les méthodistes loyalistes ont déménagé au Canada britannique, chantant tout le long du chemin. L’influence protestante dans la région a assuré la place de la musique dans la vie quotidienne: «Les méthodistes chantent tous», raconte un observateur canadien1. «Je n’ai jamais vu un méthodiste qui ne chante pas. Ils chantent avec la gorge. Ils chantent avec leurs mains. Ils chantent avec leurs pieds.» Un témoin plus irritable2 le corrobore, agacé par «l’habitude impolie de chanter des hymnes et des psaumes à chaque occasion… Le jabot ornant le cou de la femme ne peut pas même être repassé sans un hymne.» Même au Québec, où les protestants sont historiquement peu nombreux, ils ont laissé leur trace. Bien que la province n’ait pas vu une messe luthérienne en français avant les années 60, et que Montréal n’ait pas eu d’évêque anglican jusqu’en 1850 (comparé à 1787 pour la Nouvelle-Écosse), on peut voir aujourd’hui des publicités sur les bus de la STM annonçant des auditions pour les Petits Chanteurs de Laval, la plus grande organisation chorale au Québec qui inclut un choeur de garçons du style protestant.

À Noël, une salle de protestantes allemandes, françaises, américaines, et britanniques, malgré leurs différences (parfois amères) théologiques, politiques, ou culturelles, vont toutes savoir [chanter les mêmes chansons]

Aux États-Unis les effets culturels du chant protestant sont encore plus prononcés. Les anglicans, s’étant renommés les épiscopaliens après la Révolution, ont propagé leur tradition chorale à travers le pays, les choeurs de garçons devenant encore des institutions de haute participation. Les presbytériens, d’origine écossaise, ont continué leur méthode pour le chant des psaumes de lining out («donner le vers» en anglais, ndlr), qui s’est développée à l’époque d’une population analphabète: un chantre chante un vers, et la congrégation répond en le répétant. Les baptistes au sud ont adopté cette coutume, l’appliquant aux hymnes, afin de s’adapter à la population pauvre et sous-éduquée des métayers et fermiers pendant le 19e siècle. À son tour, les églises composées d’esclaves noirs ont épousé cette stratégie appel-réponse dans leurs services aussi, la combinant avec des chants de travail et des spirituals expressifs pour baliser le terrain pour la musique gospel, le blues, et plus tard, le jazz et le motown. Effectivement, Amazing Grace, l’emblème du gospel noir aux États-Unis, est la deuxième chanson la plus jouée à la cornemuse écossaise, et au moins une église noire en Alabama chantait en gaélique aussi tard qu’en 1918.

Quand on s’enquit auprès de Dr. Martin Luther King, Jr. […] à propos de son homonyme il n’a qu’une chose à dire: «Ce que j’ai appris [de lui] est qu’un mouvement ne peut pas réussir, à moins qu’il chante

Finalement, la volonté d’enseigner la musique aux enfants pendant toute leur formation s’est particulièrement développée aux États-Unis. Continuant le travail que les choeurs de garçons et les cours du soir ont commencé, Lowell Mason, professeur de chant, était le fer de lance du mouvement visant à incorporer l’éducation musicale pour les filles et garçons dans les écoles publiques au milieu du 19 e siècle. Ses motivations puisent leurs racines dans le protestantisme, héritées d’une philosophie qui valorisait les capacités musicales comme un don de Dieu qui devait être cultivé chez chaque individu. L’ajout de la musique au programme public a produit des conséquences durables. En 2010, 91% des lycées aux États-Unis offraient des cours en musique selon le Département de l’éducation, ce qui est structurellement différent de quelques pays plutôt catholiques (tels que l’Espagne et la France) qui délèguent les leçons aux conservatoires extrascolaires. En outre, peut- être grâce à cette politique, plus de la moitié des familles américaines ont au moins un membre qui joue un instrument, contre 36% des familles britanniques — même parmi leurs pairs protestants les Américains sont plus musicaux.

Carlotta Esposito

Les sarments portent du fruit

Dans le monde musical occidental, il semblerait que le protestant peut tout avoir. Grâce à sa philosophie réformatrice, il se permet d’avoir accès aux meilleurs œuvres non seulement des nombreuses autres branches du protestantisme, mais aussi du catholicisme, et puis s’identifier fièrement comme frère en Christ des originateurs, tout en partageant le meilleur de sa branche. À Noël, une salle de protestantes allemandes, françaises, américaines, et britanniques, malgré leurs différences (parfois amères) théologiques, politiques, ou culturelles, vont toutes savoir (possiblement dans leurs propres langues) Il est né le divin enfant, Veni veni Emmanuel, Es ist ein Ros entsprungen, et Once in Royal David’s City en raison de l’emphase partagée de leur foi sur le pouvoir de la musique.

Cet effet d’unification est-il surprenant? Pas nécessairement. Selon une étude de l’Université d’Oxford, l’acte de chanter ensemble facilite des nouvelles amitiés et relations plus rapidement que d’autres formes d’engagement social. Sûrement l’expérience anecdotique confirmerait leur résultat —qui ne s’est pas fait un ami chantant en même temps avec un étranger à un concert de rock, ou n’a pas apprécié chanter à tue-tête une chanson connue par tout le monde à une fête?

Il faut alors tirer les meilleures leçons de cette révolution et continuer à les cultiver, valorisant la musique comme outil pour exprimer des vérités profondes et pour renforcer des liens à l’intérieur et entre les peuples

Toutefois il n’y a pas de raison pour laquelle ces rapprochements doivent se limiter à ceux qui se considèrent protestants —croyants ou pas, de par notre contexte occidental, nous sommes greffés sur l’arbre de la Réforme. Il faut alors tirer les meilleures leçons de cette révolution et continuer à les cultiver, valorisant la musique comme outil pour exprimer des vérités profondes et pour renforcer des liens à l’intérieur et entre les peuples.

Si on les cultive bien, les réverbérations se ressentiront loin à l’avenir, et l’ont déjà fait. En 1934, un pasteur baptiste nommé Michael King a visité l’Allemagne et a été tellement ému par l’histoire vivante des pratiques réformatrices que dès son retour aux États-Unis, il a changé son prénom et le prénom de son fils à Martin Luther. Une génération plus tard, quand on s’enquit auprès de Dr. Martin Luther King, Jr. —héros et chef du mouvement des droits civi- ques pour les noirs dont la musique faisait considérablement partie— à propos de son homonyme il n’a qu’une chose à dire: «Ce que j’ai appris [de lui] est qu’un mouvement ne peut pas réussir, à moins qu’il chante.» C’est un doux fruit que l’on ne doit jamais laisser pourrir.

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