Thomas Birzan - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/thomas-birzan/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Sat, 08 Aug 2020 17:35:51 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.8.2 Regards (professoraux) croisés https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/regards-professoraux-croises/ https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/regards-professoraux-croises/#respond Sun, 02 Nov 2014 22:48:19 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21695 Yolande Cohen, Annie Ousset-Krief, Pierre-Yves Néron et Paul François témoignent

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Yolande Cohen 

Yolande Cohen est Présidente de l’académie des Arts, des lettres et des sciences de la société royale du Canada.

Les rapports universitaires entre le Québec et la France ont connu plusieurs phases, et je peux dire que depuis une dizaine d’années, ils se sont complètement inversés. En effet si dans les années 1970 et 1980, des jeunes québécois (moins souvent des québécoises) allaient étudier en France en grand nombre, ce mouvement s’est largement tari pour faire place aux étudiant(e)s françaises au Québec. On en compte un nombre croissant dans toutes les universités du Québec (près de 12 000 cette année), et surtout aux HEC et à l’Université de Montréal où ils constituent un groupe compact. Cette contribution de plus d’une dizaine de milliers d’étudiant(e)s français à Montréal s’avère majeure et extrêmement enrichissante. Elle constitue à plusieurs égards une force de notre système d’éducation qui est devenu très attractif pour de nombreuses catégories d’étudiant(e)s. Toutefois, en contrepoint, il faut souligner que notre système est par ailleurs trop peu ouvert et internationalisé pour nos propres étudiant(e)s, qui malgré l’offre de bourses de mobilité internationale très intéressantes (par le MRI en particulier), n’incite pas beaucoup de nos étudiant(e)s à voyager et à entreprendre des formations ailleurs. Dans ce contexte, la renégociation des accords bilatéraux entre le Québec et la France devrait prendre en compte davantage cette nécessité d’établir des canaux mieux organisés d’échanges entre nos universités, de façon plus précise et coordonnée entre elles, pour que nos étudiant(e)s puissent davantage profiter des formations très diversifiées offertes par l’éducation supérieure française. Pour l’instant, cela s’est avéré un vœu pieux, même si tout le monde de part et d’autre est conscient de la gravité des enjeux. Un des problèmes récurrents est la centralisation du système universitaire en France et sa très grande décentralisation (et même compétitivité) au Québec.

Annie Ousset-Krief

Annie Ousset-Krief est docteur ès lettres et maître de conférences à l’Université de la Sorbonne Nouvelle. 

Outre mes fonctions de professeur à la Sorbonne Nouvelle, j’ai été chargée des échanges inter-universitaires avec le Canada pendant huit ans. À ce titre, j’ai pu apprécier l’importance des relations entre le Québec et la France, l’ouverture que les accords procuraient aux étudiants des deux pays, l’augmentation des opportunités dans une période plutôt difficile pour la France.

Il est clair cependant que les bénéfices retirés sont plutôt du côté français que québécois – moins d’étudiants québécois viennent en France car certaines années ont été très troublées, marquées par des grèves très dures (plus de cours pendant des mois, sans remplacement ni compensation). Il est clair également que le système coûte plus cher au gouvernement québécois qu’au gouvernement français.

Ceci étant, même si je comprends les contingences économiques et financières, je trouve essentiel de maintenir et développer les accords entre nos universités, qui aideront à une coopération culturelle importante pour le Québec dans le cadre d’un appui à la francophonie. 

Pierre-Yves Néron

Pierre-Yves Néron est maître de conférences en éthique économique et sociale à l’université catholique de Lille.

On parle bien souvent de la France et du Québec comme des partenaires «naturels», et les rapports sont en effet excellents. Mais je suis dans une situation particulière car je suis un Québécois en poste en France, ce qui est beaucoup plus rare que l’inverse. Cela a certains avantages, notamment au niveau pédagogique. Les étudiants découvrent une autre approche de l’enseignement, plus «nord-américaine», et en général beaucoup moins hiérarchique. Et ils semblent assez demandeurs!

Contrairement à ce qu’on entend parfois, il me semble important de ne pas surestimer l’harmonie dans les manières de penser dans les sciences humaines et sociales à propos de plusieurs questions et enjeux. Les exemples sont évidents: laïcité, multiculturalisme, les implications de l’égalité, les revendications minoritaires, etc. Pour un chercheur en éthique et philosophie politique contemporaine formé à Montréal et Toronto comme moi, il est facile de constater que les réflexes « majoritaires » surgissent beaucoup plus aisément en France… Cela peut parfois être très frustrant, même si le contexte intellectuel est en général fort stimulant.    

En ce qui concerne le développement de la recherche, il est bien sûr naturel pour moi de continuer à travailler avec mes collègues des universités québécoises. Cela dit, il y a des obstacles.  Comme il y a si peu de Québécois ici, on ne peut pas vraiment profiter des antécédents, de réseaux déjà existants.  Il est facile de constater, et cela est malheureux, que même les institutions qui pourraient favoriser la collaboration ne sont pas trop au courant de la présence de Québécois dans le réseau français de la recherche.

Paul François

Paul François est professeur-adjoint au Département de  physique à l’Université McGill.

Le Délit (LD): Quel regard portez-vous sur ce statut singulier de professeur français au Québec?

Paul François (PF): C’est un statut que j’apprécie. Le système universitaire québécois me paraît être un juste milieu entre le système des États-Unis et le système français, prenant un peu du meilleur des deux mondes, c’est-à-dire côté américain: l’organisation de la recherche, le cursus universitaire, le caractère vraiment «universel» de l’université; et côté français: le coût (relativement) modéré des études, un système de protection sociale, et le français comme langue locale!

LD: Que pensez-vous des rapports Québec-France en matière universitaire ?

PF: Dans mon domaine, ils demanderaient à être fortement développés. J’ai quelques collaborations universitaires avec la France, mais je dirais que c’est moins facile que de gérer une collaboration avec les États-Unis. Par exemple il y a assez peu de possibilités de financement de recherche en commun entre le Québec et la France, peu de bourses d’étudiants gradués spécifiquement pour de tels échanges. Un système de co-tutelle, assez commun entre universités européennes, pourrait aussi aider. Côté cursus étudiants, il y a quelques possibilités d’échanges entre universités, mais la structure très compliquée et fractionnée de l’enseignement universitaire français (entre universités, instituts, grandes écoles…) n’aide pas.

LD: Que pensez-vous de la renégociation des accords bilatéraux? 

PF: J’aimerais qu’ils soient maintenus. Je suis, de cœur et de raison, favorable à tout rapprochement entre la France et le Québec. Les étudiants québécois y ont intérêt parce qu’ils leur permettent d’avoir accès au vaste réseau universitaire en France à coût modique, et par ailleurs le Québec bénéficie très certainement de la présence de jeunes français au Québec attirés notamment par leurs perspectives d’études (et qui ne viendraient probablement plus du tout si ces accords disparaissaient!). Plus généralement, la francophonie est amenée à prendre une place plus importante dans le monde dans les décennies à venir par simple effet démographique, et il me paraît important de renforcer les synergies existantes entre les pôles francophones que sont la France en Europe et le Québec en Amérique du Nord. 

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Marseille-Montréal https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/marseille-montreal/ https://www.delitfrancais.com/2014/11/02/marseille-montreal/#respond Sun, 02 Nov 2014 19:53:05 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21671 Le festival ActOral rapproche l’Hexagone et la Belle-Province.

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Hubert Colas est auteur, metteur en scène et dramaturge. En 1998, il crée à Marseille la compagnie Diphtong . Il crée en 2002 le festical ActOral, qui a pour but d’interroger les écritures scéniques et contemporaines. L’édition 2014 du festival est le fruit d’une collaboration avec l’Usine C de Montréal et fait d’ActOral un splendide pont culturel transatlantique. 

Le Délit (LD): Comment s’est imaginé et matérialisé ActOral?

Hubert Colas: La genèse d’ActOral est liée au lieu que j’ai créé à Marseille dans un premier temps. En réalité, ça se pose comme ça: je suis plutôt un auteur-metteur en scène, j’ai une compagnie, des artistes avec qui je travaille, des acteurs, et j’ai pris un lieu à Marseille qui était un lieu de travail. Et je me suis dit que ce lieu-là, j’allais le partager avec d’autres artistes, que j’allais en inviter d’autres, puisque je ne vais pas l’utiliser douze mois sur douze. 

«On a une langue qui est la même, et on a une musicalité différente.»

Ce qui m’intéresse, ce sont les écritures contemporaines. Ce que je voyais, c’est que les écritures contemporaines de théâtre sont très figées dans un certain protocole d’écriture de formes. Et ce qui m’intéressait à Marseille, c’était de comprendre quels espaces de rencontres y seraient pertinents. Je m’intéresse à la poésie, à la poésie sonore, aux formes transversales d’écriture, donc je voulais plutôt inviter des écrivains d’une manière générale. Il s’agissait d’arrêter de penser les clivages entre littérature et théâtre, d’arrêter de dire que le théâtre est un sous-genre littéraire; on va dire ce sont des auteurs à part entière. Donc j’ai invité un certain nombre d’artistes. Chemin faisant, on a bien vu que ça a créé des mélanges, des formes, des inspirations. 

Du coup, j’ai continué à faire ça, on a commencé par trois-quatre jours, c’était essentiellement les artistes en résidence, puis on est passé à quatre-cinq. On appelait ça «Rencontres» au départ, et puis après, ce qui était intéressant, c’était d’inviter des artistes qui ne sont pas écrivains mais qui travaillent sur des écritures. Je me suis dit qu’il y avait les écritures scéniques, donc je me suis dit qu’il fallait inviter ces gens-là. J’ai finalement de plus en plus ouvert sur cela et créé des maillages entre des chorégraphes, des plasticiens, des cinéastes, des dramaturges, des poètes sonores, et le champ d’ActOral s’est ouvert comme cela. Nous interrogeons les écritures dans tous les domaines artistiques.

LD: Comment ActOral s’est-il transformé en un pont culturel entre Marseille et Montréal? 

HC: ActOral est né de ma compagnie, Diphtong. D’abord je suis quelqu’un du service public, j’ai l’impression d’être né là-dedans, avec l’idée qu’une société est une société de partage, donc c’est un acte politique sans revendications politiques… mais c’est un acte politique. Je viens ici pour présenter un spectacle de ma compagnie qui s’appelle Kolik, et on se rencontre avec Danièle de Fontenay, on parle, je lui raconte toutes mes activités, et elle me dit: «Mais pourquoi tu n’organiserais pas un ActOral à Montréal?». Je réfléchis, je m’enthousiasme à cette idée-là et puis je lui dis que ce serait formidable que ce ne soit pas simplement Actoral qui vienne à Montréal mais qu’il s’agisse d’une collaboration franco-québécoise et que ces artistes puissent voir et se voir. 

Pour moi c’est une vraie collaboration entre ces deux continents qui n’est pas simplement pour afficher ce qui se passe au Québec et en France mais bien pour que ces artistes se rencontrent, partagent des temps, discutent ensemble, pas forcément collaborent mais en tous cas se regardent, se voient, s’appréhendent, et que tout ceci produise du sens, des rencontres et un déplacement. Au même titre que l’on pourrait dire qu’il doit y avoir un déplacement du public, dans les formes que l’on propose. On a tendance, dans notre société, à créer de la consommation spectaculaire où les gens doivent savoir ce qu’ils vont voir. Je crois qu’avec Actoral, ce que l’on propose autant à Marseille qu’à Montréal, c’est d’aiguiser la curiosité du public, des artistes, de trouver des espaces-temps possibles. Comme le disait Julien Gosselin à son spectacle, ça créé une brèche dans le temps de travail qui lui est offert et dans lequel il va avoir un vrai temps de recherche, d’ouverture et de pensée.

«C’est ça qui me paraît essentiel dans l’art, d’aller vers ce que l’on ne connaît pas.»

LD: Avez-vous remarqué des similitudes entre les artistes québécois et les artistes français dans l’approche de ces écritures hybrides et intermédiales ? 

HC: C’est vrai que, par moments, j’ai pu voir des points de convergence entre certains artistes. Nicolas Quentin et Thomas Ferrand, esthétiquement et aussi dans un champ du «non-spectacle»-spectacle, parce que Nicolas Quentin c’est du non-spectacle mais c’est du très-spectacle. Pour Thomas Ferrand, c’est la même chose. Donc il y avait un pont là, entre ces deux artistes, qui se sont aussi rencontrés, Thomas Ferrand est allé en résidence ici, Nicolas est venu en résidence en France. Et donc il y a eu une sorte de porosité des formes. On a des gens qui réfléchissent par rapport à leur création de façon très intuitive sur une réaction au monde sans en faire un discours préalable. On a affaire à une sorte d’intelligence extrêmement difficile du sens, puisqu’elle ne cherche pas à se maîtriser au moment où elle se produit. 

C’est vrai qu’il y a des formes, on est tous dans le spectacle vivant, dans la littérature, mais au même titre que j’aurais envie de dire qu’en France on ne peut pas analyser les spectacles en disant que ce sont des spectacles français, – je refuse cette catégorisation là –, je ferais pareil entre l’échange entre les Québécois et la France. Mais je peux voir qu’esthétiquement il y a un certain nombre de choses qui se rejoignent, d’ouverture, des pensées. On a une langue qui est la même, et on a une musicalité différente. Cette rencontre-là, on va pas dire qu’elle est poétique, ce serait désuet de dire une chose pareille, mais malgré tout il y a quand même quelque chose de l’ordre d’un déplacement poétique de l’écoute  qui m’intéresse avec le Québec. Quand vous avez un artiste québécois qui vient en France et qui s’exprime, il y a forcément quelque chose au niveau de l’écoute qui est différent. Mais c’est comme nous quand on arrive ici et que – (rires) j’vais dire des conneries hein – au lieu d’avoir des souris dans la rue on a des écureuils. Il y a quelque chose qui fait que notre regard, notre façon de se sentir vivant n’est pas tout à fait pareille. C’est comme une renaissance, une reconnaissance de sensibilité ouverte qui se fait. Un artiste quand il travaille, c’est finalement comment il déploie sa capacité d’écoute de lui-même et de ce qui l’entoure pour produire quelque chose.  Le public dans une salle, quand on l’invite à entendre quelque chose qu’il ne connaît pas, c’est ça qu’on lui demande: plus on ira dans cette direction-là, plus le public sera sensible à des propositions de lieux ou d’artistes sans les connaître. Et c’est ça qui me paraît essentiel dans l’art, c’est d’aller vers ce que l’on ne connaît pas. 

LD: Justement, alors que l’on connaît bien la culture française au Québec, la France ne semble pas être ouverte à la culture québécoise. 

HC: Je sais pas, je n’ai pas analysé cela. Je pense que la France a un complexe de supériorité. Tout simplement, je pense que c’est là-dessus que ça se joue. Sur comment la France se pense depuis tout temps comme étant le fleuron des arts, par rapport à la Suisse, à la Belgique, au Québec. Je pense que l’on a cette idée-là de nous, mais elle n’est même plus pensée, elle est très instituée, dans le corps des gens.

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Il ne fallait pas être ailleurs https://www.delitfrancais.com/2014/10/07/il-ne-fallait-pas-etre-ailleurs-2/ https://www.delitfrancais.com/2014/10/07/il-ne-fallait-pas-etre-ailleurs-2/#respond Tue, 07 Oct 2014 06:20:19 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21439 L’affect et l’altérité sont au centre d’Elsewhere, le dernier spectacle d’Heidi Strauss.

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C’était au Théâtre Prospero que Danse-Cité entamait, la semaine passée, sa saison 2014–15 avec la dernière création d’Heidi Strauss. Grâce à Elsewhere, pièce sincère, intime et vivifiante, la chorégraphe délaisse un adjectif pour un participe passé: on ne parlera désormais plus d’artiste émergente, mais bel et bien d’artiste émergée. Le spectacle s’ouvre sur le corps d’une des danseuses, à savoir Molly Johnson —, qui ne semble pas avoir trouvé le temps de se déchausser avant de rentrer sur scène. Elle saute, de manière répétitive, sur elle-même. Ça tombe bien, puisque «rebondir», c’est la racine étymologique du concept de résilience, sujet principal d’Elsewhere. Heidi Strauss voulait y explorer «cette faculté de l’humain à transformer et être transformé», «[c]es traces qui marquent nos corps, nos gestes» (Dfdanse, numéro du 22 septembre). La résilience c’est, en psychologie, la capacité à prendre acte des événements traumatiques pour ensuite les dépasser. La narration d’Elsewhere, se plaçant dans cette thématique de l’affect et de la résistance est donc nécessairement fragmentaire. Les danseurs s’arrêtent fréquemment de bouger pendant la pièce: c’est qu’ils sont le pouls du spectacle. C’est la musique électronique lancinante, agissant comme un électrocardiogramme poétique, qui vient relancer les corps.  

Ce qui est d’abord profondément ailleurs dans la pièce de Strauss, c’est l’équilibre des danseurs. Simultanément liquides et désarticulés, les cinq corps se désaxent et se déhanchent, titubent, tombent. Elsewhere est, certes, parsemé de solos, dont la superbe performance de Danielle Baskerville. Mais ce sont les dispositifs d’ensemble — les duos, notamment — qui nous renseignent sur la nature de ce déséquilibre dont les balancés, les contrepoids et les arches sont les stigmates. Sous l’action de Strauss et de sa poétique de l’altérité, le centre de gravité du danseur est déplacé: il n’est plus confortablement enfoui en soi, quelque part entre le sexe et le nombril. Il est dans l’autre. Ce qui est certes plus déstabilisant pour le danseur, mais surtout plus sincère vis-à-vis du spectateur. Il faut se rappeler cette phrase de Pina Bausch: «la vie n’est jamais comme un plancher de danse, lisse et rassurant». Le plancher de Strauss, lui, est tout sauf rassurant. Il est rempli d’aspérités imaginaires,  d’obstacles lumineux, et, encore plus anxiogène que ceux-ci, il est rempli par l’autre. Le plancher de Strauss, c’est la vie elle-même dans son caractère interrelationnel. Si je veux rester debout, il me faut prendre en compte le corps de l’autre: son langage, ses déplacements. 

Savoir (re)prendre le temps

À trois reprises durant le spectacle, les danseurs viennent à l’avant-scène, au contact direct du public. Délaissant temporairement la danse, ils tentent avec grand peine de traduire, cette fois verbalement, ce moment d’émotions vives qu’est l’affect. Mais c’est évidemment le corps qui prend le relais: il est le véhicule privilégié de la transmission de la subjectivité. Certains regrettent ces redondances et la relative longueur de la pièce. Vivaldi lui-même nous disait «Quand un violon suffit, ne pas en employer deux».  Sauf peut-être lorsque l’on a les oreilles bouchées. Elsewhere rend ce que le vertige contemporain, la multiplication des interfaces numériques et l’atrophie du langage usuel ont ôté à la conversation: la communication. Heidi Strauss le sait bien: il faut savoir reprendre le temps, en opposant à la futile consommation culturelle la longue et nécessaire transmission artistique. 

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Le grand frère de Karoo https://www.delitfrancais.com/2014/09/23/le-grand-frere-de-karoo/ https://www.delitfrancais.com/2014/09/23/le-grand-frere-de-karoo/#respond Tue, 23 Sep 2014 14:41:15 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21261 Le premier roman de Tesich enfin en français!

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Monsieur Toussaint Louverture frappe fort et frappe juste, comme de coutume. C’était le grandiose Karoo qui nous avait mis la puce à l’oreille. Puis, en février dernier, le cinglant et cinglé Mailman. On se remettait tout juste du récit de ce facteur-fiasco que débarque, en ces temps de rentrée littéraire, un nouvel arrivant: Price, jusqu’alors non traduit en français, le tout premier roman de  Steve Tesich, à qui l’on devait déjà ledit Karoo.

«-Vous êtes amoureux – Loué jusqu’au mois d’août»

Price, c’est donc l’histoire du jeune Daniel Boone, un adolescent paumé, fraichement diplômé et en manque de réel et d’expériences — à l’instar de ses deux meilleurs amis, Larry et Freud. C’est aussi l’histoire d’un été, celui qui clôt les années lycée et mène à l’âge adulte: première passion, première rencontre avec la mort, prise de conscience sociale. Tesich condense, réinvestit et réactualise avec brio un genre qui façonne la littérature et l’imaginaire collectif: le roman d’apprentissage. C’est avant tout dans le traitement temporel de l’été, ce temps hors du temps, qu’est révélé tout le génie de l’auteur.  Price, c’est un Marinetti dans un Hopper; de l’accélération phénoménale dans un temps suspendu.

«-Le vent chargé de bruits –la ville n’est pas loin»

Daniel n’a pas de tilleuls verts sur la promenade; il habite à East Chicago, banlieue industrielle et prolétaire. D’un côté, l’usine, et ce qu’elle symbolise: la paralysie sociale, l’impossibilité des tentatives de fuites. De l’autre, la maison, sa morosité, véritable anesthésiant émotionnel et libidinal. Dans l’interstice, Daniel aime. C’est l’histoire de cette passion (impure, nous dirait Rilke, du genre qui «ne s’empare que d’un seul aspect de votre être et, ainsi, vous déchire») pour Rachel, nouvelle venue dans le quartier, que relate Steve Tesich, avec une cruauté clinique et incisive. Scène superbe: celle de la première expérience sexuelle du personnage principal, immédiatement suivie d’un passage à tabac.  On aura rarement vu Éros et Thanatos si majestueusement entremêlés. 

«-Ce que je redoutais le plus, c’était que mon père guérisse avant que Rachel et moi ayons couché ensemble»

Tesich nous offre ici une narration arythmique parfaitement maîtrisée, une sorte de shuffle qui donne sa cadence au roman. Les deux premiers temps de la mesure, ce sont les visites que Daniel rend à sa dulcinée. Le troisième temps, ce sont les appels téléphoniques qu’il reçoit de son père depuis l’hôpital. C’est au travers de ce personnage réduit, malade et pathétique que Tesich se fait chroniqueur acerbe de la désorientation et de l’émancipation. Price, c’est un roman froid qui frémit, du genre qui bout, majestueusement, à 0 degrés.  On recommande vivement.

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« J’ai conçu ce livre comme un appel à la révolte » https://www.delitfrancais.com/2014/09/09/jai-concu-ce-livre-comme-un-appel-a-la-revolte/ https://www.delitfrancais.com/2014/09/09/jai-concu-ce-livre-comme-un-appel-a-la-revolte/#respond Tue, 09 Sep 2014 15:11:01 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=21009 Edouard Louis était de passage cet été à la Belle-Province. Le Délit a sauté sur l’occasion pour rencontrer l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule, livre révélation de cette année.

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Le Délit: Vous avez dirigé un ouvrage aux Presses Universitaires de France dans lequel a écrit, entre autres, Annie Ernaux. Dans L’écriture comme un couteau, Ernaux déclare: «J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme don.» Votre livre aussi est-il un don?

Edouard Louis: Oui, j’ai conçu ce livre comme une sorte de don que je ferai de mon histoire aux exclus. Je pourrais dire que j’écris pour les dominés, pour les femmes, les homosexuels, les juifs, pour les Noirs, pour les minorités ethniques quelles qu’elles soient. En effet, si Annie Ernaux m’a marquée dans l’écriture de ce livre, c’est avant tout par cette conception politique qu’elle défend la littérature: elle ne défait jamais une exigence littéraire d’une exigence politique. Ce que je crois, c’est que plus loin on va dans le travail littéraire, plus loin on va dans l’exigence politique et dans l’aspect subversif. On pourrait dire que le travail littéraire consiste à déplacer les perceptions, à transformer les catégories de perceptions, les façons de voir le monde, à ne pas faire pléonasme avec le monde. D’autant plus à une époque où la littérature est parfois dans un état un peu déstabilisant, malheureux.

LD:  Vous dédiez votre livre à Didier Eribon. En finir avec Eddy Bellegueule commence par un crachat et une insulte. Dans Réflexions sur la question gay, l’incipit d’Eribon indique également que «tout commence avec une insulte». Comment le travail académique d’Eribon a‑t-il influencé votre travail littéraire? Quel rapport le narrateur de votre livre entretient-il avec l’injure? 

EL: L’injure est, pour Eddy, l’acte fondateur. C’est ce qui va l’astreindre à une place dans le monde social. La vie est composée d’une multitude d’interpellations: «tu n’es qu’un crouille, tu n’es qu’un pédé, qu’un Noir, qu’une femme». L’injure, c’est ce qui va fonder Eddy, le limiter à ça. Tout cela va le définir, son rapport aux autres, son rapport au monde. Je dis à un moment aussi que, lorsque l’on n’avait plus à manger, j’avais plus faim que les autres et plus froid que les autres parce que mon père me disait «tu es une gonzesse». Je suis toujours agacé par les gens qui, quand je me revendique comme gay, me disent «tu n’es pas que ça». Il y a des gens qui sont contraints à n’être que ça. Tout comme les parents d’Eddy sont astreints à leur pauvreté tout le temps. C’est mon identité. Il en va de même pour l’insulte, qui fabrique Eddy. Et donc la deuxième question qu’il faudrait se poser, c’est la question de Sartre: l’important n’est pas ce qu’on fait, mais ce qu’on fait de ce qu’on a fait de nous afin de pouvoir créer des lignes de fuite.

LD: À la page 22, vous écrivez: «Ma grand-mère, qui elle aussi transmettait les histoires de famille (toujours le rôle de la femme), me l’avait raconté.» Pensez-vous que l’acte narratif, et par extension l’acte d’écrire, soit un acte sexué? 

EL: D’abord, dans cette enfance, dans ce village que je décris, le rôle des femmes, c’est celui de parler, de transmettre les histoires familiales, du village. Pour rejoindre la question, si moi j’entendais autant ces histoires, c’est que j’étais astreint du côté de la féminité. Non, je ne crois pas que l’écriture soit sexuée. J’ai horreur du concept d’écriture féminine que développe par exemple Hélène Cixous. On me dit parfois que pour Cixous, l’expression féminine, c’est Jean Genet. Mais ça n’enlève rien au caractère violent de ce propos. Eddy, on savait bien que c’était un homme. Mais on lui disait «tu es une gonzesse», ça n’enlève rien au potentiel normatif de cette phrase. Que l’écriture soit sexuée… non, je ne le crois pas. On est évidemment en tant qu’homme ou femme marqué par certaines choses. C’est une question très difficile (rires).

LD: Auriez-vous quelques remarques à ajouter sur vos influences?

EL: Didier Eribon commente dans son dernier livre cette belle phrase d’Assia Djebar qui dans un de ses romans écrit: «Je suis née en 1830 lorsque la France a colonisé l’Algérie.» Et Didier Eribon se demande à partir de ça: «Mais quand suis-je né? Où est mon histoire?» Je pourrais dire que je suis né en 1969 à Stonewall, et donc dans cette histoire que je me choisis il y aurait en effet toutes les influences que sont Annie Ernaux, Didier Eribon, Thomas Bernhard pour le fait de vouloir écrire la violence sans la métaphoriser et Marguerite Duras pour sa puissance politique. Une chose dont on ne parle pas beaucoup, c’est que la littérature est souvent très centrée sur elle-même. J’aimerais qu’on me demande ceux qui m’ont influencé hors de la littérature. J’ai été autant influencé par Faulkner que par Jane Birkin, Jonas Kauffman, les films de Xavier Dolan ou des frères Dardenne, Gus van Sant. Je veux réussir à dire les choses comme ils le disent. On ne s’interroge pas assez sur ça en littérature. En fait, les influences hors du champ sont déterminantes, c’est aussi par là qu’on peut renouveler la littérature: il faut qu’elle déterritorialise ses références. C’est aussi pour ça que la sociologie universitaire meurt en France, parce qu’elle est devenue une discipline qui se réfère, en grande partie, seulement à elle-même.

LD: Comment pensez-vous votre arrivée à l’acte de l’écriture? Comment s’articule-t-elle avec votre situation de transfuge? 

EL: Le monde d’Eddy Bellegeule, c’est un monde où les livres n’existaient pas, la littérature encore moins. On était dépossédés du savoir, de la possibilité d’essayer de se penser. Il reste beaucoup d’Eddy Bellegeule en moi. La sociologie et la psychanalyse ont très bien dit ça. Peut-être que s’il reste quelque chose d’Eddy Bellegueule, ce serait justement cette conception qu’a Annie Ernaux de la littérature comme insurrection permanente. C’est cette conception de la littérature contre la littérature, ou contre une certaine image de la littérature. Ce que j’ai voulu montrer dans le livre, en réfléchissant sur le thème des transfuges, c’est qu’on a toujours un peu l’impression, — et d’ailleurs Bourdieu emploie le mot — que les transfuges seraient des miraculés. Dans son texte autobiographique, l’Esquisse pour une auto-analyse, Bourdieu ne raconte pas comment et pourquoi il aurait pu quitter son milieu, comme si ça allait de soi. Ce que j’ai voulu montrer, dans En finir avec Eddy Bellegueule, c’est que la fuite était toute aussi déterminée que les non-fuites: que le transfuge de classe ce n’est pas quelqu’un qui serait plus intelligent que les autres, c’est une idée insupportable, dégoutante, de penser que je suis plus intelligent que ma sœur, quelque chose que je ne veux pas penser, que je ne peux pas penser, auquel je ne crois pas.

LD: «Ce n’est pas moi qui ai renié mon milieu, c’est mon milieu qui m’a renié.»

EL Exactement. La trajectoire du transfuge est tout aussi déterminée que celui qui ne fuit pas. Il y a presque des conditions de la volonté de fuir. J’ai essayé de penser cela, et puis d’écrire ce livre un peu comme une archéologie de la volonté. Qu’est-ce qui fait qu’on veut, qu’on ne veut pas, qu’est-ce qui fait qu’on ne peut même pas avoir l’idée de vouloir? En fait cette volonté qu’a Eddy de partir, elle est construite, elle est fabriquée. Une sorte d’histoire de la volonté, de ce qui permet la volonté, c’est quelque chose auquel je tenais beaucoup. Contre les discours racistes, classistes, qui consistent à dire «ce sont des feignants qui ne veulent pas, qui ne travaillent pas à l’école». 

LD: Le Front National a réalisé un score-choc aux élections européennes. Vous parlez dans votre livre du racisme, des «bougnoules», de la xénophobie.  Comment expliquez-vous ces résultats électoraux? 

EL: Oui… Un score qui me bouleverse, qui me bouleverse de tristesse. Quand j’ai vu ça tout à l’heure, j’étais vraiment dans un état de choc. Vous voyez, je n’arrive pas à comprendre ça. J’ai toujours été très marqué par une phrase de Marguerite Duras qui disait quelque chose comme: «au fond, être de droite ou d’extrême droite, qu’est-ce que ça peut vouloir dire, à part de la stupidité.» Quand on voit la violence du monde, l’exclusion, la pauvreté, la misère, comment est-ce qu’on peut être de droite? 

LD: Quand on la voit, et a fortiori quand on la vit…

EL: Oui. Il y a aussi ce mécanisme terrible qui fait que les dominés reproduisent leur propre domination. Être de droite n’est synonyme que de stupidité, rien d’autre. Vous voyez quand, dans le livre, Eddy dit «pédé», quand il essaye d’être normal. Ce score du Front National met cela en avant, mais aussi le fait que la plupart de ces gens qui ont voté pour le FN ont voté pour le FN parce qu’ils avaient l’impression — à juste titre — qu’on ne parle pas d’eux, des classes sociales, de la misère, que tout ça a disparu du discours politique… et du discours littéraire. Ce livre était aussi un coup contre ça, pour parler de ces vies que, dès que vous les évoquez, on vous taxe de misérabilisme, de pathos.

LD: Ou, comme, certains éditeurs, d’exagération? 

EL: Vous savez, une des grandes modalités, presque un invariant dans l’histoire du discours conservateur, c’est l’argument de l’exagération. Christa Wolf, dans son roman Trame d’enfance, explique que lorsqu’on annonce l’ouverture des camps de concentration dans les journaux en Allemagne, tout de suite l’on dit que «c’est exagéré». Sayad aussi, pour la torture en Algérie. Dire «c’est exagéré» serait comme une mobilisation conservatrice contre la réalité de la violence du monde, contre toute la violence qui fait la vie. Et donc pour moi c’est ce qui s’est passé aussi. Et parce qu’on vous taxe d’exagération et parce qu’on en parle si peu qu’à force ça finit par disparaitre, et donc on le croit.

LD: Votre livre est en phase de traduction…

EL: Dans ce livre pour moi la volonté politique était inséparable de la volonté littéraire. Je trouve donc formidable que le livre soit traduit. J’ai conçu ce livre comme un appel à la révolte. D’ailleurs, il a été interdit en Russie, où il a été considéré comme de la propagande homosexuelle.

LD: Pensez-vous qu’une traduction pourra retranscrire justement ce langage, dont vous vous dites, à la page 82, las de restituer? 

EL: Il le faut! Les deux premières traductions paraissent en Italie et au Kosovo. En effet, mon éditeur qui parle italien couramment l’a relu et parfois le traducteur corrigeait la syntaxe incorrecte alors que c’est l’enjeu même du livre. Il faut être très prudent à cet égard-là. Quand j’ai commencé le livre, j’allais voir ma mère avec un magnétophone, comme un sociologue. Je me souviens que je rentrais chez moi et que je retranscrivais. Un jour, j’ai envoyé à mon meilleur ami ces retranscriptions et il m’a dit «mais on ne comprend pas, on ne comprend rien»; c’était une syntaxe décousue, une syntaxe dominée, incohérente. Et du coup ce langage, pour être plus proche de la vérité, il a fallu, comme au cinéma, produire des effets de réel. Je ne voulais pas que ce soit un langage de dominant sur celui des dominés. Comme celui de Céline qui a écrit des livres magnifiques, mais qui serait un point de vue de bourgeois sur la langue des dominés. 

LD: Pensez-vous qu’un public différent, par exemple du sud des États-Unis d’Amérique, puisse s’identifier à votre transfuge? 

EL: Oui, je crois, j’en suis sûr. Parce que tous les pays du monde sont structurés en classes sociales. On veut nous faire croire le contraire, on nous dit qu’elles ont disparu. C’est une sorte d’invariant, l’exclusion, la domination et la violence. C’était aussi l’enjeu du livre de dire que l’homophobie n’est pas la même chose ici qu’ailleurs, que c’est un invariant qui peut prendre des formes singulières selon le milieu dans lequel elle se déploie. L’idée de l’universalité, c’est une drôle d’idée pour moi, mais en tout cas ce qui serait presque universel, ce serait la domination, elle existe partout. C’est pour ça que je pense qu’il y a une traductibilité. Quand je lis Faulkner, je n’ai rien à voir avec les paysans du Mississippi, mais dans les discours qu’il donne à entendre, je retrouve des expériences, des émotions, des affects, des colères, des joies.

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«Un méchant clash» https://www.delitfrancais.com/2014/01/21/un-mechant-clash/ Tue, 21 Jan 2014 06:40:36 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=19626 La compagnie Manuel Roque s"immisce dans l'espace urbain

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IN SITU loc. adv. - Dans son cadre naturel, à sa place normale, habituelle. Découvrir des diamants in situ, dans la roche même où ils s’étaient formés.

Heure de pointe au métro Place des Arts en ce jeudi 16 janvier: un homme parmi tant d’autres, regard greffé sur l’horizon et casque sur les oreilles, traverse le centre culturel George-Émile Lapalme. Il ne s’aperçoit pas qu’il marche sur le plateau d’In Situ, dernier projet du chorégraphe Manuel Roque, alors allongé à quelques centimètres de lui. Derrière cette image en apparence anodine se cache en réalité la majeure partie du propos de la pièce: réexplorer l’éternelle friction opposant espace de vie et espace de représentation qui, comme le rappelle le chorégraphe au Délit, demeure malheureusement «un méchant clash, surtout pour la danse contemporaine».

Puisqu’il a suivi la double trajectoire du cirque (le prestigieux cirque Eloïze) et de la danse (la superbe compagnie Marie Chouinard), Roque est bien conscient de l’articulation complexe qui réunit et divise performance et spectacle. «Il y a un gros effort à faire dans le développement du public, dans sa sensibilisation», nous explique-t-il avec raison. 2014, c’est l’ère de l’instantanéité de l’évènement. C’est donc aussi l’heure de la survivance du spectacle, qui se doit d’être accessible au plus grand nombre, tout en se déictisant, en étant profondément ancré dans l’ici et le maintenant. Alors, dans cet interstice plus qu’étroit et paradoxal, Manuel Roque danse. Comme l’écrivait déjà Rainer Maria Rilke: «Danser? C’est la vie de nos astres rapides prise au ralenti.»

La chorégraphie de Roque, simultanément épurée et risquée, nous rappelle qu’en danse, le mouvement est souverain. In Situ explore une poétique de la résonance quasi-arachnéenne où la scène serait toile et la danse, vibration. Tissés en réseaux, les mouvements du danseur ne prennent sens que les uns par rapport aux autres et dans leur éclosion retardée. Loin de l’horizontalité de la ligne verte qui se situe, rappelons-le, à quelques pas de la scène, Roque nous offre une gestuelle concentrique. Loin de la logique routinière des passants qui traversent la Place des Arts pendant sa performance, Roque propose la réappropriation du corps à d’autres fins qu’utilitaires, un spectacle dans lequel le danseur semble être tout aussi témoin de sa danse que le public qui l’observe. Pour le dire simplement tout en paraphrasant Béjart, Manuel Roque «donne l’impression au public d’improviser et d’inventer la chorégraphie: c’est à cette seule condition qu’elle est intéressante». In Situ, cousin éloigné de certaines pièces d’Akram Khan (on pensera notamment au solo Nameless), est une œuvre qui évolue à équidistance d’un idéal d’immobilité et d’une nécessité biologique du mouvement. On a tendance à l’oublier: la danse contemporaine, comme on le voit peut-être trop souvent, n’a pas le droit d’éjecter le mouvement. Elle doit, au contraire, se glisser humblement en dessous. Manuel Roque nous le rappelle: «En général, les propositions In Situ sont très conceptuelles. […] J’avais envie d’essayer autre chose, une proposition vraiment simple: juste un corps dansant dans l’espace.» Il nous le rappellera encore les 12, 13 et 14 mars. Bis repetita placent.

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«Je pensais être vivant» https://www.delitfrancais.com/2013/10/22/je-pensais-etre-vivant/ Tue, 22 Oct 2013 06:31:20 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=18803 Danse-cité célèbre singulièrement le centenaire du Sacre du Printemps.

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Le public qui a vu Je ne tomberai pas - Vaslav Nijinski sort du Théâtre des Quat” Sous triplement renseigné: sur Nijinski, sur l’art, et sur lui-même. Il y a cent ans, celui que ses pairs surnommaient le «dieu de la danse» resplendissait scandaleusement à Paris en créant le Sacre du Printemps. Cet anniversaire a donné lieu à une pléthore d’hommages lumineux et stupéfiants: notamment en Angleterre avec Akram Khan, en Allemagne avec Sasha Waltz et au Québec avec Marie Chouinard. Au théâtre des Quat’Sous, le propos est différent. À l’origine de Je ne tomberai pas il y a, certes, une oeuvre de Nijinski. Elle n’est cependant pas d’ordre chorégraphique mais littéraire: il s’agit de son journal, que le chorégraphe tiendra de manière furieuse et fulgurante pendant un hiver (journal que la librairie Gallimard met en vitrine à l’occasion de ce spectacle).

On ne célèbre donc pas le Sacre, mais son chorégraphe originel. On ne s’intéresse pas au printemps mais plutôt à l”«automne de la raison de Nijinski», comme l’écrit Bernard Meney, le metteur en scène et interprète principal de la pièce. Cet «automne», c’est la démence dans laquelle sombre Nijinski quelque part entre 1916 et 1919, c’est la chute d’une figure mythique dans la folie.

«Le faune, c’est moi!»

Le spectacle s’ouvre sur un homme, de dos, le cheveu grisonnant et vêtu d’un costume-cravate. C’est un Nijinski schizophrénique et agoraphobe que va incarner Bernard Meney ‑avec la puissance dramatique vers laquelle tout acteur désire tendre- pour les prochaines quarante minutes. Nijinski-Meney crache, transpire, implose. Il s’essaye pathétiquement à ce qu’il lui reste de ses ronds-de-jambes, de ses ballonnés et de sa quatrième position. Il crie, il chuchote, il exulte d’orgueil et pleure d’humilité. Ce monologue, c’est le résultat d’un travail consciencieux d’élagage et de montage des Cahiers du chorégraphe russe, juxtaposés avec quelques extraits de Mallarmé et de Nieztsche. Bernard-Marie Koltès nous dirait que c’est l’histoire d”«un homme qui tente de retenir par tous les mots qu’il peut trouver, un inconnu un soir où il est seul». Les lois de l’intensité scénique sont redéfinies sous nos yeux: on assiste à une succession de climax projetés comme des lames de rasoirs sur les planches: «Le faune, c’est moi!»; «Ils m’ont dit que j’étais fou, je pensais être vivant.»

Chorégraphier l’indicible

L’aboutissement de la parole, c’est l’acte. Le monologue prend donc fin quand quatre interprètes (il est plus que nécessaire de tous les nommer: il s’agit de Thomas Casey, Simon-Xavier Lefebvre, Brice Noeser et Daniel Soulières) envahissent l’espace du plateau. Cinq interprètes pour autant de facettes du chorégraphe russe. Il serait facile mais possible d’imaginer là le jeune danseur encore épris de Diaghilev, le charismatique maestro du mouvement, le génie viril de la scène et encore bien d’autres: «Je suis un ouvrier d’usine. Je suis un domestique. Je suis un seigneur. Je suis un aristocrate. Je suis Dieu. Je suis Dieu. Je suis Dieu. Je suis tout.» écrit l’artiste dans ses Cahiers.

Solos, duos, trios, quatuors, ensembles, portés… C’est l’entièreté du dispositif chorégraphique dans ce qu’il peut avoir de rugissant, d’intense et d’instable qui est déployé avec brio par Estelle Clareton. Les danseurs vont et viennent: il s’écrasent contre les trois murs du plateau et tentent de s’évader mais reviennent inlassablement au devant de la scène, le bout des orteils presque au-dessus de la fosse, droits, déterminés, accomplis: ils ne tomberont pas; ils ne tomberont jamais. Ils veulent diviser l’insécable, extraire la chute du saut, monter sans descendre.

Catharsis 

À la fin du spectacle, c’est donc un noir singulier qui happe la salle: il ne tombe pas mais semble au contraire s’élever. Si tous les interprètes sont évidemment épuisés, on n’entend plus qu’une seule respiration: celle de Meney. Si l’on n’entend qu’un seul Nijinski, c’est parce que son unité et intégrité psychique lui a été rendue: les cinq êtres se fondent en un seul. Je ne tomberai pas est une tentative de thérapie, plus efficace que les cent-quatre-vingts comas insuliniques que subit le chorégraphe russe en l’espace de six mois. Plus que la réunification d’un être, c’est celle de l’art tout entier qui s’opère sous nos yeux: le théâtre, la danse et l’écriture respirent eux aussi à l’unisson.

«Qui a vu danser Nijinski reste à jamais appauvri de son absence» écrit Anna de Noailles. Qui a vu Je ne tomberai pas demeurera mille fois grandi de sa rencontre.

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Noces d’or à Montréal https://www.delitfrancais.com/2013/09/24/noces-dor-a-montreal/ Tue, 24 Sep 2013 06:35:54 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=18471 La Place des Arts fêtait son 50ème anniversaire dans la diversité artistique.

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Afin de commémorer les cinquante ans de la Place des Arts, quelques 8 000 spectateurs se sont rassemblés pour assister à différents spectacles, entre autres, d’opéra, de théâtre et de musique symphonique. Le spectacle de l’Orchestre Symphonique de Montréal (OSM), pour l’occasion, a débuté avec une intervention spéciale du  baryton-basse Philippe Sly et de la présentatrice de CTV News Montreal Mutsumi Takahashi, lesquels ont résumé l’histoire de la Place des Arts, un symbole national des arts de la scène.

En première mondiale, l’OSM a débuté son concert avec la pièce Le cœur battant de la ville par Nicolas Gilbert, un compositeur montréalais. La pièce a été commandée à l’auteur spécialement en vue du cinquantième anniversaire de la Place des Arts. Nicolas Gilbert considère que le Mont Royal est le poumon de Montréal, et que la Place des arts en est le cœur battant. Ainsi, les instruments à vents y sont omniprésents. La pièce est énergique, électrisante et interpelle le spectateur peu habitué à la création contemporaine. Toutefois, le seul bémol de cette pièce est que les vents sont trop forts, de sorte qu’il est impossible d’entendre les instruments à cordes, alors que leur partition semble complexe et intéressante.

Par la suite, l’OSM a enchaîné avec les pièces de son concert de jeudi dernier intitulé James Ehnes joue Mozart. Tout débute avec l’ouverture de La flûte enchantée de Mozart. Quoique bien court, ce morceau est léger et joyeux: idéal pour une soirée de célébration.

Ensuite, c’est au tour du violoniste James Ehnes d’interpréter le concerto n°5 en La majeur, K. 219 de Mozart. James Ehnes joue avec une finesse et une délicatesse inouïe. L’interprétation se fait en douceur et légèreté dans cette magnifique salle qu’est la Maison symphonique .Kent Nagano conduit son orchestre et son soliste avec brio et maîtrise bien les intonations. Les effets de sa superbe gestuelle apportent beaucoup d’émotion, d’énergie et de passion à cette œuvre de l’époque classique.

Finalement, comme pièce de résistance de 57 minutes, l’OSM termine son spectacle avec la symphonie n°3 en Ré mineur d’Anton Bruckner, lequel l’avait dédié à Richard Wagner. On remarque d’ailleurs quelques références à Wagner dans la complexité et l’intensité mélodramatique. La pièce est grandiose et majestueuse. Chaque instrument a un solo bien marqué et on décèle pourtant une homogénéité surprenante  entre les cordes et les vents. Les instruments de l’orchestre viennent former un tout harmonieux et puissant, digne de l’événement. La trompette est mise de l’avant au début et à la fin, avec un magnifique solo réjouissant et triomphal.

Somme toute, le premier concert de la programmation de l’OSM était passionnel, joyeux et festif. C’est un excellent départ pour cette 80e saison.

- Emilie Blanchard

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Le 21 septembre 1963, la Place des Arts ouvrait son premier rideau sur l’Orchestre Symphonique de Montréal, dirigé conjointement pour les besoins de cette soirée inaugurale par deux chefs d’orchestre d’envergure: Wilfried Pelletier et Zebn Mehta. Cinq salles, 45 millions de spectateurs et surtout 50 ans plus tard, il semble que ce soit toujours le même symbole de rassemblement et de collaboration artistique qui anime la Place des Arts. C’est donc à travers cette volonté que, le 21 septembre 2013, le théâtre Maisonneuve a proposé un spectacle intitulé «Maisonneuve danse», rassemblant cinq des plus grandes compagnies de danse québécoises pour cinq extraits de pièces différentes: O vertigo avec Khaos, Les Ballets Jazz de Montréal avec Harry, La compagnie Marie Chouinard pour un extrait du Sacre du printemps, Le Groupe Rubberbandance pour Quotient empirique et enfin Danz, par les Grands Ballets.

Après un discours inaugural, le silence se fait, le noir se fond. C’est d’abord à Ginette Laurin d’occuper le plateau avec son extrait de Khaos, pièce qui traite de cette abondance épileptique de mouvements et de sons qu’est la vie. Les danseurs, presque toujours en groupe, ne s’arrêtent jamais: leur corps est tour à tour intime et saccagé, chaotique et sautillant. Il arrive qu’un individu ou qu’un couple se détache de cette meute tumultueuse pour occuper un espace vide avec de prodigieux portés qui trahissent la superbe compréhension du poids des corps par la chorégraphe. Et pourtant, ça n’accroche pas. Khaos peine, en 10 minutes, à se condenser, à s’atomiser, et surtout à hypnotiser son public: ce n’est pas une pièce qui se prête au jeu de ce spectacle-anniversaire, à cause de la complexité de son fond, et du manque de temps pour le faire revenir à la surface.

«J’aime des spectacles qui soient non pas des «oeuvres‑d’art», mais des fêtes, des événements, des explosions, oui, fête, le mot est juste» écrit Maurice Béjart dans ses Lettres à un jeune danseur. C’est dans cette catégorie que nous rangerons les deux extraits suivants: le premier est Harry, des Ballets jazz de Montréal, qui dépeint le personnage éponyme dans toutes sortes de situations aussi bien frivoles (une hilarante scène de séduction) que métaphysiques. Le second extrait, c’est Danz, des Grand Ballets, lui-même composé de cinq extraits du répertoire de la compagnie. Ces deux pièces, par leur éclectisme tant musical que gestuel et la virtuosité des interprètes (on remarquera, entre autres, le caméléon Jean-Baptiste Couture, des Grands Ballets) se distancient du paysage grisonnant de la danse contemporaine conceptuelle. Elles réussissent ce pari en alliant culture populaire et maîtrise parfaite du corps, trame narrative simpliste et grandeur de l’ensemble.

Le quatrième extrait est celui du Rubberbandance group, Quotient empirique. La dimension poétique de l’œuvre est bien présente, notamment grâce à son dépouillement et son traitement du vide: pas de décor, peu de lumières, peu de danseurs. Victor Quijada, le chorégraphe de la compagnie, vise à explorer les relations qui existent entre temps et identité grâce à l’utilisation d’un mouvement organique issu d’une juxtaposition de la danse classique et de la culture hip-hop; croisement nécessaire à la survie de la danse puisqu’il permet sa réactualisation perpétuelle. Malheureusement, ce métissage, dans le cas de Quotient empirique, demeure trop imparfait, trop fragmenté, plus vinaigrette que mayonnaise.

Vient enfin Marie Chouinard, avec son extrait du Sacre du Printemps. La chorégraphe fête donc deux anniversaires: les 50 ans de la Place des Arts, bien sûr, mais aussi le centenaire de la création du premier Sacre, celui de Nijinski. La pièce s’ouvre sur une figure mi-humaine mi-animale simplement éclairée par la douche d’un spot lumineux. Résonnent alors les premières notes du basson ancré dans la mémoire collective des spectateurs. Il est difficile de décrire ce qui se passe ensuite. Les figures des hommes-bêtes se succèdent, toujours seules, toujours éclairées par un simple projecteur. Le muscle se tend, la pupille se crispe. Les corps, eux, sont tour-à-tour grossiers par leurs pieds en-dedans, majestueux par leur musculature, dérangeants par leurs grimaces. Deux choses viennent alors à l’esprit. La première est une phrase de Nietzsche: «Je ne croirais qu’en un dieu qui saurait danser». La seconde est une sensation sublime; car si le Sacre du printemps est un rite païen, le long silence qui précéda les applaudissements, lui, avait un goût de sacré.

- Thomas Birzan

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