Mario Michas - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/michasmario/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 14 Sep 2022 04:26:34 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.2 Devenons-nous comme les États-Unis? https://www.delitfrancais.com/2022/09/14/devenons-nous-comme-les-etats-unis/ Wed, 14 Sep 2022 11:15:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48749 Quand la justice politisée brouille le fonctionnement démocratique.

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La perception que le public a des juges et du système de justice est importante. Il faut que le public ait confiance dans la magistrature et il faut que cette dernière soit digne de cette confiance. Dernièrement, on assiste à un phénomène troublant: les attaques contre les juges. On attaque les juges comme étant des agents politiques, voire des tyrans. L’hiver dernier, nous étions spectateurs des manifestations à Ottawa qui remettaient en question l’indépendance judiciaire. Maintenant, ce type de comportement nous infecte au Québec. Il existe certains sujets dont on ne cesse de discuter. Au Québec, on entend souvent parler de la loi 96. La «Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français» a reçu la sanction royale le 1er juin 2022. Or, cette loi a suscité beaucoup de commentaires. Les journaux sont remplis d’articles qui la défendent ou la critiquent. Cette loi a frustré beaucoup de groupes au Québec, au point où elle a été contestée par des groupes qui craignent qu’elle viole leurs droits linguistiques. Comme la loi touche quasiment tous les aspects de la société, les contestations judiciaires ne sont guère surprenantes.

La loi 96 et les contestations

La loi n’est en vigueur que depuis juin et la Cour supérieure a déjà donné jugement dans un litige qui opposait des avocats au gouvernement québécois. Les avocats s’opposaient à l’obligation de joindre une traduction officielle française à tout acte de procédure rédigé dans une autre langue. Il s’agit de l’affaire Mitchell et al. c. Procureur général du Québec. Un résumé des faits s’impose. Un groupe d’avocats a initié une demande auprès de la Cour afin d’invalider deux dispositions de la loi 96. Les deux dispositions en question modifient la Charte de la langue française, soit la loi 101, et imposent une obligation de faire traduire officiellement les actes de procédure en français. Le défaut de ne pas obtenir une traduction entraîne l’impossibilité de déposer ces actes de procédure au tribunal. En d’autres termes, sans traduction officielle en français par un traducteur agréé, un acte de procédure est inutile et inutilisable.

« Les juges savent que leurs décisions vont être critiquées par le public. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les tribunaux publient leurs décisions et essaient de les rendre plus accessibles »

Les demandeurs ont plaidé que l’obligation de traduire les actes de procédure est un déni de justice puisque les personnes allophones et anglophones doivent assumer des frais additionnels afin d’avoir accès aux tribunaux. En effet, les frais de traduction s’ajoutent à une justice qui est déjà trop chère. De surcroît, les demandeurs ont stipulé que certaines contestations judiciaires sont urgentes et doivent être terminées le plus rapidement possible, alors que l’obligation d’obtenir une traduction ralentit la résolution de litiges.

La décision

Madame la juge Chantal Corriveau a donné jugement dans l’affaire et a accordé une suspension temporaire des dispositions contestées de la loi. Ainsi, ces articles ne s’appliqueront pas aux demandeurs dans l’affaire Mitchell durant les procédures devant la Cour, jusqu’au moment d’une décision.

La décision de la juge Corriveau n’a pas tardé à faire réagir les juristes et les commentateurs. Les réactions sont, comme toujours, mitigées. Les juges savent que leurs décisions vont être critiquées par le public. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les tribunaux publient leurs décisions et essaient de les rendre plus accessibles. La transparence de la magistrature est une condition sine qua non d’une démocratie saine. Pour paraphraser le juge en chef Richard Wagner, il faut que le public ait confiance dans le système judiciaire et dans la magistrature, et c’est pour cette raison que les tribunaux deviennent de plus en plus transparents.

Vers une politisation de la magistrature?

Les juges prennent le temps de développer leur pensée dans une décision: ils font de la recherche approfondie et ils citent leurs sources. Il est tout à fait légitime de critiquer les motifs d’un jugement, son raisonnement, sa conclusion ou les sources citées. Par contre, les attaques personnelles contre les juges et les efforts de les politiser ne devraient pas avoir leur place dans le débat public.

Un article du professeur d’histoire Frédéric Bastien publié dans le Journal de Montréal le 17 août dernier s’inscrit dans cet esprit d’attaquer les juges personnellement et de les discréditer parce qu’ils ont été nommés par un gouvernement dont on ne partage pas les valeurs. Frédéric Bastien souligne que la juge Corriveau a été en faveur du camp du «non» lors du référendum de 1995 et prétend que ceci a influencé la décision de la juge. Toutefois, les commentaires du professeur d’histoire ne s’arrêtent pas là.

Frédéric Bastien accuse la juge Corriveau d’être «intrinsèquement biaisée». On peut toutefois se poser la question de savoir s’il n’est pas lui-même, pour employer ses propres mots, «intrinsèquement biaisé» dans son analyse. Frédéric Bastien refuse d’étudier les motifs de la décision de la juge Corriveau et substitue plutôt à cette analyse une attaque personnelle. Une attaque personnelle est peut-être plus facile et plus efficace politiquement, mais c’est l’argumentaire contenu dans la décision qu’il faut étudier.

De telles attaques partisanes et tendancieuses rappellent le climat politique des États-Unis où les juges sont placés dans les rangs républicain ou démocrate. Au Québec, il peut y avoir une juge nommée à un tribunal de première instance par un gouvernement libéral, tout en étant nommée à la Cour d’appel par un gouvernement conservateur. On voit rarement, sinon jamais ce phénomène aux États-Unis. D’ailleurs, il convient de rappeler que les Américains élisent un bon nombre de leurs juges. Au Canada, il y a eu des efforts pour enlever la politique du processus de nomination à la magistrature. Il existe divers comités composés d’anciens juges, d’avocats et de professeurs de droit ainsi que de non-juristes qui sélectionnent des candidats proposant une liste au premier ministre. De plus, les individus qui postulent doivent soumettre de nombreux documents: des lettres de référence, des CV, des lettres de motivation et des réponses à des questionnaires. Les mérites de chaque candidature sont débattus longuement par les membres des comités. Qui plus est, les réponses aux questionnaires sont rendues publiques. Le processus de sélection est donc devenu plus holistique et juste. Auparavant le processus était complètement politique: on devenait juge, dans bien des cas, si on avait des connections politiques. Le processus moderne de nomination est inversé: ce ne sont plus les politiciens qui cherchent les candidats pour être juges, ce sont les individus qui postulent, et par après, les comités de sélection sur lesquels siègent une diversité de gens qui déterminent la personne retenue.

« Ce n’est pas un crime d’avoir déjà partagé des convictions politiques. Ce n’est même pas répréhensible »

Les commentaires de Frédéric Bastien peuvent avoir des effets néfastes sur le travail de la magistrature. De tels commentaires essaient de présenter la magistrature comme étant un organe politique où chaque juge décide en fonction de ses convictions politiques. Frédéric Bastien essaie aussi d’opposer les juges au public, de les présenter comme des agents politiques qui luttent contre les désirs du peuple. Il convient de rappeler comment le juge en chef manitobain Glenn Joyal a été suivi jusqu’à son domicile l’année dernière par un détective privé engagé par un groupe insatisfait d’une décision qu’il a prononcée sur les mesures sanitaires. Ses renseignements personnels ont également été divulgués. Ce type de comportement a commencé par des commentaires similaires à ceux de Bastien.

Les juges sont des personnes comme nous tous. Ils étaient impliqués dans des activités, des organismes et des causes avant d’accéder à la magistrature. Ce n’est pas un crime d’avoir déjà partagé des convictions politiques. Ce n’est même pas répréhensible. Les facultés de droit sont pleines d’étudiants qui militent en faveur de certaines causes, notamment la sauvegarde de l’environnement. Pourtant, on ne devrait pas fermer la porte de la magistrature à ces gens-là. Il est noble de se voir représenté dans la magistrature. Nos tribunaux ont besoin de juges ayant des vécus différents. Il serait paresseux, par exemple, de discréditer une juge qui a milité pour la sauvegarde de l’environnement dans le passé. Il faudrait plutôt se pencher sur l’argumentaire de sa décision. Si on ne se fie qu’au parcours des juges pour tirer des conclusions sur leurs motifs, quel est le but de rendre publiques les décisions judiciaires?

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À la défense de la transsystémie https://www.delitfrancais.com/2021/11/16/a-la-defense-de-la-transsystemie/ Tue, 16 Nov 2021 20:06:14 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45501 L’enseignement du droit civil à McGill, plus en santé que l’on pense.

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La Faculté de droit de l’Université McGill enseigne les deux traditions juridiques canadiennes : la common law et le droit civil. Heureusement, l’enseignement des traditions juridiques autochtones occupe aussi une place de plus en plus importante au sein du programme. McGill est ainsi la seule université canadienne qui offre une formation où les étudiant·e·s peuvent explorer les différentes traditions juridiques du pays de manière transsystémique.

Dernièrement, un débat sur l’enseignement du droit civil s’est ouvert au sein de la Faculté. Plusieurs étudiant·e·s croient que la tradition civiliste et, par conséquent, le droit privé, ne sont pas enseignés autant, ni au même niveau de qualité que la common law. Les arguments utilisés pour appuyer cette position incluent, entre autres, le manque de professeur·e·s ayant une formation civiliste ou une expertise en droit civil et le nombre insuffisant de cours de droit civil avancé.

Avant de décortiquer les arguments utilisés, il faut établir la définition du terme civiliste. Selon le Juridictionnaire du département des travaux publics et services gouvernementaux du Canada, un·e civiliste est un·e juriste ayant une formation civiliste, qui pratique ou qui produit de la recherche en droit privé pendant un certain nombre d’années. Au Québec, un·e civiliste consacre son temps à l’étude du droit privé, c’est-à-dire le droit régissant les relations et les obligations entre personnes, qu’elles soient physiques ou morales, et entre les personnes et les biens. Par contraste, l’étude du droit public, le droit qui régit les relations entre l’État et les individus, même au Québec, provient de la tradition britannique qui est ancrée dans la common law. Toutefois, certains domaines du droit public au Québec, tel le droit administratif, sont influencés par le droit public de la tradition civiliste européenne continentale.

D’après cette définition, la Faculté de droit compte plusieurs civilistes parmi ses rangs, dont la professeure Yaëll Emerich, produisant de la recherche en droit des biens, le professeur Helge Dedek, expert en droit des obligations contractuelles et en droit romain, qui est l’origine même du droit civil. On trouve également la professeure Lara Khoury, une chercheuse de grand renom en droit de la santé, la professeure Adelle Blackett, qui se spécialise en droit de l’emploi et du travail et le doyen Robert Leckey, spécialiste du droit de la famille. D’ailleurs, ces trois dernier·ère·s ont reçu la distinction advocatus emeritus (avocat·e émérite) pour leurs contributions au monde juridique québécois. De plus, à l’heure actuelle, quatre cours de droit civil avancé sont offerts alors que trois cours avancés de common law le sont.

De surcroît, plusieurs autres cours complémentaires sont enseignés par des avocat·e·s pratiquant au Québec en droit privé et par des civilistes expérimenté·e·s. Le cours de droit de la famille enseigné par Me Michaël Lessard, qui a une formation civiliste et qui a été avocat-recherchiste à la Cour d’appel du Québec, peut être cité comme exemple. Le cours de droit commercial vient également à l’esprit ; celui-ci est enseigné par le juge Jeffrey Edwards de la Cour supérieure du Québec. Il faut aussi mentionner le cours d’administration du bien d’autrui et fiducie, offert par la Dre Anne-Sophie Hulin, une chercheuse civiliste qui a d’ailleurs été chargée de cours à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, ainsi qu’à celle de l’Université de Sherbrooke.

«À l’heure actuelle, quatre cours de droit civil avancé sont offerts alors que trois cours avancés de common law le sont»

Lors de la première année d’études à la Faculté, il faut noter que dans les cours d’obligations contractuelles et extracontractuelles, la plupart des professeur·e·s ont une formation civiliste, et plusieurs ont fréquenté de grandes universités civilistes telle Panthéon-Assas, à Paris – c’est le cas du professeur Farahat. De plus, le nombre d’arrêts à lire en droit civil québécois et en droit civil en général est presque égal au nombre d’arrêts à lire en common law. Quand cela n’est pas le cas, c’est dû au fait que, dans une tradition civiliste pure, les arrêts ne représentent habituellement pas la plus grande partie des lectures. En ce qui concerne le temps d’enseignement du droit civil en classe, les professeur·e·s, tel le Professeur Janda, comparent le Code civil du Québec à l’ancien Code civil du Bas-Canada, ainsi qu’aux Codes allemand et français. Il·elle·s procèdent également à une révision de la doctrine et des arrêts assignés ; ces textes consistent par exemple d’articles académiques de juristes québécois·es ou d’approches comparatives entre plusieurs pays civilistes, comme c’est le cas dans le cours du professeur Gélinas, anciennement professeur à Panthéon-Assas qui détient lui aussi la distinction d’avocat émérite. 

La transsystémie à McGill permet aux étudiant·e·s d’apprendre de professeur·e·s ayant une expérience multidisciplinaire, contribuant à la formation de juristes polyvalent·e·s qui ont une connaissance plus complète du contexte juridique canadien et, par conséquent, de chacune de ses traditions juridiques. Autrement dit, la transsystémie entraîne un enrichissement de l’éducation juridique à la Faculté et non le contraire. Il est possible pour un·e professeur·e d’être un·e spécialiste dans plusieurs domaines, tels le droit des contrats et l’arbitrage. Le fait que le grand civiliste québécois, le juge Pierre-Basile Mignault, était lui-même un expert dans plusieurs domaines comme le droit parlementaire et la déontologie n’a pas diminué son expertise en droit civil. En d’autres mots, l’approche interdisciplinaire des professeur·e·s n’enlève rien à leur expertise en droit civil, au contraire : elle l’enrichit.

Également, les faits indiquent que la Faculté semble enseigner le droit civil avec compétence ; les nombreux prix obtenus par les étudiant·e·s mcgillois·es lors des concours de plaidoirie de droit civil et de langue française Pierre-Basile-Mignault le démontrent. Si on se fie aux résultats de l’examen du Barreau du Québec de l’édition 2019–2020, le taux de réussite des étudiant·e·s mcgillois·es (sans cours préparatoires) était de 82,35%, l’emportant sur l’Université d’Ottawa et sur l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est aussi utile d’indiquer que l’étudiant ayant obtenu la note la plus élevée à l’École du Barreau en 2021 est un diplômé de la Faculté de droit de McGill.

«La transsystémie à McGill permet aux étudiant·e·s d’apprendre de professeur·e·s ayant une expérience multidisciplinaire, contribuant à la formation de juristes polyvalent·e·s qui ont une connaissance plus complète du contexte juridique canadien»

Sur le marché du travail, les étudiant·e·s en droit de McGill obtiennent régulièrement des placements contingentés lors de la course aux stages, ainsi que des postes comme auxiliaires juridiques dans les tribunaux québécois et canadiens. Tous ces accomplissements démontrent que les étudiant·e·s en droit de McGill reçoivent une formation en droit civil plus qu’adéquate.

Malgré la présence de plusieurs civilistes et d’un grand nombre de professeur·e·s qui détiennent un diplôme en droit civil dans le corps professoral, l’embauche d’autres civilistes permettrait d’enrichir davantage le bon équilibre qui est déjà présent dans le cursus entre le droit civil, la common law et les traditions juridiques autochtones. Le recrutement des professeur·e·s civilistes Hinarejos et Zumbansen démontre que la Faculté souhaite maintenir et promouvoir la place du droit civil au sein de l’Université McGill. Évidemment, pour assurer la santé de la transsystémie, il ne faut pas trop se concentrer sur une tradition aux dépens des autres.

Cependant, étant donné l’histoire interdépendante du droit civil et de la langue française au Québec, il serait bénéfique d’avoir plus de cours de cette tradition juridique enseignés en français, surtout dans les cours avancés. Considérant les contributions importantes de la Faculté de droit au droit civil en français au Québec, notamment avec L’abnégation en droit civil et Les apparences en droit civil, deux ouvrages collectifs codirigés par le doyen Leckey et la Dre Hulin qui ont été publiés aux Éditions Yvon Blais, le droit civil continuera de prendre son essor.

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L’inefficacité de la Doctrine Duff https://www.delitfrancais.com/2021/08/30/linefficacite-de-la-doctrine-duff/ Mon, 30 Aug 2021 23:21:08 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=44172 Une justification pour l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés.

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La Charte canadienne des droits et libertés de 1982 a enchâssé dans la Constitution canadienne plusieurs droits et libertés auparavant mal protégés. L’article 24 de la Charte garantit à toute personne le droit d’avoir recours à la justice pour obtenir réparation si elle croit que ses droits ont été violés par l’État. Conséquemment, toute loi ou action gouvernementale qui violerait les droits et libertés garantis par ladite Charte, sans justification valable, pourrait être invalidée par un tribunal. Toutefois, il n’en a pas toujours été ainsi et les tribunaux ont dû, par le passé, développer divers moyens de protéger les droits et libertés des Canadien·ne·s, en l’absence d’un texte constitutionnel à caractère impératif comme la Charte.

Quels moyens à la disposition des tribunaux pour invalider des lois avant 1982?

Avant l’adoption de la Charte, les tribunaux étaient beaucoup plus restreints dans leur capacité à protéger les Canadien·ne·s contre des actions arbitraires de l’État. La plupart du temps, un tribunal pouvait invalider une loi seulement si celle-ci touchait une matière se trouvant hors du champ de compétences du palier de gouvernement l’ayant adopté.

Les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 prévoient en effet la séparation des compétences législatives entre les gouvernements fédéral et provinciaux. C’est le propre du fédéralisme. Par exemple, si un gouvernement provincial promulgue une loi qui touche au fonctionnement de la défense nationale, qui relève de la compétence fédérale, un tribunal, peu importe sa juridiction, pourrait déclarer cette loi inconstitutionnelle puisqu’ultra vires, c’est à dire hors de la compétence provinciale.

Les tribunaux pouvaient aussi avoir recours au préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 afin d’invalider une loi. Celui-ci proclame que la Constitution canadienne repose « sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni ». Ainsi, les juges pouvaient avoir recours à la Constitution britannique, formée de nombreuses traditions et coutumes protégeant certains droits et libertés de la personne, afin d’annuler une loi portant atteinte à ceux-ci. L’utilisation du préambule dépendait d’une interprétation libérale et générale de la Constitution britannique, c’est à dire qu’elle ne puisait bien souvent pas son raisonnement dans une règle précise, mais bien dans les grands principes sous-jacents aux divers textes et coutumes de la Constitution britanniques ; cette interprétation était à son tour rendue possible par un large pouvoir discrétionnaire des juges, aux dépens de la stabilité et la prévisibilité du droit. Toutefois, malgré l’absence d’une Charte des droits et libertés, les tribunaux canadiens avaient donc la possibilité d’appliquer le préambule de la Constitution et les éléments du droit anglais pour invalider les lois au penchant arbitraire, voire autoritaire.

Pourquoi donc l’ajout d’une Charte était-il nécessaire si les tribunaux possédaient déjà les outils permettant d’invalider les lois inconstitutionnelles? La réponse se trouve dans l’analyse d’une décision historique de la Cour suprême du Canada: le Renvoi relatif aux statuts de l’Alberta.

Le Renvoi relatif aux statuts de l’Alberta

En 1937, le gouvernement provincial de l’Alberta ratifia une série de lois parmi lesquelles se trouvait la Loi sur les nouvelles et les informations précises, mieux connue sous le nom de Loi sur la presse albertaine. La troisième section de cette loi avait pour but de contraindre tout journal à publier les déclarations du gouvernement lorsque ce dernier répondait aux critiques formulées à son égard dans les médias. De plus, le gouvernement se donnait le droit de forcer les propriétaires d’un journal à divulguer les noms ainsi que les adresses des auteur·rice·s, des éditeur·rice·s et des informateur·rice·s qui avaient contribué auxdites critiques. La Loi sur la presse albertaine niait également à toute personne ciblée dans une réponse gouvernementale le droit de poursuivre l’État pour diffamation.

En ce qui concerne les sanctions relatives au non-respect de ces injonctions, ladite Loi conférait au gouvernement provincial de l’Alberta l’autorité de fermer jusqu’à nouvel ordre un journal dissident. Il est évident que le gouvernement voulait noyer toute opposition en réduisant le plus possible la critique médiatique et en mettant de l’avant ses réponses idéologiques dans les journaux. Une loi comme celle-ci était, sinon dictatoriale, du moins gravement dangereuse pour la liberté d’expression.

Face à cette dérive provinciale, le gouvernement fédéral demanda à la Cour suprême d’évaluer la constitutionnalité de la loi albertaine. Dans une décision unanime, le banc des juges déclara la loi inconstitutionnelle pour deux raisons principales. La première était qu’une législature provinciale ne pouvait pas limiter la liberté d’expression publique dans les journaux. Ayant prévu cette objection, le gouvernement albertain avait avancé, afin que sa Loi sur la presse puisse échapper à cette règle énoncée par la Cour suprême, que la réglementation des journaux était un domaine «purement local», et donc de juridiction provinciale, tel qu’édicté à l’article 92(16) de la Loi constitutionnelle de 1867. En réponse à cet argument, le juge Cannon, dans ses motifs, écrivit: « La démocratie ne peut pas être maintenue sans son fondement: la libre opinion publique et la libre discussion à travers toute la nation de toutes les questions concernant l’État. » [traduction libre]. C’est donc dire qu’au sein du fédéralisme, le débat et l’expression ne sont pas des matières purement locales: elles ne peuvent être libres dans certaines provinces et restreintes dans les autres. La démocratie parlementaire canadienne ne peut être en santé que si ses fondements, telles les libertés d’expression et de débat, sont préservés uniformément «d’un océan à l’autre».

«C’est donc dire qu’au sein du fédéralisme, le débat et l’expression ne sont pas des matières purement locales: elles ne peuvent être libres dans certaines provinces et restreintes dans les autres»

La définition et l’application de la Doctrine Duff

La loi fut également invalidée sur la base du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Le juge en chef Duff écrivit que le droit anglais, reconnu comme modèle dans la Constitution canadienne, protégeait déjà la liberté d’expression avant la naissance de la Confédération. L’article 129 de la Constitution prévoit effectivement que la Confédération n’eut pas pour effet de rendre désuètes les lois qui étaient en vigueur avant son avènement, à l’exception de celles contraires à la Constitution. L’idée d’utiliser les éléments du droit anglais pour protéger la liberté d’expression au Canada, nommée la Doctrine Duff en l’honneur du juge en chef auquel elle est attribuée, perdura dans la jurisprudence canadienne. Elle consacra, sans grande surprise, la liberté d’expression comme étant indispensable au bon fonctionnement des institutions démocratiques du Canada. Elle donna aux juges les outils nécessaires pour invalider des lois qui menaçaient ce fondement démocratique.

Les limites de la Doctrine Duff

Malgré son effort pour préserver les droits et libertés au Canada, le juge en chef Duff reconnut tout de même que le gouvernement fédéral avait le pouvoir de sanctionner des lois portant atteinte aux droits et libertés des Canadien·ne·s. Par exemple, si la Loi sur la presse albertaine avait été adoptée par le Parlement fédéral, le tribunal aurait été dans une quasi-impossibilité d’agir. Le juge en chef Duff, se basant sur des arrêts antérieurs, écrivit en effet que seul le Parlement fédéral avait l’autorité de légiférer en matière de liberté d’expression publique. Soulignons également que, comme le remarqua le juge Cannon, l’argument de l’unité canadienne tombe lorsqu’une loi est adoptée par le gouvernement fédéral. En effet, alors qu’il est possible d’affirmer que la limitation de la liberté d’expression dans une province aurait pour conséquence une hétérogénéité des droits au sein du Canada, on ne peut avoir recours à cet argument dès lors qu’il s’agit d’une loi fédérale et donc pancanadienne. La Doctrine Duff était donc insuffisante pour que les juges sanctionnent les actions injustes du gouvernement fédéral relatives à la liberté d’expression. Afin de limiter le pouvoir de ce dernier de porter atteinte aux droits et libertés des Canadien·ne·s et permettre au public d’avoir recours à la justice si ses droits et libertés étaient violés, la Charte canadienne des droits et libertés fut adoptée plus de quarante ans plus tard. Il est également à noter que la Doctrine Duff fut victime d’interprétations ambiguës à travers les années et nombre de juges la critiquèrent, certains arguant que ses fondements juridiques étaient faibles. Ces critiques sont autant d’exemples qui démontraient le besoin d’un meilleur système de protection des droits et libertés au Canada.

«Par exemple, si la Loi sur la presse albertaine avait été adoptée par le Parlement fédéral, le tribunal aurait été dans une quasi-impossibilité d’agir»

De l’importance de la Charte

La Charte est essentielle afin de permettre aux justiciables canadien·ne·s d’empêcher un gouvernement, qu’il soit provincial ou fédéral, de restreindre leurs droits et libertés constitutionnels sans justification. En son absence, la Doctrine Duff revêtit une importance considérable en droit canadien. Elle permit notamment aux juges de la Cour suprême d’intervenir dans les affaires Switzman c. Elbling et Saumur c. La ville de Québec, dans le cadre desquelles le gouvernement québécois avait attaqué la liberté d’expression. Malgré l’importance de la Doctrine Duff, elle protégeait uniquement la liberté d’expression en tant qu’outil permettant l’épanouissement de la démocratie, entraînant donc une protection pour le moins imprécise et imprévisible. Ensuite, l’efficacité de la Doctrine Duff était conditionnelle à l’application du préambule de la Constitution aux faits de l’affaire, ce qui n’était pas toujours possible. Évidemment, pour assurer une protection plus complète aux droits et libertés des Canadien·ne·s, la Charte était nécessaire: une Charte qui, afin d’éviter d’être tributaire d’interprétations trop larges et imprécises, donne des directives claires aux tribunaux pour qu’ils mettent fin au non-respect des droits fondamentaux qui ne se justifie pas dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Lecture complémentaire:

Campagnolo, Y., Dodek, A. (2018). La Constitution canadienne. Presse Dundurn.

Kaplan. W. (2009). Franc-tireur canadien: La vie et les temps de Ivan. C. Rand. Presse
universitaire de Toronto.

Malcomson, P., Myers, R., Baier, G., Bateman. M. J. T. (2016). Le régime canadien: 6ième
édition. Presse universitaire de Toronto.

Renvoi relatif aux statuts de l’Alberta- L’Acte de taxation bancaire; l’Acte de Régulation du
Crédit de l’Alberta; Acte des nouvelles et les informations précises. SCR 100. 4
mars. 1938. Récupéré de https://decisions.scc-csc.ca/scc-csc/scc-csc/en/item/2777/
index.do.

Scott. R. F. (1977). Essais sur la Constitution. Presse universitaire de Toronto.

Scott. R. F. (1959). Libertés civiles et le fédéralisme canadien. Presse universitaire de Toronto.

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