Marianne Ducharme - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/marianne-ducharme/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 24 Nov 2021 15:27:27 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.2 Entre innovation et tradition https://www.delitfrancais.com/2021/11/23/entre-innovation-et-tradition/ Wed, 24 Nov 2021 01:44:38 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45648 Patrice Michaud en concert au MTelus.

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En grande forme pour son public rassemblé au MTelus – où il n’avait jamais joué –, Patrice Michaud aura livré avec vigueur et aplomb son plus récent de quatre albums, Grand voyage désorganisé. Alors que, plus tôt ce 16 novembre, tombaient sur Montréal quelques éphémères flocons, l’auteur-compositeur-interprète a su réchauffer son assemblée, qui, en retour, l’a accueilli avec toute l’énergie que requéraient de telles retrouvailles.

De l’innovation

Qui suit l’artiste originaire de Cap-Chat en Gaspésie depuis ses débuts a pu être déstabilisé·e par l’album sorti en septembre. Ce dernier opus se démarque par son tournant pop assumé, que laissaient présager certains titres d’Almanach, le précédent. Quelques écoutes de l’ensemble suffisent à l’acclimatation. On est « ici » pour assister à la maturité et l’inventivité d’un musicien qui sait proposer des airs rassembleurs et entraînants (« La grande évasion », « Vous êtes ici ») aussi bien que profonds et mélancoliques (« La guerre de toi n’aura pas lieu », « Ok maman »).

«On est “ici” pour assister à la maturité et à l’inventivité d’un musicien qui sait proposer des airs rassembleurs et entraînants»

Les chansons fort dynamiques de l’album en tournée se prêtent on ne peut mieux à la performance : lancé par « Origami », sortie en single quelques mois avant le reste du Grand voyage, le spectacle a rapidement trouvé son erre d’aller. C’est une prestation solide dans les tons, dans les rythmes et dans les enchaînements que Michaud, dont le timbre à la fois clair et bas est une force en soi, a proposé. On pourrait parler de sobriété plus que d’extravagance du côté visuel ; les effets sont limités, mais suffisants. Ce qui ressort de cette odyssée est bien loin de la maladresse ou de l’errance d’un certain Ulysse ; on a pu voir un artiste en contrôle jusque dans ses  trous de mémoire, qui met tout sur la table et rayonne dans son authenticité.

De la tradition

Accompagné de Marie-Pierre Bellefeuille au clavier, Patrice Michaud a offert une version épurée et tout en douceur de la très belle et maintenant incontournable « Saison des pluies ». Cette grande chanson tragique a ainsi clos la première partie du spectacle, où, comme de raison, dominaient « La grande évasion », « Golden Record », « Un cœur de baleine bleue », auxquelles se sont glissées, du troisième album, « Apocalypse Wow » et « Julie revient. Julie s’en va ». La seconde moitié a vu s’aviver quelques braises du Feu de chaque jour : « Je cours après Marie » et « Jusqu’à ce que je tombe ». L’insistance des basses et des percussions a pu donner à ces titres maintenant vieux de sept ans une nouvelle jeunesse. « Kamikaze » et « Mécanique générale » ont également trouvé leur place, au grand bonheur du public ravi, déchaîné, présent.

Fidèle à ses habitudes, cet ancien étudiant en littérature n’a pas manqué d’ajouter à l’ensemble une solide narration. Car Michaud, qui a fait paraître en avril un album jeunesse, La soupe aux allumettes, est un raconteur né, qui tisse son spectacle autour de ses souvenirs. Au total, 20 chansons ont constitué le répertoire de la soirée, dont deux d’entre elles issues de la « cassette de 1994 du patinage libre de Cap-Chat ». Interprétées avec brio, « Living on My Own » de Freddy Mercury et « Simply the Best » de Tina Turner, celle-ci à la toute fin du rappel, ont certainement apporté un brin de folie au spectacle.

Non pas à la jonction de l’innovation et la tradition, Patrice Michaud aura plutôt tour à tour occupé les deux espaces. L’artiste de Cap-Chat maintenant auteur-compositeur-interprète de quatre albums nous a convaincu·e·s qu’il sait voyager de l’une à l’autre, sans oublier d’emmener son public avec lui.

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L’insistance du secret https://www.delitfrancais.com/2021/10/19/linsistance-du-secret/ Tue, 19 Oct 2021 15:24:49 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=44992 Le mystère dans Trop de bonheur.

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Dans leur ouvrage philosophique Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari décrivent le genre de la nouvelle comme « fondamentalement en rapport avec le secret (non pas avec une matière ou un objet du secret qui serait à découvrir, mais avec la forme du secret qui reste impénétrable) ». Alice Munro, autrice canadienne anglaise nobélisée en 2013, ne pourrait mieux servir cette hypothèse. Son œuvre, entièrement constituée de recueils d’une quinzaine de nouvelles, multiplie les silences, les non-dits ; tout ce qui est énigmatique s’organise dans une sorte de soupçon foisonnant. Pas celui de l’ère, mais celui de l’être, qui phagocyte la matière et s’immisce dans la structure.

«Le dénouement attendu s’estompe derrière un nouvel ordre de réalité»

Trop de bonheur (trad. Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso), paru en 2009, nous offre de ceci un exemple des plus accomplis. On savait ne pas le vouloir d’occasion : Munro nous apprend que son abondance n’est certainement pas préférable. Chacune des dix nouvelles fait du mystère son nœud et son moteur. Sa face cachée, toujours immense, s’instaure d’entrée de jeu, avec aplomb : « Je suis convaincu que mon père ne m’a regardé, ne m’a dévisagé, ne m’a vu, qu’une seule fois. Après quoi, il a pu tenir pour acquis ce qu’il y avait là. » (« Visage »)

«En abyme, le mystère dans Trop de bonheur s’incarne dans tous les pores du texte»

On pourrait croire qu’à se multiplier ainsi, le secret perd de son insistance ; ce serait sous-estimer les fictions de Munro. Ses nouvelles, « Jeu d’enfant » en particulier, sont construites de telle sorte que lorsque survient la révélation, le dénouement attendu s’estompe derrière un nouvel ordre de réalité qui reconditionne l’intégralité du récit. Dès lors, un débalancement perdure, et le système textuel, non pas rééquilibré autour de la chute, inscrit dans le corps de l’enchaînement un malaise grandissant pour qui lit, exponentiel pour qui relit.

«Le texte sécrète tant d’ouvertures qu’on ne finit jamais de les élucider»

En abyme, le mystère dans Trop de bonheur s’incarne dans tous les pores du texte. Loin d’aspirer à cette « totalité secrète de la vie » que Georg Lukács rattache au genre romanesque dans l’ouvrage qu’il consacre à sa théorisation, Alice Munro, avec Trop de bonheur, nous offre le contraire de l’exhaustivité : le texte sécrète tant d’ouvertures qu’on ne finit jamais de les élucider.

Alice Munro, Trop de bonheur [Too Much Happiness], traduit de l’anglais par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Paris, Éditions de l’Olivier, 2013 [2009]

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