Jeanne Leblay - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/jeanneleblay/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Fri, 12 Feb 2021 19:51:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.2 Résister à l’embourgeoisement https://www.delitfrancais.com/2020/03/26/resister-a-lembourgeoisement/ Thu, 26 Mar 2020 21:02:10 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35932 Retour sur la conversation « Quartiers racialisés, puis embourgeoisés » de « L’université autrement ».

L’article Résister à l’embourgeoisement est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
« L’université autrement : dans les cafés » est une série de conférences prenant la forme de discussions. Ce projet de l’Université Concordia s’installe dans des espaces communautaires montréalais pour rendre plus facile l’accès à l’apprentissage continu. Cette problématique de l’accessibilité est justement au cœur des conversations proposées, en s’interrogeant sur les mécanismes de l’exclusion urbaine, politique et économique des communautés marginalisées et sur de potentielles solutions face à cette ségrégation.  

 

C’est sur le thème de l’exclusion urbaine à travers l’embourgeoisement de certains quartiers montréalais que la première conversation portait. L’embourgeoisement (ou gentrification, ndlr) décrit un processus de transformation du profil économique et social d’un quartier urbain ancien au profit d’une classe sociale supérieure. Ce processus comporte ainsi un avant et un après. 

 

Quartiers racialisés…

 

L’embourgeoisement affecte des quartiers auparavant relégués, qui accueillaient des populations précaires et exclues des services de transport public. L’une des participantes à la conversation mentionne l’exemple du quartier historique de la Petite-Bourgogne, situé dans l’arrondissement du Sud-Ouest de Montréal, au nord du canal de Lachine. À la fin du 19e siècle, le quartier avait une vocation principalement industrielle et accueillait une population noire anglophone de classe ouvrière. Il était donc touché par une exclusion économique, puisque nombreux·ses de ses habitant·e·s étaient en situation de précarité ; par une exclusion linguistique, puisque à cette époque Montréal était essentiellement francophone ; et enfin par une exclusion raciale, puisque les populations immigrantes noires y étaient mises à l’écart. 

 

Dans les années 1960, la Ville de Montréal choisit de construire des logements sociaux dans la Petite-Bourgogne. Cependant, l’industrie proche du canal de Lachine est en perte de vitesse, conduisant à la fermeture de ce dernier en 1970. La ville a donc institutionnalisé l’implantation de populations précaires dans cet espace sans pour autant penser une politique de redynamisation économique. L’un des participants à la conversation conclut ainsi que ce qui devait être une politique de renouvellement urbain n’a fait que reproduire les anciens stigmates attachés au quartier, à savoir une double exclusion raciale et économique.

 

… puis embourgeoisés

 

Des programmes de rénovation urbaine ont parfois été entrepris par la Ville afin de restaurer l’habitat physique de ces quartiers délabrés et les services qui y sont offerts. Ce mécanisme contribue cependant à l’embourgeoisement des quartiers, puisque la destruction de logements populaires au profit d’un habitat plus haut de gamme augmente le prix du foncier. 

 

Les classes sociales inférieures sont alors chassées de leur chez-soi puisque, d’une part, le coût de leur logement devient trop élevé, et d’autre part, les commerces qui viennent s’installer ne correspondent pas au pouvoir d’achat local. Les populations précaires sont reléguées à des zones périurbains plus excentrés, ce qui renforce les obstacles à l’ascension sociale de ces populations. De nouveau, le quartier de la Petite-Bourgogne est cité par les participant·e·s à la conversation. En effet, la construction de condominiums (c’est-à-dire d’immeubles détenus en copropriété divisée) dans les années 2000 a eu pour effet d’exclure les populations précaires, touchant de manière disproportionnée les populations racisées. Tandis que la communauté noire constituait jusqu’alors la majorité de la population, elle ne représentait plus que 18% des habitant·e·s de la Petite-Bourgogne en 2018 selon une enquête statistique réalisée par la Coalition de la Petite-Bourgogne

 

L’Université McGill partage d’ailleurs la responsabilité de l’embourgeoisement de ce quartier, puisque le choix d’installer la résidence étudiante Solin Hall près du métro Lionel-Groulx a apporté une nouvelle population étudiante, plus jeune, souvent aisée ou en tous cas consommatrice de loisirs, surélevant ainsi le niveau de vie d’une partie de la Petite-Bourgogne. C’est le même phénomène qui est décrit au sein de Milton Parc, ancien quartier populaire, devenu un berceau de la contreculture puis ce quartier étudiant peu abordable que nous connaissons désormais sous le nom hasardeux de Ghetto McGill.

 

Certain·e·s participant·e·s à la conférence de « L’université autrement » proposent ainsi de réserver des espaces dans chaque quartier pour des logements sociaux, mais les réactions sont controversées. Si ces logements assurent une certaine sécurité aux populations les plus précaires, ils renforcent également le contrôle qu’a la municipalité sur les individus. C’est en effet la municipalité qui définit les critères d’éligibilité aux logements sociaux, qui encadre la procédure d’admission et qui évalue la demande. Or, dans un contexte de défiance envers des institutions systémiquement racistes, cette dépendance à la municipalité est rejetée. De même, plusieurs habitant·e·s de Montréal Nord témoignent de leur tiraillement personnel face aux travaux de rénovation : d’une part, il·elle·s sont heureux·ses de voir que leur quartier est économiquement redynamisé par les politiques de la Ville, et symboliquement revalorisé. Cependant, la transformation de ces quartiers n’est pas, la plupart du temps, faite au profit des habitant·e·s actuel·le·s, mais souhaite plutôt attirer une population plus aisée. Les habitant·e·s précaires connaissent donc une frustration économique à cause de l’arrivée de nouveaux commerces ciblant uniquement la classe moyenne, et non les ancien·ne·s habitant·e·s plus précaires.

 

Résistances urbaines

 

Plusieurs questions se posent alors : comment participer à la transformation de son propre quartier? Comment faire pour améliorer ce qui est existant et pour en faire profiter les personnes qui y résident? Des personnes dans l’audience insistent sur la nécessaire participation citoyenne à ces plans de redynamisation urbaine. Les habitant·e·s devraient être sondé·e·s par la municipalité, afin que celle-ci prenne en compte la réalité des personnes qui y vivent, « experts de leurs espaces ». Il s’agirait ainsi de combler les besoins de base des populations, en termes de logement, d’accès à la santé et à la nourriture. Par exemple, des contraintes pourraient être appliquées au marché immobilier, en imposant un loyer plafond. 

 

L’implication citoyenne est ainsi au cœur des projets d’urbanisme participatifs. Par exemple, juste au sud de la Petite Bourgogne, les habitant·e·s de Pointe-Saint-Charles s’organisent contre l’embourgeoisement grâce à leur Opération populaire d’aménagement (OPA). Ce groupe tente de s’approprier collectivement et citoyennement l’aménagement du quartier, afin de répondre aux besoins tant présents que futurs de sa population. Leur action est cependant limitée par les contraintes du terrain, puisque les besoins citoyens sont à concilier avec les enjeux capitalistes des promoteurs, et les enjeux électoraux de la municipalité. L’engagement politique traditionnel n’est donc pas toujours la manière la plus efficace pour faire entendre sa voix en tant que citoyen. 

 

Reste ainsi un engagement politique plus concret. La résistance urbaine consiste avant tout en l’occupation de l’espace menacé et en sa réappropriation pour valoriser les initiatives locales. Le lieu où se tient la conversation en est un exemple : la librairie Racines 2.0, fondée par Gabriella « Kinté » Garbeau, est devenue un incontournable de la rue de Charleroi.  Ouverte en 2017, elle propose une « littérature diverse, par et sur les communautés racisé·e·s », afin de « mettre de l’avant les histoires, les cultures et les conditions de vies des personnes racisé·e·s. ». Cette librairie incarne la résistance des populations locales face à l’embourgeoisement, en s’appropriant un lieu dont le public cible est précisément les habitant·e·s de ce quartier. Mais Gabriella « Kinté » explique que cette initiative n’a pas été de tout repos, puisqu’il a fallu faire face au manque de financement, et surtout au discrédit porté envers son projet. Si l’expérience a pu tout de même se poursuivre, c’est, selon la fondatrice, grâce au soutien de la communauté. Son nouveau projet est ainsi de documenter la créativité existant dans le quartier, afin de proposer des modèles auxquels les plus jeunes pourront s’identifier lorsqu’ils·elles souhaiteront proposer leur propre initiative. 

 

Finalement, l’enjeu premier reste celui de l’occupation de l’espace. C’est une lutte des habitant·e·s pour conserver la dignité de leur quartier, tout en se l’appropriant pour consolider un « chez-soi ». Ce cycle de discussions de « L’université autrement : dans les cafés » participe ainsi à cette résistance, en proposant des conversations sans hiérarchie dispositionnelle ni statutaire, centrée sur l’expérience vécue des habitants. Qu’attendez-vous pour y assister ?

 

L’article Résister à l’embourgeoisement est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Le Message d’Arthur Jafa https://www.delitfrancais.com/2020/02/25/le-message-darthur-jafa/ Tue, 25 Feb 2020 15:19:09 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35860 L’artiste est présenté au MAC dans le cadre du Mois de l’Histoire des Noir·e·s.

L’article Le Message d’Arthur Jafa est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
«This is a God dream, This is everything… ». Avant même d’entrer dans la salle de Love is the Message, the Message is Death (« L’amour est le message, le message est la mort »), je pouvais entendre la musique qui y était diffusée. C’était Ultralight Beam (« faisceau lumineux »), morceau du rappeur Kanye West qui transmet un message d’amour et de confiance grâce à la foi. Et pourtant, on rencontre tout le contraire en entrant dans la salle, à savoir la violence déchirante subie par les personnes noires aux États-Unis. Parce que le gospel enivrant de Kanye West contraste avec les images, tout de suite, l’auditoire retient son souffle.

Montrer pour sensibiliser

La projection vidéo proposée par Arthur Jafa agrège une succession d’images recueillies sur des plateformes de vidéos en ligne. Tantôt ces vidéos célèbrent les réussites de personnes noires et de la culture afro-américaine, tantôt elles dénoncent les bavures policières dont sont victimes les personnes racisées, les ségrégations sociales auxquelles elles doivent faire face et l’exclusion politique qu’elles subissent. Arthur Jafa souhaitait se servir de vidéos de témoins, trouvables en ligne et filmées au téléphone portable, avant qu’elles ne tombent dans l’oubli. Il voulait, surtout, que cette violence imprègne son art afin qu’elle soit enfin prise au sérieux dans le discours politique. 

Arthur Jafa montre l’abysse existant entre l’égalité formelle et l’égalité réelle. Bien qu’il soit né en 1960 dans un état ségrégationniste (le Mississippi), son enfance est marquée par les succès du mouvement des droits civiques. Cependant, ces réussites légales n’ont pas marqué la fin des  discriminations sociales, ce qui révèle un racisme systémique aux États-Unis. Sa vidéo The White Album (« L’album blanc ») interroge par exemple les rapports entre le racisme et la blanchité, c’est-à-dire l’hégémonie des personnes blanches dans les domaines politiques, sociaux et culturels. Jafa combat cette idéologie suprémaciste dans ses œuvres, en la documentant et en l’opposant à son antonyme, à la résilience afro-américaine.

Créer pour changer

En définitive, Arthur Jafa se veut à la fois « in and out », « dedans et dehors ». Dehors, pour prendre du recul par rapport à cette situation intolérable et en distinguer les ressorts. Dedans, pour pouvoir subvertir la situation de l’intérieur. En s’engageant, en déconstruisant, en informant, en répandant ses idéaux. Par son titre contradictoire, la projection révèle la tension qui lui est inhérente. L’artiste explique que « la musique affirme ce que les images se demandent ». Tandis que les images reflètent un monde perdu dans la brutalité, la musique a, quant à elle, trouvé un sens à travers l’amour et la foi.

C’est ce que résume Jafa en déclarant vouloir « amener le cinéma à répondre aux dimensions existentielle, politique et spirituelle de qui nous sommes comme peuple ». La création artistique est donc pour lui un outil de questionnements, mais également un espace fournissant des réponses, notamment aux discriminations raciales. Il souhaite « réaliser un cinéma noir qui ait la puissance, la beauté et le détachement de la musique noire ». En mettant la culture et l’histoire noire à l’honneur, le message d’Arthur Jafa subvertit la mort et exalte l’amour.

 

Love is the Message, the Message is Death est présenté au Musée d’Art Contemporain de Montréal jusqu’au 1er mars 2020.

L’article Le Message d’Arthur Jafa est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
L’humain et l’artiste https://www.delitfrancais.com/2020/02/11/lhumain-et-lartiste/ Tue, 11 Feb 2020 15:54:44 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35671 Remettre en question la visibilité des artistes ayant commis des agressions sexuelles.

L’article L’humain et l’artiste est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Récemment, les nominations aux prestigieux César du cinéma ont été dévoilées. Le film J’accuse de Roman Polanski y est cité douze fois : meilleur film, meilleur acteur, meilleur espoir masculin… et meilleur réalisateur. Cette nomination a provoqué de vives réactions dans la presse et de nombreux·ses journalistes ont dénoncé la mise en avant de Polanski. Ce dernier a en effet été condamné en 1977 par la justice états-unienne pour rapports sexuels illégaux avec une mineure, et, plus récemment, d’autres accusations de viol ont suivi. Cependant, aucune poursuite judiciaire n’a eu lieu puisque ces faits étaient prescrits, c’est-à-dire que le délai pour porter plainte était dépassé. Une question classique refait alors surface : dans le cas où un artiste a été poursuivi par la justice pour des affaires relatives à l’atteinte à l’intégrité physique et morale d’autrui (une agression sexuelle par exemple), peut-on continuer à le mettre en avant dans la sphère publique? En d’autres termes, peut-on séparer l’humain (la personne) de l’artiste (le créateur)?

Normes inconscientes

De mon point de vue, c’est une fiction que de vouloir séparer l’humain et l’artiste. La socialisation primaire (celle ayant lieu pendant l’enfance) inscrit dans l’individu des manières de voir et des façons d’agir qui deviennent inconscientes. Lorsque ces normes sont incorporées, elles poursuivent l’individu dans les différents environnements qu’il fréquente, que ce soit la sphère familiale, scolaire, professionnelle ou encore amicale. Ainsi, une personne ayant été socialisée dans un environnement hyper-virilisant et misogyne ne peut pas simplement entrer dans la sphère professionnelle et « perdre » ces valeurs. Sans vouloir déresponsabiliser l’individu ayant commis un abus sexuel, la société est donc également responsable.

Par ailleurs, le fait que de nombreuses agressions sexuelles se déroulent sur le lieu de travail des victimes renforce le fait que cette distinction entre le privé et le public est floue. Est-ce en tant que supérieur hiérarchique ou en tant que connaissance lambda que l’agresseur agit? L’entremêlement de l’humain et de son art nous empêche de les dissocier, l’humain et l’artiste sont donc liés, puisque porteurs des mêmes conditionnements sociaux.

Réparation et exposition

Outre la question de la séparation entre l’humain et l’artiste, lorsque la plainte est déposée et que la condamnation a lieu (ce qui reste rare), peut-on séparer le condamné de la personne ayant purgé sa peine? Le procédé judiciaire suppose en effet une punition, ou du moins une réparation du tort causé. Une fois la peine purgée, la personne a payé sa dette à la société, et peut alors entrer dans un processus de réintégration. Ne pas reconnaître cela et déclarer que l’artiste condamné sera toujours redevable, ce serait se positionner contre le système établi de justice. Cette position s’auto-contredirait en niant l’action du système judiciaire tout en réclamant sa saisie. Cependant, ce qui est souvent dénoncé n’est non pas la réinsertion du précédent condamné, mais plutôt son retour sur le devant de la scène.

Bien que cela ne soit pas interdit juridiquement, son fondement moral peut en effet être contesté. D’une part, du côté de la victime : après avoir subi un traumatisme aussi intense que celui inscrit dans le corps, comment continuer à vivre lorsque son agresseur est célébré et affiché dans l’espace public? D’autre part, pour la société dans son ensemble : mettre en avant ces artistes, n’est-ce pas mettre en avant une partie de leur histoire personnelle également? Notre société a‑t-elle besoin de ce type de modèle?

L’aura de l’artiste

Car c’est bien de cela dont il s’agit : lorsque l’artiste est populaire et propulsé par une industrie dynamique, il possède une aura et est présenté comme un modèle. Ce problème renvoie au fonctionnement de l’industrie du divertissement, qui est façonnée par le pouvoir de ces personnes et qui couvrira leurs actes aussi longtemps que cela sera bon pour les affaires. D’ailleurs, si les cérémonies des César et des Oscar sont diffusées à la télévision, c’est en partie car la personnalisation des artistes permet de créer une source d’idolâtrie. Cela favorise la rentabilité des futures productions dans lesquelles l’artiste apparait, puisque l’idolâtrie occasionne une attente chez le spectateur. En réponse, celui-ci fermera les yeux sur les actes commis pour protéger son idole.

De même, ce pouvoir qui découle des récompenses symboliques et matérielles de l’artiste peut, en amont, constituer le fondement de l’agression sexuelle, et, en aval, leur permettre de contourner les procédures de justice. Par exemple certains réalisateurs n’ont pas purgé de peine, car 1) ils se sont exilés (c’est le cas de Polanski, qui a fui les États-Unis pour se réfugier en France, d’où il ne peut pas être extradé) ; ou bien 2) ils trouvent un accord financier avec la victime, ce qui permettra de la faire taire.

C’est ce qu’Amanda Hess explique dans son article « How the Myth of the Artistic Genius Excuses the Abuse of Women » (« Comment le mythe du génie artistique excuse l’abus des femmes »), publié dans The New York Times (2017). Faire d’un artiste un génie incompris, plutôt qu’un simple acteur économique, permet de le protéger des attentes typiques présentes dans le monde professionnel. Et l’industrie cinématographique renforce cela en tentant de cacher les conditions dans lesquelles un film est réalisé.

La journaliste souligne par ailleurs des rapports de domination genrée qui sont en jeu. Le schéma est connu : l’agresseur est très souvent un homme, et sa victime est très souvent une femme. La position d’infériorité sociale des femmes se ressent également lors de ce type d’accusation, puisque ces dernières sont soit décrédibilisées lorsque leurs révélations concernent des faits anciens, soit renvoyées à un certain rôle de « séductrice », traduisant la culture du viol ambiante. Ces constats sont donc un frein à la réelle condamnation des faits et à la réparation devant en découler, nous ramenant au point zéro, comme si tout cela n’avait pas d’importance, tandis que des centaines de voix ont été piétinées.

Boycott social

Alors, que faire? En continuant à aller voir ces « œuvres d’art », on contribue au financement de ces actes. Mais, le boycott ne devrait pas signifier le rejet en bloc de ces artistes — ce qui condamnerait également toute l’équipe travaillant avec l’artiste. Dans une récente entrevue, l’actrice française Adèle Haenel, qui a récemment révélé avoir été harcelée sexuellement par un réalisateur, explique : « Si vous voulez les monstres, ça n’existe pas, c’est notre société, c’est nous, ce sont nos amis, ce sont nos pères, c’est ça qu’on doit regarder… On n’est pas là pour les éliminer, on est là pour les faire changer… Mais il faut passer par un moment où ils se regardent, où on se regarde ». Les propos de l’actrice renvoient finalement à notre première idée, celle de l’influence d’une culture hyper-virilisante et misogyne sur les individus.

Mais qui construit la culture? Nous-mêmes. Prendre la parole publiquement pour dénoncer des agressions sexuelles, comme l’ont fait Adèle Haenel et bien d’autres du mouvement #metoo, contribue à sensibiliser l’opinion publique sur ce malaise dans notre culture. De même, l’industrie du divertissement peut changer de l’intérieur. Le Gala Québec Cinéma a par exemple été renommé en 2016, puisque son ancienne dénomination et celle des prix remis faisaient référence au réalisateur Claude Jutra. Ce dernier a cependant été accusé par son biographe d’agressions sexuelles sur des mineur·e·s, ce qui a unanimement et très rapidement été pris en compte par le conseil d’administration de Québec Cinéma.

Si le problème est culturel, sociétal, il faut garder en tête que ce ne sont que des constructions, avec un impact pourtant bien réel. Il faudrait les détruire et les reconstruire, différemment. Ainsi, la question à se poser devrait plus porter sur le modèle que nous souhaitons présenter : étant donné qu’il existe de nombreux artistes talentueux et non criminels, qui souhaitons-nous mettre en avant pour éduquer nos enfants? Et, avant toute chose, pour nous éduquer nous-mêmes?

L’article L’humain et l’artiste est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Quand le capitalisme est amoureux https://www.delitfrancais.com/2020/02/11/quand-le-capitalisme-est-amoureux/ Tue, 11 Feb 2020 15:07:43 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35603 Rituel capitaliste et hétéronormé, la Saint-Valentin discipline nos sentiments.

L’article Quand le capitalisme est amoureux est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Derrière ses accents lyriques, la Saint-Valentin est une fête qui s’ancre dans un système capitaliste d’une certaine violence. Cette violence ne résulte pas d’une coercition physique directe, puisque son lien de filiation avec la fête païenne des Lupercales a été démenti. Cette fête de purification romaine désignait deux jeunes aristocrates (les Luperques) chargés de fouetter les mains des matrones afin de favoriser leur fertilité. Il n’en reste pas moins que la Saint-Valentin exerce une pression symbolique liée aux exigences de notre système économique, avec ses cartes de vœux, ses chocolats et ses jolis cœurs. Cette instrumentalisation de l’amour par le système capitaliste a créé une fête normative — donc excluante — et centrée sur le profit économique, donc peu regardante de ses conséquences sociales et environnementales.

Discipline hétéronormative

Bien qu’à la fin du 19e siècle la fête célébrait l’amour dans une acceptation large du terme en proposant par exemple des cartes de vœux amicaux, son sens s’est restreint à une dimension érotique au cours du siècle suivant. La Saint-Valentin a ainsi sanctifié une norme amoureuse définissant le « normal » selon une certaine entité sociale (le couple) et une certaine sexualité (l’hétérosexualité). Ce modèle est évidemment stigmatisant puisqu’il renvoie tout ce qui y déroge à « l’anormal ».

La construction de ce modèle amoureux est renforcée par ce que la philosophe états-unienne Susan Bordo appelle des « images culturelles » dans son ouvrage Twilight Zones : The Hidden Life of Cultural Images from Plato to O.J. (1997). Ces images sont structurées par les normes sociales et façonnent en retour nos comportements. Les cartes de la Saint-Valentin, par exemple, reposent souvent sur l’opposition de deux genres (l’homme et la femme), accolés chacun à une couleur (le bleu ou le rose). Le recours aux symboles de l’Eros, tels que les cœurs et la couleur rouge, illustrent également ces normes amoureuses. Le pouvoir symbolique de ces cartes devient ensuite un pouvoir réel, puisque la mise en images de normes sociales facilite leur internalisation. Les cartes de la Saint-Valentin véhiculent ainsi une prophétie autoréalisatrice en façonnant les comportements sociaux.

Cette prophétie, une fois construite, est maintenue par les discours sociaux, c’est-à-dire par les idées exprimées publiquement, dans la sphère médiatique par exemple. À quelques jours de la Saint-Valentin, de nombreux médias proposent des idées de cadeaux à offrir à son ou sa partenaire, et publient également des statistiques autour de cette fête. Ainsi, selon un sondage mené par L’Observateur et publié dans TVA Nouvelles, 53% des Québécois·e·s vont fêter la Saint-Valentin cette année, contre 49% l’an passé. Cette insistance sur l’accroissement (même faible) du nombre de participant·e·s encourage les lecteur·ice·s à y prendre part en faisant de cette fête un évènement social prisé.

La Saint-Valentin est ainsi un exemple de paternalisme libéral, qui nous enjoint à être heureux·se parce qu’en couple (hétérosexuel). Une fois ce modèle internalisé, l’autodiscipline fait le reste, le conformisme étant la norme. Ainsi, selon le Journal de Montréal, 3 fois plus d’hommes que de femmes se sentent obligés d’offrir un cadeau à leur moitié pour la Saint-Valentin. Cette donnée montre que le discours social autour de cette fête soumet les comportements, en dépit de la volonté personnelle des individus. La Saint-Valentin semble donc davantage célébrer la conformité qu’un réel épanouissement amoureux personnel (et personnalisé).

Monnayer son amour

Un des moyens d’exprimer cette conformité sociale est de lui donner une valeur monétaire, en offrant un cadeau à sa moitié. TVA Nouvelles révèle également que les Québécois·e·s sondé·e·s prévoient dépenser un peu moins de 100$ le 14 février prochain. Une sortie culturelle (27%), du chocolat (26%), du vin (21%), des fleurs (20%)… Les idées ne manquent pas pour quantifier notre amour. L’achat de ces cadeaux se fait en centres commerciaux (36%) ou dans des commerces de proximités (34%), et de plus en plus en ligne (28%). Toutes ces statistiques nous montrent la traduction concrète des normes sociales, traduction qui s’inscrit dans notre système économique capitaliste. La ponctuation de l’année par des fêtes rapporte, puisque, plus qu’une occasion de faire plaisir à son amoureux·se, la célébration sociale de la Saint-Valentin crée le besoin, voire le commandement, d’acheter.

Et acheter à tout prix n’est pas sans conséquence surtout sociales et environnementales, en témoigne le périple des roses rouges cultivées pour la Saint-Valentin. Selon La Presse, bien que le Canada produise environ 40% des roses achetées pour l’occasion, le reste (c’est-à-dire 13 millions de douzaines de roses) est importé d’Amérique Latine. Or, les exploitations horticoles de Colombie, d’Équateur et du Venezuela nécessitent beaucoup d’eau pour cultiver ces roses, ce qui, à terme, épuise des réserves naturelles. Par ailleurs, bien que le secteur engrange annuellement plus d’un milliard de dollars de chiffres d’affaires, la main‑d’œuvre employée est rémunérée par de piètres salaires (quelques centimes par rose récoltée). Cette très faible rémunération ainsi que les risques sanitaires liés à l’usage intensif de pesticides et d’engrais chimiques rendent ces emplois précaires, voire dangereux. Enfin, transportées dans des camions réfrigérés et emballées dans un amas de plastique, les roses et leurs 2,91 kg d’émissions de CO2 arrivent sur nos étals. Un bouquet qui est donc bien plus épineux qu’il n’en a l’air.

La Saint-Valentin crée le besoin, voire le commandement, d’acheter.

Dire l’amour malgré tout

Alors, que faire de la Saint-Valentin? Pouvons-nous continuer à célébrer cette fête excluante tant dans ses symboles que dans ses rituels? Le sociologue français Jean-Claude Kaufmann opine que la Saint-Valentin reste malgré tout utile, puisqu’elle comble un manque d’occasion d’exprimer ses sentiments. Dans son ouvrage Saint-Valentin, mon amour! (2017), il note que « derrière le bouquet de fleurs, le nounours ou la boîte de chocolats, c’est l’amour qui cherche à faire surface ». S’arrêter à la fonction commerciale de la fête serait donc trop léger, puisque, selon le sociologue, « l’enjeu véritable [de la Saint-Valentin] est de rompre avec l’ordinaire, de s’arracher à la médiocrité du quotidien, d’aller à la rencontre de l’autre, de créer une bulle de vie un peu hors du réel, un instant de complicité absolue ». Sans nier le possible désengagement personnel d’un individu offrant un cadeau en vertu de sa valeur monétaire, Kaufmann explique que le·la Valentin·e sincère instrumentalise le cadeau acheté et en fait un prétexte pour exprimer ses sentiments.

Derrière le bouquet de fleurs […] c’est l’amour qui cherche à faire surface

En soi, ce n’est pas la célébration de l’amour qui me dérange, c’est le besoin d’un prétexte pour le faire. Cela témoigne une fois de plus de l’intrusion des normes sociales dans nos vies, même pour ce qui touche au plus personnel. Peut-être pouvons-nous à notre tour instrumentaliser la Saint-Valentin pour qu’elle convienne à nos idéaux, en consommant de manière plus responsable par exemple. Plusieurs entreprises canadiennes ont ainsi mis en place des partenariats de commerce équitable avec des serres d’Amérique latine. Dans son documentaire « À fleur de peau, un bouquet de la Colombie » (2009), la réalisatrice Sarah Charland-Faucher incite à repenser les relations commerciales entre le nord et le sud du continent américain, non pas en suspendant toute importation ou exportation, mais plutôt en réfléchissant sur les conditions de production de ces roses noires. L’objectif étant de remodeler cette industrie pour qu’elle permette à ses travailleur·euse·s de vivre dignement, plutôt que de simplement survivre. Une autre manière d’instrumentaliser la fête revient simplement à éviter tout achat, pour tenter de transmettre notre affection à travers une présence ou une parole.

Pouvoir célébrer l’amour tous les jours et sous toutes ses formes demandera donc encore un peu de temps, le temps de déconstruire les attentes capitalistes pour que chacun·e puisse reconstruire personnellement l’expression de ses sentiments. 

L’article Quand le capitalisme est amoureux est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Immersion étoilée https://www.delitfrancais.com/2020/01/28/immersion-etoilee/ Tue, 28 Jan 2020 14:38:45 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35453 L’exposition immersive « Imagine Van Gogh » au centre Arsenal Art contemporain.

L’article Immersion étoilée est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Si nous connaissons son nom, ses autoportraits et sa Nuit étoilée, mis en scène lors de l’exposition « Imagine Van Gogh », le parcours personnel touchant de Vincent Van Gogh passe souvent inaperçu.

Vie de Van Gogh

Né aux Pays-Bas au milieu du 19e siècle, il grandit dans une famille bourgeoise. Enfant silencieux, souvent immergé dans ses pensées, il réalise ses premiers dessins durant son adolescence. À l’âge de 16 ans, il devient apprenti chez Goupil & Cie, une firme spécialisée dans la vente de tableaux, dessins et reproductions. Van Gogh critique cependant le traitement de l’art comme une simple marchandise, ce qui mène à son licenciement. Il enchaîne alors les petits emplois, voyageant entre l’Angleterre et les Pays-Bas, mais ne s’épanouit que lorsqu’il exprime sa passion artistique. Ayant développé un grand intérêt pour la théologie, il s’engage en tant qu’évangéliste en Belgique. Pendant sa mission, il prend conscience de la précarité qui habite les classes populaires et souhaite en témoigner, en peignant le travail des mineurs par exemple. Néanmoins, cette proximité lui coûte son poste puisque le comité d’évangélisation l’accuse d’inciter ces mineurs à l’insoumission salariale. Van Gogh est démis de ses fonctions et rentre chez ses parents.

Les relations familiales étant cependant tendues, Van Gogh se brouille avec son frère et confident Théo, puis avec son père qui cherche à le faire interner. Il se consacre alors à plein temps dans sa carrière d’artiste et s’entraîne en représentant des scènes quotidiennes par divers techniques (mine de plomb, fusain, crayon…). Vers ses trente ans, il s’installe à La Haye, où il rencontre Sien Hoornik, une ancienne prostituée dont il tombe amoureux. C’est à cette période qu’il commence la peinture à l’huile, bien que peu de ses croquis soient conservés : Van Gogh les détruisait lors de ses sauts d’humeur. Cette mélancolie provient en partie d’un sentiment de mal-être parmi le public élitiste du monde de l’art, ce qui pousse Van Gogh à se placer en retrait des mondanités pour quelque temps. Sa relation avec Sien Hoornik se termine et la peinture devient alors un remède à sa solitude.

Désolé par le climat familial, Van Gogh décide de rejoindre son frère Théo à Paris. Il s’initie là-bas à la peinture impressionniste et rencontre Georges Seurat, Camille Pissarro et Paul Gauguin. Ses toiles s’enrichissent : il s’essaie à l’aplat, joue avec les couleurs vives, prenant plus d’aisance et de liberté. Régénéré et à la recherche d’une lumière plus pure, il se rapproche de la douceur méditerranéenne à Arles. Ses crises d’angoisse rendent cependant difficiles ses relations sociales et c’est de force qu’il est interné dans un hôpital psychiatrique. Malgré son état de santé fragile, la peinture est utilisée de manière cathartique. Van Gogh peint ce qu’il voit par sa fenêtre, les champs de blé, les étoiles et les cyprès. Au sommet de son art, Van Gogh est retrouvé mort dans sa chambre à l’âge de 37 ans (la raison de son décès reste encore débattue). L’œuvre qu’il laisse derrière lui est immense (plus de 2000 pièces), dont une partie est mise à l’honneur au centre Arsenal Art contemporain.

Une exposition immersive

« Imagine Van Gogh » se présente comme étant une exposition immersive, dans laquelle le spectateur est actif face aux œuvres du maître néerlandais. La salle d’exposition accueille en effet sur ses murs « l’image totale », c’est-à-dire des projections de certains tableaux en très grandes tailles. Parfois entiers, parfois centrés sur un détail, les croquis et peintures se succèdent, seule lumière dans la pénombre de la salle. Le spectateur se repère alors à la vue, mais également à l’oreille, puisque des morceaux de musique classique sont diffusés en parallèle (Bach, Saint-Saëns et Schubert, entre autres).

Ce concept de « l’image totale » a été pensé dans les années 1970 par le journaliste et artiste français Albert Plécy. Il installe en effet sa « Cathédrale d’images » au sein des carrières de calcaire blanc des Baux-de-Provence, dans lesquelles les parois immaculées servent de réceptacles aux projections artistiques. Le spectateur est alors « intégré et immergé » selon Plécy, évoluant au sein de cet espace atemporel. Intéressés par cette méthode de mise en valeur de l’art, Annabelle Mauger et Julien Baron décident de la répliquer pour accueillir les œuvres de Van Gogh à Paris puis à Montréal.

Le numérique au service de l’art

En dépoussiérant son mode de présentation, l’exposition permet ainsi une certaine démocratisation de l’art. Adultes et enfants peuvent déambuler au sein de la pièce de projection, jouer avec les formes, observer l’adéquation entre les formes et les sons. On se sent comme dans une bulle, enveloppé, les sens en ébullition, oubliant presque les autres spectateurs autour de soi. Le numérique permet donc ici de rendre plus accessible cette initiation à l’impressionnisme, d’une part en surprenant le spectateur, puisque cette technique de projection reste encore peu répandue. D’autre part, le numérique  invite le spectateur à être actif dans sa visite, puisque celui-ci est littéralement incorporé aux œuvres.

L’exposition a cependant le défaut de ne pas inclure les noms et dates des œuvres lorsque celles-ci sont présentées : elles se succèdent sans explication. S’il est vrai qu’une biographie du peintre est présentée en début d’exposition, d’autres informations seraient nécessaires. Une réelle démocratisation pourrait exiger une transmission non seulement visuelle, mais aussi accompagnée d’histoire de l’art.

Impressions japonaises

Si Van Gogh est en effet principalement connu en tant que peintre de l’impressionnisme, ses œuvres sont également marquées par le japonisme. Ce courant résulte de l’influence qu’a eu l’art japonais en Europe, notamment grâce aux relations diplomatiques engagées dans la seconde moitié du 19e siècle, sous l’ère Meiji. Van Gogh a reproduit plusieurs travaux japonais, qu’il considère d’une grande finesse esthétique, puis s’en est inspiré pour réaliser des arrière-plans aux couleurs intenses – l’arrière-plan de Père Tanguy par exemple.

Les estampes japonaises ont d’ailleurs influencé plusieurs peintres de l’impressionnisme, qui ont tenté de reproduire ses jeux de lumière et ses sensations de mouvement. En effet, les traits de pinceau visibles des peintures impressionnistes accentuent la mobilité des choses et des lumières, captant les flots fugitifs des paysages. La Nuit étoilée incarne ce courant artistique, en présentant le tournis des nuages et la rondeur de la lune par des successions de traits. Les lumières jaunies contrastent avec la pénombre bleutée de la nuit, comme pour nous rappeler que les éléments vivent même lorsque la ville est endormie.

Le lyrisme des œuvres fait ainsi de cette exposition un petit havre de paix dans lequel le « gravement beau » enchante les spectateurs.

L’article Immersion étoilée est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Hirondelles de liberté https://www.delitfrancais.com/2020/01/21/hirondelles-de-liberte/ Tue, 21 Jan 2020 15:51:38 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35373 Les Hirondelles de Kaboul est sorti en salle la semaine dernière au Québec.

L’article Hirondelles de liberté est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Kaboul, 1998. Une dizaine d’années après la fin de la guerre opposant le régime communiste afghan aux Moudjahidines (1979–1989), le pays reste déchiré par des luttes armées en son sein, tandis que les Talibans contrôlent la capitale. Le mouvement fondamentaliste impose un régime de vie très strict à ses habitants, gouverné par la charia (la loi islamique). Dans cette ville en ruines, il n’est plus possible d’aller au théâtre ou au cinéma, les femmes sont obligées de porter le vêtement traditionnel (le tchadri) et ne peuvent plus sortir sans l’accompagnement de leur mari. Malgré la misère quotidienne, Mohsen et Zunaira veulent croire en l’amour et en leur futur. Mais un accident fera basculer leur vie, entraînant la jeune femme en prison. Elle y rencontre Atiq, son geôlier chargé de l’accompagner jusqu’à sa mise à mort. Mais l’innocence et la jeunesse de Zunaira bouleversent le vieil homme, qui tentera alors de l’aider à s’envoler…

Poésie aérienne

Bien que le thème du roman de Yasmina Khadra soit très sombre, son adaptation en film d’animation par Zabou Breitman (scénario) et Elea Gobbé-Mévellec (conception graphique) est synonyme de poésie. Le paysage joue des métaphores pour représenter la liberté, comme les femmes en tchadri transformées en hirondelles et prenant leur envol. Les dessins sont réalisés en animation traditionnelle, avec un décor fixe et des calques apportant le mouvement, ce qui a pour effet d’épurer le rendu. Semblables à l’aquarelle, les couleurs sont décidément plus douces que le sang qu’elles omettent. De même, la lumière est tantôt exposée, surexposée, joue avec la poussière, reflète l’engourdissement de la ville et illumine la nuit de milliers de touches d’espoir. Enfin, la composition musicale originale d’Alexis Rault réussit son immersion dans la ville, accompagne les quelques instants de sensualité, tout en reflétant la pesanteur de ce silence obligé.

Fragilités et espoirs

Chaque personnage présenté laisse entrevoir ses failles. Mohsen, le professeur d’histoire amoureux de sa liberté, qui perd sa foi après avoir participé machinalement à la lapidation d’une femme. Zunaira, l’artiste frustrée dans sa création, défie les lois et les interdits, mais, par sa colère, se rapproche de la folie. Atiq, le geôlier qui refuse d’être bourreau, est tiraillé entre les souvenirs de la guerre et les exigences des Talibans. Touchants, ces personnages sont aussi réalistes par leur douce amertume de vivre et leurs espoirs de fuite. Cette fuite semble impossible, repoussée, désirée tout autant que rejetée : s’envoler librement ailleurs n’est-il pas synonyme d’abandon de ses terres natales et d’échec face à ces dirigeants qui gouvernent par la terreur?

L’Orient vu par l’Occident?

Si ce film d’animation est un plaisir visuel et auditif, l’entrée en jeu semble peut-être abrupte, puisqu’en seulement quelques minutes un portrait désolant de l’Islam est dressé, sans réelle nuance — des interdictions injustifiées, des croyants irraisonnés, et de la violence divinisée. Ce film occidental (produit en France, en Suisse et au Luxembourg) repose sur cette antinomie culturelle avec « l’Orient », puisque les personnages s’opposant au régime obscurantiste des Talibans nous présentent des idéaux tout droit issus des Lumières. Par exemple, Zunaira milite pour ses droits en tant que femme, refuse de porter le vêtement traditionnel et rêve de pouvoir embrasser librement son mari dans la rue. Ce personnage déconstruit donc les normes sociales imposées au sexe féminin et repense les rapports de genre en Afghanistan. Ce témoignage semble trop rapide, donnant l’impression qu’il travestit la culture afghane en y plaquant des idéaux occidentaux, et manque à nouveau de nuance : est-ce la vision du monde de Zunaira par Zunaira, ou bien est-ce la vision du monde que l’Occident d’aujourd’hui souhaite donner aux Afghans contestataires d’hier? Sans compter que le scénario est centré en grande partie sur le dévoilement de la sensuelle Zunaira, alimentant des fantasmes déjà connus — et critiqués. Une hirondelle ne fait donc pas le printemps, mais ces faiblesses scénaristiques ne gâchent en rien la finesse esthétique de l’œuvre présentée.

L’article Hirondelles de liberté est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Chronique de la misère https://www.delitfrancais.com/2020/01/14/chronique-de-la-misere/ Tue, 14 Jan 2020 18:38:18 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35292 Avec Les Misérables, Ladj Ly dépeint le quotidien d’une banlieue populaire.

L’article Chronique de la misère est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Premier long métrage de fiction du réalisateur français Ladj Ly, Les Misérables est un drame social qui relate le quotidien violent d’une cité de banlieue. La référence à Victor Hugo est triple : dans le titre, dans le thème et dans le cadre spatial. Montfermeil, et plus particulièrement sa cité des Bosquets, représente en effet la banlieue populaire du nord de Paris. Ladj Ly y a lui-même grandi et souhaite traduire à nouveau la misère sociale et le sentiment d’enfermement qui caractérisent ce quartier.

Une histoire de bavure policière

La caméra suit l’histoire de Stéphane, un policier de région qui intègre la brigade anticriminalité (BAC) de Montfermeil. Il y rencontre ses coéquipiers Chris et Gwada dont les personnalités hésitent entre tête à claques et médiateurs. L’équipe est contactée lors d’un accrochage entre les gitans d’un cirque et les habitants de la cité, les premiers accusant les seconds d’avoir volé un lionceau. Chris promet de s’occuper de l’affaire pour éviter une altercation entre les deux groupes, mais tout dérape lorsque, au cours d’une course poursuite avec des enfants de la cité soupçonnés d’être responsables du vol, Gwada tire à bout portant sur l’un d’eux au lanceur de balles de défense. La tension grandit quand le trio s’aperçoit que cette bavure policière est filmée au drone, compromettant ainsi leurs carrières. Alors qu’après plusieurs négociations avec les adultes de la cité, les trois policiers réussissent à récupérer la vidéo, les enfants refusent quant à eux toute négociation et n’ont qu’une idée en tête : la vengeance. Le film tire sa révérence au milieu d’une véritable scène de guerre, et s’achève en citant Victor Hugo : « Mes amis, retenez ceci : il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes, il n’y a que de mauvais cultivateurs. »

Paupérisation et violences

Le spectateur se prend une claque en visionnant ce film, touché par le réalisme qui y est traduit, puisque Montfermeil (et plus particulièrement, la cité des Bosquets) est caractéristique de la banlieue populaire parisienne. Ayant accueilli une population issue de l’immigration dans les années 1960, la paupérisation qui a suivi fut la source d’insalubrité, de détérioration de l’équipement urbain et de la montée des violences. La cité des Bosquets compte 7000 habitants et un taux de chômage de 27%, dont 38% chez les 15–25 ans et 41% chez les non-diplômés. Le réalisateur questionne : dans ces conditions, quel modèle d’intégration l’État français prône-t-il ?

Insécurité et défiance

Ladj Ly témoigne d’un climat d’insécurité et de défiance, dans lequel aucune ascension sociale n’est possible puisque l’idéal républicain méritocratique n’y trouve pas d’écho pratique. La jeunesse se réfugie alors dans des activités rémunératrices souterraines, telles que la prostitution, le trafic de drogues ou encore d’armes. L’État perd alors progressivement son « monopole de la violence légitime », les forces de l’ordre n’étant qu’une source d’autorité parmi d’autres. Dès lors, comment des enfants peuvent-ils grandir autrement qu’en développant une défiance généralisée et une haine de l’État ?

Une chronique sociale maîtrisée

Inspirée par ses documentaires précédents, cette chronique sociale de Ladj Ly fait preuve d’un grand réalisme et présente de nombreux points de crispation sans manichéisme. Ce n’est ni un film anti-flics, ni un film anti-immigration, ni un film anti-islam… Il s’agit plutôt d’une œuvre maîtrisée, dans laquelle la tension grandissante absorbe le spectateur au sein de ce tourbillon de l’horreur. Ladj Ly parvient à restituer l’écartèlement de ces personnages, pris entre la misère de leurs conditions matérielles et la bonté de leurs idéaux moraux. Cette chronique remet entre nos mains un chantier fondamental visant à lutter contre la paupérisation des banlieues et à retisser la confiance entre les habitants, pour que plus jamais certains ne se fassent appeler des « misérables ». 

L’article Chronique de la misère est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Végane mais spéciste? https://www.delitfrancais.com/2019/09/24/vegane-mais-speciste/ Tue, 24 Sep 2019 13:19:45 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=34351 « Différents mais égaux » : l’étonnant anthropocentrisme d’une campagne végane.

L’article Végane mais spéciste? est apparu en premier sur Le Délit.

]]>
Il y a quelques jours, j’attendais patiemment à la station Berri-UQAM que le métro arrive, lorsque mon attention fut attirée par une affiche. Recouvrant une partie du mur sur le quai d’en face, on y voyait un groin, des oreilles, et une phrase : « Ils nourrissent des espoirs comme nous. »

Une campagne positive?

Ma première réaction était une forme de reconnaissance à l’égard de l’association Be Fair Be Vegan (Sois juste, sois végane, en français, ndlr) de donner à la cause végétalienne une plus grande visibilité dans l’espace public, et ceci pour deux raisons :  d’une part, pour avoir choisi d’occuper les stations de métro montréalaises, c’est-à-dire des lieux fréquentés par une population diverse. Des personnes de toutes origines sociales et de tous les âges avaient ainsi accès à une information qui remettait en cause notre mode de vie occidental consumériste. J’observais les réactions des usager·ère·s, étonné·e·s pour certain·e·s, bouleversé·e·s pour d’autres, regrettant peut-être leur dernier repas carné. D’autre part, j’étais reconnaissante car la cause végétalienne y était représentée sans violence mais avec avec des images touchantes, ce qui permettait de rompre avec les stéréotypes du·de la militant·e hystérique. Le débat est ainsi recentré sur l’intérêt des animaux, et non sur la valeur politiquement correcte de la campagne, comme cela est souvent le cas lors d’actions maculant de sang la place publique.

De station en station, je compris que cette affiche faisait partie d’une campagne plus vaste : « ils élèvent une famille comme nous », « ils tiennent à leur vie comme nous », « ils ressentent la joie comme nous », etc. Comme nous, comme nous, comme nous. La campagne jouait à donner à ces animaux des caractéristiques essentiellement humaines, ou du moins relevant d’un imaginaire humanisé. À travers les regards jetés à l’affiche, je devinais que ce mécanisme de projection permettait d’attendrir le grand public, l’omnivore : je me reconnais dans l’action x (nourrir son enfant par exemple), j’ai le droit d’exister grâce à l’action x, donc je devrais le donner aux autres se reconnaissant dans l’action x. En somme, je devrais respecter l’animal parce qu’il me ressemble. Néanmoins, cet anthropomorphisme me fit me poser plusieurs questions. Est-ce seulement parce qu’autrui est comme moi que je dois le respecter? Dois-je tolérer uniquement ce qui me ressemble? À contrario, dois-je exclure ce qui n’est pas comme moi?

Un point de vue problématique 

Ces réflexions amorcées, mon sentiment de reconnaissance vis-à-vis de cette campagne s’est transformé en malaise. Certes, l’opposition fondamentale entre l’humain·e sensible et raisonné·e d’un côté, et l’animal instinctif, irrationnel de l’autre, venait d’être bannie par l’association. L’incompatibilité d’essence entre un « nous » et un « eux », origine de nombreuses discriminations, cessait d’un coup d’être valable, puisque l’animal était plus proche de nous qu’on ne le pensait. Néanmoins, dans sa lutte contre l’instrumentalisation de l’animal, Be Fair Be Vegan a paradoxalement placé l’homme en tant que mesure pour juger de ce qui était respectable ou non. Avec ce « comme nous », ce n’est que par sa ressemblance à l’humain·e que l’animal est valorisé.

Ce biais dans la relation entre l’humain·e et l’animal est le fruit d’un processus historique de domestication (« d’hommestication »). Dès le 18e siècle en Europe, les sociétés de Cour entament un processus de civilisation des mœurs, intégrant avec elles certains animaux. Elles créèrent ainsi l’animal oisif, de compagnie, qui procure réconfort et satisfaction à son·a propriétaire. Cette domestication ne diminuait néanmoins pas le pouvoir de l’humain·e sur l’animal, puisqu’elle maintenait une forme de dépendance alimentaire. En revanche, l’animal fonctionnel, domestiqué lui aussi mais cette fois-ci en vue de répondre aux attentes matérielles de l’humain·e, était placé au bas de la hiérarchie animale conçue par les humain·e·s. L’animal mangé et l’animal de portage étaient ainsi relégués aux rôles de bêtes de somme, sans qu’aucune considération ne leur soit accordée. Dans le cas présent, la stratégie de Be Fair Be Vegan a été de rompre avec l’approche fonctionnelle de l’animal, pour se rapprocher de sa vision oisive et civilisée. Cependant, l’animal est à nouveau pensé en rapport à l’humain·e, et non pour lui-même, ce qui peut poser deux problèmes.

Avec ce ‘‘ comme nous ’’, ce n’est que par sa ressemblance à l’humain·e que l’animal est valorisé

D’abord, dans cette vision anthropocentrée de l’animal, ce dernier devient un faire-valoir de l’homme. L’humain·e est perçu·e comme étant idéologiquement supérieur·e, d’autant plus en devenant un modèle de civilisation pour les animaux. Or, partir de nos propres assomptions culturelles pour juger de l’intégration d’autrui, c’est plaquer des schémas de pensée sur l’Autre sans s’ouvrir à lui·elle. Alors que le véganisme, c’est d’abord une cause pour l’Autre, pour l’animal, et non pour satisfaire les représentations culturelles des humain·e·s. 

Ensuite, en mettant en lumière des animaux humanisés, on recrée une distinction avec ceux qui ne le sont pas. La campagne d’affichage parle de la poule, du porc, du bœuf, mais quid du poisson par exemple? Étant culturellement plus éloigné de nous du fait de son apparence physique, son mode de vie, ou encore son environnement, ce dernier ne mériterait donc pas le même respect qu’une poule, qui est culturellement plus proche puisqu’elle est représentée en tant que mère. En tant que militante, ce raisonnement me paraît somme toute assez spéciste, légitimant la supériorité de l’espèce humaine ainsi que l’exploitation des animaux non humanisés.

Repenser notre écosystème

Mon métro repartit, mais je restai dubitative. J’imagine aisément que l’association Be Fair Be Vegan lutte pour l’égale considération de l’humain·e et de l’animal. En revanche, cette campagne est profondément ambiguë sur les causes du véganisme : est-ce pour l’animal, ou bien pour satisfaire l’égo de l’humain·e? Il est difficile de savoir reconnaître la conscience et la sensibilité animale sans tomber dans l’humanisation animale révélatrice de notre anthropocentrisme. De mon point de vue, être végétalien·ne signifie que l’on prend en compte la diversité qui nous entoure.

Un écosystème, c’est un ensemble d’êtres vivants : et précisément, l’animal ne devrait pas être considéré comme une ressource, mais comme une composante essentielle de cet équilibre biologique. On pourrait ainsi repenser notre système de morale : plus qu’une éthique appliquée à l’humanité seulement, il s’agirait de se dépasser pour donner une valeur à tous les êtres vivants et aux systèmes écologiques de manière générale (ce qui inclut le non-vivant). Ainsi, en redonnant à chacun sa place et son respect, nous parviendrons à devenir réellement « différents mais égaux ».

L’article Végane mais spéciste? est apparu en premier sur Le Délit.

]]>