Alexandre Gontier - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/gontieralexandre/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 05 Apr 2023 19:11:49 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.2 Pornographie : différentes positions https://www.delitfrancais.com/2023/04/05/porno-derriere-la-camera/ Wed, 05 Apr 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51505 Entrevue avec Charly Willinsky, un réalisateur et producteur de cinéma pour adulte montréalais, et Sofia, une intervenante sexuelle.

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La plupart d’entre nous regardons du contenu pour adulte, mais peu ont connaissance de ce qui se passe dans les coulisses du cinéma pornographique. Cette semaine, Le Délit s’est entretenu avec deux spécialistes de la pornographie. Dans un premier temps, nous avons rencontré le producteur de contenu gai et acteur montréalais Charly Wilinsky pour en savoir davantage sur ces vidéos créées pour des hommes attirés par des hommes. Le Délit a ensuite discuté des limites de la pornographie avec Sofia Ferguene, une ancienne étudiante de McGill en science politique, qui travaille aujourd’hui comme intervenante et animatrice en vie relationnelle et affective auprès de la jeunesse parisienne.

Le Délit (LD) : Je sais que tu es acteur et producteur, et j’imagine que tu endosses beaucoup de rôles. Que sont-ils?

Charly ( C ) : C’est ce qui est amusant, comparé aux industries plus grand public : l’industrie du porno nous permet de toucher à plein de choses. Mais mon quotidien ressemble beaucoup plus à un développeur web qu’à un acteur porno. Je vois continuellement du contenu X, mais il y a des journées où on filme du contenu, et d’autres, pas du tout. Ensuite, j’ai souvent la casquette de recruteur d’acteurs, avec des castings qui prennent énormément de temps étant donné que c’est une industrie qui consomme beaucoup de nouveaux visages. On voit justement une ouverture, il y a de plus en plus de gens qui viennent vers nous parce que « la société change » ou « fuck ça, j’ai envie de le faire, go ». Ça devient plus facile. Dernièrement, quasiment tous les jours, je reçois des candidatures, et ça prend 40 % de mon temps. Après ça, je réalise, mais vraiment peu. Je produis, je vois plus comment mettre tous les éléments ensemble pour qu’on ait un bon résultat, et pour rassembler les gens, les contacts et les ressources. Il faut mettre la casquette de réalisateur de temps en temps, mais c’est pour ça que je travaille avec des gars qui sont réalisateurs exclusivement.

LD : Montréal était la capitale du porno pendant assez longtemps.Je pense qu’elle l’est encore avec l’entreprise Pornhub, qui est établie à Montréal. Dans quelle mesure le scandale Pornhub (accusé d’avoir laissé du contenu illégal sur son site) a‑t-il impacté ce que vous faisiez?

C : Il y a un documentaire qui est sorti il y a peu de temps sur Netflix qui parle justement de ça, il s’appelle: Money Shot: The Pornhub Story. C’était quand même des choses qui étaient sues à l’intérieur de l’industrie, on connaît bien MindGeek et leurs pratiques, mais en même temps, c’est un collaborateur, c’est une compagnie qui est quand même pas mal au devant de la scène. Finalement, ce qui est intéressant dans ce documentaire, c’est que les gens qui paient pour les frasques des multinationales comme ça, c’est souvent les gens les plus vulnérables, les travailleurs du sexe. En fait, c’est nous aussi qui avons du mal à trouver des façons de se faire payer. On se fait fermer nos comptes en banque dès qu’ils comprennent que la rémunération est en lien avec l’industrie du sexe. Donc, on finit par ne rien dire. À l’ouverture de mon compte, j’ai clairement insisté auprès de la banquière que mes revenus viendraient de l’industrie X, mais heureusement, elle ne l’a même pas écrit. Donc, pour ma banque, je suis « producteur de contenu original » et « opérateur de plateforme de divertissement sur demande ».

« Finalement, ce qui est intéressant dans ce documentaire, c’est que les gens qui paient pour les frasques des multinationales comme ça, c’est souvent les gens les plus vulnérables, les travailleurs du sexe »


Charly Wilinsky

LD : Que penses-tu du porno de demain dans l’émergence de la technologie et du digital?

C : La technologie avance vite, la qualité s’améliore beaucoup. Mais en même temps, l’adoption des utilisateurs n’est pas non plus au rendez-vous. C’est comme il y a 20 ans, avec les téléphones portables, on ne pensait pas qu’on l’aurait tout le temps dans les mains, et qu’ Internet serait comme il est aujourd’hui. Donc avoir des rapports sexuels virtuels permettrait d’éviter ces inconvénients. Peut-être qu’on va arriver à un point où il serait plus simple et moins risqué d’avoir seulement des relations virtuelles.

LD : Est-ce que ton site internet proposerait des relations sexuelles avec un avatar à l’aide d’un casque de réalité virtuelle?

C : Ce qui est fait jusqu’à présent, c’est principalement dû au « POV » (point de vue),où le spectateur est incarné dans la scène. Je crois que ça nous limite quand même beaucoup dans le mouvement. Premièrement, les acteurs n’aiment pas filmer du contenu pour réalité virtuelle, parce que souvent, ils sont restreints dans leur mouvements avec une caméra qui est au niveau du front. Essaie de rester en érection si tu n’es pas vraiment capable de bouger, ce n’est pas évident. En revanche, moi, je crois fermement que tu n’es pas obligé d’être dans la scène. Tu peux être voyeur. La magie du cinéma, c’est d’amener les gens dans des situations qui ne seraient pas communes, pas courantes. On peut simuler n’importe quoi et faire ressentir au spectateur qu’il est présent, sans nécessairement être activement impliqué. Maintenant, le tabou qui persiste, c’est la demande de contenu trash, violent et extrême qui grandit.

« Peut-être qu’on va arriver à un point où il serait plus simple et moins risqué d’avoir seulement des relations virtuelles »

Charly Wilinsky

LD : Est-ce que selon toi l’industrie du porno est un monde d’opportunités, avec peu de concurrence et où il est facile de se faire connaître?

C : En fait, il y a énormément de concurrence, mais en même temps, c’est ça. C’est un monde qui a un esprit de famille, qui est tout de même très chaleureux. On a besoin des uns et des autres, on ne peut pas faire du contenu tout seul, sinon il n’y aurait pas de variété. Pour te permettre de rester populaire, il faut que tu réussisses à avoir des gens avec qui tu peux collaborer. Je te dirais que ce qui est difficile, c’est d’aller trouver ce premier contact qui va t’ouvrir la porte de ce monde-là, mais après ça, si tu es quelqu’un qui est facile d’approche, ça roule tout seul.

LD : Sinon, as-tu un compte OnlyFans? Quels sont les avantages d’OnlyFans à ton avis? Pourquoi cette plateforme est aussi populaire et glamorisée?

C : C’est pertinent. En fait, je te dirais, OnlyFans est bien particulier. Le gars qui a lancé OnlyFans, c’est un gars qui avait un site de webcam avant et qui était dans l’industrie pour adultes, mais sa plateforme était censée être pour les influenceurs. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une plateforme où tu peux vendre des cours de fitness, des cours de yoga, à peu près n’importe quel contenu, et le contenu pour adultes est toléré. Donc, ils ont réussi à faire exécuter leurs paiements par des fournisseurs de services qui d’habitude ne travaillent pas pour des sites pour adultes.

LD : Quels sont les salaires de ceux qui travaillent dans l’industrie?

C : J’ai des amis qui font 55 000 $ US par mois. Ensuite, si on va dans les extrêmes, j’en connais un qui, en un an, a fait 1 200 000 $ US sur OnlyFans. Celui-là, par exemple, c’est une des plus belles histoires d’OnlyFans. C’était un influenceur qui avait des millions d’abonnés sur YouTube, qui s’est ensuite lancé dans le contenu pour adultes et a fait le saut vers OnlyFans par curiosité. C’est sûr que quand tu as déjà des millions de fans, s’il y en a juste 10% qui te suivent sur OnlyFans, ça va vite. Toutefois, ce n’est pas la norme. Ce qui est intéressant avec ces plateformes, c’est que ça met le pouvoir dans les mains des acteurs, comparé à l’industrie du porno habituelle, où ils étaient à la merci des studios, et où ils pouvaient se faire engager deux ou trois fois par an, ce qui est peu. Ils avaient des gros contrats, mais à l’époque, les studios – qui pour la plupart n’étaient pas indépendants – payaient bien. Ce qui est beau, c’est que n’importe qui, tant que c’est quelqu’un qui est dédié, qui aime ce qu’il fait, qui est régulier et assidu, il va se faire de l’argent. Il faut trouver son truc, mais après ça va.

« Moi [Isabelle Hamon, ndlr], dans une journée, je suis toute seule avec un assistant, je fais de l’éclairage, je filme, je fais un peu de montage »

Charly Wilinsky

LD : J’ai entendu dire que certains profitent d’une gaffe ou d’une connerie pour se lancer dans l’industrie X plutôt que de se faire cancel, qu’en dis-tu?

C : Tu te souviens de la fille à l’UQAM qui avait montré sa poitrine pour sa photo de graduation? C’est une vedette maintenant et elle fait beaucoup d’argent sur OnlyFans. Il y a aussi le cas de la fille de Sunwing, l’avion avec des influenceurs qui ne respectaient pas les restrictions sanitaires. Elle s’est lancée sur OnlyFans et dès le premier mois, elle a dévoilé s’être fait 19 000 dollars. Donc Vanessa Cosi, après avoir vapoté dans le vol des influenceurs, s’est dit : « OK, qu’est ce que je fais? » Et la réponse a été de créer un compte OnlyFans pour publier du contenu pour adultes et bénéficier de sa notoriété.

LD : Est-ce qu’on voit souvent des gens qui étudient le cinéma et qui, finalement, choisissent le cinéma pour adulte?

C : Alors, c’est plus fréquent qu’on le pense. Par exemple, Isabelle Hamon est la réalisatrice qui fait le plus de tournages de porno gai à Montréal. Elle est lesbienne et elle a étudié en cinéma. Au début, un de ses amis l’a recrutée pour un projet et elle voyait ces tournages comme un travail étudiant. Finalement, elle a fait ça pendant toutes ses études. Puis à la fin, elle s’est dit : « J’aime ce que je fais, je vais arrêter de me mentir, je fais du gros cash, et surtout je touche à tout. » Elle dit : « Moi, dans une journée, je suis toute seule avec un assistant, je fais de l’éclairage, je filme, je fais un peu de montage. » Donc, elle est restée dans ce domaine, et elle excelle. Quand elle a commencé à travailler pour les plus grands studios de porno gai, l’obstacle principal pour elle c’était la misogynie, mais elle a ouvert bien des portes. La preuve? On en parle aujourd’hui.

« Je te dirais que le domaine est assez inclusif. On essaye quand même de l’être de plus en plus, parce qu’on voit que ça marche sur les plateformes indépendantes. Il y en a pour tous les goûts et pour tout le monde, sachant que les standards de beauté, communs pour un, ne sont pas nécessairement ceux d’un autre »

Charly Wilinsky

LD : Est ce que tu peux me dire un mot sur l’inclusivité dans le milieu du porno?

C : Je te dirais que le domaine est assez inclusif. On essaye quand même de l’être de plus en plus, parce qu’on voit que ça marche sur les plateformes indépendantes. Il y en a pour tous les goûts et pour tout le monde, sachant que les standards de beauté, communs pour un, ne sont pas nécessairement ceux d’un autre. Mais effectivement, c’est quand même une industrie de l’image. En revanche, pour l’âge, je dirais qu’il n’y a pas vraiment de limites, surtout que chez les gais, la figure du « daddy » fonctionne super bien. Je pense que ce qu’il faut retenir, c’est simplement qu’il s’agit d’être le meilleur dans ce que tu fais.

Rose Chedid | Le Délit

Le Délit a aussi rencontré une intervenante travaillant dans le milieu de l’éducation sexuelle à Paris pour offrir une autre perspective sur le domaine de la pornographie. Le milieu de la pornographie est réputé pour les multiples abus subis par les travailleurs et travailleuses du sexe. En tant qu’intervenante en vie relationnelle et affective, Sofia Ferguene nous son opinion sur l’industrie pornographique.

Le Délit (LD) : D’après tes interventions dans des établissements scolaires, quel est le rapport des jeunes avec la pornographie?

Sofia (S) : C’est indéniable que le porno a une place centrale dans l’éducation et la sexualité des jeunes, puisqu’il représente encore aujourd’hui un tabou. Aborder le thème de la sexualité avec sa famille et ses amis pendant la préadolescence et l’adolescence reste un sujet sensible. Dans les associations féministes ou de santé sexuelle, l’éducation relationnelle et affective passe par la déconstruction des idées reçues qui sont véhiculées par le porno « populaire » (dit mainstream en anglais, ndlr) qui met en scène des rapports stéréotypés.

LD : Peux-tu m’en dire davantage sur les stéréotypes qu’on retrouve dans le porno?

S : Même si on trouve dans le porno « populaire » des représentations de personnes issues des minorités, handicapées, racisées, grosses ou minces, c’est sous la forme de fétiches et dans des catégories particulières que ces minorités sont représentées. C’est intéressant de voir comment le porno illustre profondément les tensions politiques qu’on a en France, notamment sur les questions de race, parce qu’il y a encore beaucoup d’islamophobie. Ironiquement, la catégorie pornographique la plus visitée en France, c’est « beurette » (verlan pour une femme arabe, c’est un mot péjoratif associé à la vulgarité, (ndlr)). La liste des catégories les plus populaires est souvent le reflet du spectre des désirs des hommes blancs hétéros et de ce qu’ils érotisent. C’est rarement représentatif de ce qui excite vraiment les personnes en général, dans leur diversité. Toutefois, c’est un discours que j’ai et qui est propre au porno dit « populaire ».

LD : Peux-tu m’en dire davantage sur les femmes dans le milieu du X « populaire »?

S : Oui. Il y a de tout. J’ai l’impression qu’en ce moment, on donne de plus en plus la parole à des femmes qui ont le pouvoir sur leur carrière dans le X. On leur donne un petit peu plus de place pour parler de leur expérience dans les médias, sur les réseaux sociaux. Je regarde des entrevues, je vois des femmes qui s’expriment sur leur carrière et ce qu’elles disent souvent, c’est que la profession a changé avec le capitalisme. Je pense qu’il y a cette compétition entre les actrices qui revient souvent, qui va plus loin qu’au début, quand c’était une plus petite industrie. Au début, elles avaient des contrats clairs, avec des pratiques définies, et maintenant, elles se retrouvent sur un tournage où au dernier moment on leur dit quoi faire. En tout cas, c’est vrai pour le porno « populaire ».

« La pornographie féministe se démarque de la pornographie traditionnelle et agit pour une pluralité normalisée et non plus fétichisée »

LD : Enfin, y a‑t-il des avenues pour produire un contenu hétérosexuel ou lesbien plus éthique?

S : Oui, l’une des solutions est la production de porno féministe. C’est donc dans la diversité de
ses acteurs, de ses actrices, de ses réalisateurs et de ses réalisatrices que la pornographie féministe se démarque de la pornographie traditionnelle et agit pour une pluralité normalisée et non plus fétichisée. La pornographie féministe jouit d’une diversité nécessaire à l’illustration réaliste de l’éventail des pratiques sexuelles. Pour cela, elle met en scène différentes orientations, morphologies, identités, communautés et scénarios. Mais si elle est difficile à définir par la multiplicité de ses formats, on peut préciser la définition de la pornographie éthique par ce qu’elle n’est pas. Contrairement à ce que l’industrie pornographique et les stéréotypes assignés à la féminité nous laissent parfois penser, la pornographie féministe ou éthique ne capture pas le sexe sous l’angle exclusif des sentiments, de l’affection, de la douceur ou encore du sexe dit « vanille ». Elle aborde la diversité non seulement des portraits qu’elle met en scène, mais aussi des désirs et des orientations sexuelles. Ce qui différencie la violence que l’on peut retrouver dans l’industrie traditionnelle de celle que l’on retrouve dans la pornographie éthique et féministe, c’est le consentement, la sécurité et le désir qui encadrent et motivent les acteurs et actrices dans la réalisation de ce type de scène.

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Concours de poésie https://www.delitfrancais.com/2023/04/05/concours-de-poesie/ Wed, 05 Apr 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51636 Le Délit présente les lauréats du concours d’écriture du Collectif de Poésie francophone sur le thème du « Refuge ».

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1er Prix attribué à Juliette Lapointe-Roy

Dormir en moi

Terrée sous les draps je me protège du monde dans une barrière du son. C’est seulement dans ce lit que je sais redevenir enfant, ne pas grandir. L’oreiller me chuchote que la nuit absorbe ce qui m’est inconcevable. Je veux parler à la nuit l’enfant parle se dit-elle distraite et je serre contre moi ma vieille peluche du haut de la vingtaine rien n’a changé.

Je me demande pourquoi j’ai dérangé, trop fait savoir que j’étais là. J’ai fini par m’inculquer le renfermement, l’isolement, la sobriété, avant que tout cela ne soit à la mode. Je me demande comment faire pour recommencer à crier. Je cherche toujours par où m’y prendre pour exister.

Je m’invente formellement. Je me catégorise, me dresse en listes une identité fixée. Je décide que le rouge est ma couleur préférée. Je cherche une fin immobile dans laquelle m’encarcaner. Sinon je ne sais pas comment faire. Je peux être qui je veux. Sinon la nuance est mon fardeau, et plus rien n’est noir ni blanc. Sinon il faut penser à l’existence flexible au changement constant. À l’identité mutable. L’évolution donne le vertige, où va tout ce que je perds de moi à chaque instant? Je m’égare dans un labyrinthe de repères qui ne tiennent pas la route. Inventée dans le ciment, je n’ai réussi qu’à me faire mentir. J’ai oublié qui j’étais.

On oublie trop souvent qu’on a un jour été enfant. Car on se croit heureux de l’abandonner, cet enfant, exactement au moment où on le perd. On le délaisse quelque part sous la douillette, avec l’ourson rabougri qui a déjà eu un visage, qui a déjà parlé lui aussi. Et un jour à vingt ans on se demande pourquoi on est déjà en retailles et pourquoi ce deuil en nous d’une personne que l’on a été alors que l’on n’est encore personne. Et quelque chose ici, une pièce détachée, murmure ; ne m’oublie pas. Grandir c’est consentir au mutisme. Je retourne aux draps pour guérir.

Quand je me repose ici le drap est trop léger sur mon corps maintenant grand et je me rappelle l’enfant fragile la tête enfouie. Même quand la cachette est mon seul lieu et que mon petit cœur fait l’équilibriste entre les couvertures, je n’ai plus besoin d’être l’autre chose de moi. Le drap est assez lourd pour me protéger, assez lourd pour que je m’endorme.

.

2ème Prix attribué à Alexandre Gontier

bic.

Les enfants n’ont pas de maison 

ils doivent toujours marcher 

comme des cerveaux qui se vident 

en procession ils coulent dans des jouets mâchouillés
et tout le reste. 

.

Pour ne pas se perdre

ils ont les mains attachées aux voisines

attachées deux par deux et ils marchent. 

.

Régulièrement on les accusent 

aléatoirement
toi tu as les mains sales
toi tu vas te laver les mains. 

.

Ils sont
sales malgré eux 

habillés malgrés eux 

parlés
et ils sont décidés. 

.

Il faut marcher
il faut dire ce qu’on fait
il faut retrouver le bouchon avant que ça ne sèche 

et ne pas gaspiller ses larmes. 

.

Avec quatre pattes 

cherche un bouchon. 

.

En défilant ils brandissent des mains pleines de poux. 

On les photographie et on leur ment.
Jamais ils ne verront les photographies. 

.

Qui m’a raturé mes doigts? Personne c’est moi.
Je les mords jusqu’à me rappeler que ma bave
est la plus sale. Maintenant mes mains sont recouvertes 

comme dans un projet qui sent la gouache. 

J’encre à l’envers, à partir de mes bouts, je joue. 

J’appuie avec ma main sur la surface d’une table parfaitement lisse.

Chacun de mes doigts a éclaté comme une fontaine à dix jets.

Je me lève et comme un enfant qui passe.
Je demande où mes stylos peuvent trouver refuge. 

On me pointe le sol, et je recommence à chercher. 

.

3ème Prix attribué à Chingy

Vers une vulnérabilité choisie

J’ai vu des personnes se refermer subitement lorsqu’on a exposé leur grotte à la vue de tous·tes. Leurs bras se sont croisés sur leur ventre et leur visage est devenu sévère. Une personne en qui elles avaient eu confiance avait guidé des inconnu·e·s jusqu’à leur lieu de recueillement ou de solitude. Un chemin avait été tracé jusqu’à leur grotte, et elles ne pouvaient désormais plus être tranquilles : les visiteurs pourraient y revenir sans invitation. Elles n’ont ensuite participé aux conversations que lorsqu’on les a interpellées, et un tranchant est apparu dans leur voix. Elles ont perdu leur ton familier et ont transformé des mots qui habituellement ouvrent en des mots qui ferment (des mots qu’on utilise pour créer une distance). Elles ont acquiescé en disant «effectivement», mais la sécheresse dans leur voix laissait bien savoir à leur auditoire que ce marqueur de relation ne serait suivi d’aucune explication.

Bien que certaines personnes laissent paraître leur paysage interne comme une vaste plaine sans refuge, je sais que tout le monde a une grotte et qu’on choisit judicieusement les personnes qu’on y accueille ainsi que la durée de leur séjour. Les invitations sont toujours à renouveler et rares sont les personnes qui y possèdent un accès privilégié.

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La nuit aucun chat n’est gris https://www.delitfrancais.com/2022/11/16/la-nuit-aucun-chat-nest-gris/ Wed, 16 Nov 2022 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49936 Texte par manque d’idées.

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Le psychologue Jean Piaget écrit que «l’individu qui parle pour lui en éprouve un plaisir et une excitation, qui le distraient passablement du besoin de communiquer à l’autre sa pensée» (Le Langage et la pensée chez l’enfant, 1923). En se parlant seul, on emploie un «langage égocentrique», comme l’enfant qui «ne cherche pas à se placer au point de vue de l’interlocuteur». Les mots que l’on prononce pour soi, nous échappent de la pensée socialisée qui cadre nos discours depuis l’âge de raison. Parfois, alors que l’échange est la motivation du discours, il devient prétexte pour monologuer collectivement comme dans «la conversation de certains salons, où tout le monde parle de soi et où personne n’écoute».

Vendredi soir, je marchais à Verdun pour prendre le dernier métro et rentrer chez moi. Je n’avais presque plus de batterie sur mon téléphone, et j’étirais avidement les derniers pourcentages. Je portais l’eau de mes chaussettes à mes manches. Bientôt, ma sueur sentait la pluie, et mes chaussures disaient «ploc». Mon téléphone s’est éteint. Je me suis retrouvé sans lunettes ni Siri, à faire des demi-tours pour trouver la station de métro. J’avais largement raté le dernier train. Alors j’ai marché un peu et je suis rentré au Resto Bar Chez Pino.

«Parfois, alors que l’échange est la motivation du discours, il devient prétexte pour monologuer collectivement comme dans ‘‘la conversation de certains salons, où tout le monde parle de soi et où personne n’écoute’’»

L’endroit était décoré en gris par accident avec de la poussière. Il était entretenu par rafistolage et fatiguait. Il y avait des maillots de football pour le très faux plafond et des chiffons en forme de drapeaux. Sept personnes se trouvaient dans l’établissement, huit avec moi. Deux hommes d’une quarantaine d’années, visiblement alcoolisés, lançaient violemment un téléphone portable sur le carrelage, à tour de rôle, et la jeune femme qui les accompagnait leur criait d’arrêter entre chaque coup. Elle semblait pourtant amusée. Les trois autres clients et l’employée du bar s’échangeaient des regards tendus en attendant qu’ils arrêtent. Le téléphone était indestructible. Dans la tension du moment, je me suis rapproché du comptoir et j’ai demandé un gin tonic. La serveuse épuisée me l’a donné avec un sourire rassurant. J’allais prendre une gorgée, mais le verre m’a échappé. Alors que tous attendaient que l’iPhone se casse, mon verre avait volé le moment en éclats. Les deux hommes se sont rassis. Leur amie s’est enfin tue. Avant que je ne puisse présenter mes excuses, l’employée, Tania, m’a dit de laisser faire. Elle m’en a refait un autre qu’elle m’a servi dans un verre en plastique. Quand je me suis assis, petit, mais trop grand pour être invisible, j’ai remarqué dans le coin une neuvième personne. C’était une femme qui jouait aux machines à sous, séparées du reste de la salle par une cloison. Elle avait le coup de main d’une automate et le reste de l’absence. On devait sûrement l’oublier à la fermeture et la retrouver le matin devant la machine à sous voisine.

«Même sorti du bar, je le voyais encore parler, il parlait pour lui-même et c’est là que nous nous sommes compris»

Dans cette ambiance originale, je me suis installé entre deux habitués que j’ai salués. L’un d’eux s’est décalé d’un tabouret en me reprochant d’avoir gâché son souvenir des Bee Gees. Mon visage a dû montrer mon incompréhension parce qu’il a ajouté qu’il se souvenait du groupe dont il est nostalgique au moment où mon verre se fracassait à terre. Ma bêtise l’avait complètement dérobé au souvenir. Je lui ai levé mon verre en plastique avec un sourire embarrassé et je me suis tourné pour saluer mon autre voisin. Celui-ci m’a fait répéter mon prénom suffisamment de fois pour que la joueuse tourne la tête vers moi. Lui s’appelait Antonio. Il ne parlait pas, il chuchotait presque tous ses mots. J’ai essayé de m’accrocher aux morceaux audibles. Je sais qu’il s’appelait Antonio Rodrigue, nom espagnol, portugais, de partout, disait-il. Il habitait dans le quartier parce que Verdun, c’est plus calme et accessible que le centre-ville. Il est né et a grandi en Beauce. Il avait huit frères et sœurs ou c’est son père qui avait huit frères et sœurs, je ne suis pas sûr. Son père est né aux alentours de 1920. Quant à lui, il avait dix-neuf ans en 1962.

Il est revenu sur son deuxième nom, Rodrigue, et l’a utilisé pour décrire la province et le peuple québécois. Il semblait dire que son nom avait voyagé jusqu’ici comme ses ancêtres dont il est fier, et que ses origines n’ont pas d’importance à ses yeux, au sein d’une communauté. Ensuite, il a pris un ton plus sérieux et ponctuait ses phrases susurrées par des expressions de surprise. Son discours allait dans tous les sens. D’après les mots que j’ai entendus, un taureau de 1 800 livres a déchiré la poitrine de son frère. Il a eu très peur, et son oncle avec un
fusil avait tiré sur le taureau. J’ai quitté Antonio Rodrigue alors qu’il continuait son histoire. Même sorti du bar, je le voyais encore parler, il parlait pour lui-même et c’est là que nous nous sommes compris.

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Mâche-Mâche https://www.delitfrancais.com/2022/11/09/mache-mache/ Wed, 09 Nov 2022 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49778 Chronique d’un ventre en vrac.

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Malheuresement, j’ai la nausée mais je ne suis pas permis de dire pourquoi. Le temps presse et vous avez faim. On connaît tous·tes, sur les réseaux sociaux, ces comptes très commandités qui partagent au moins une liste des «meilleurs restaurants de Montréal» par semaine. L’objectif de cet article est de proposer des recommandations plus crédibles et inattendues. Par conséquent, découvrez quelques suggestions de déjeuners incontournables, selon moi, et une liste des endroits bien gardés où l’on peut m’apercevoir caché en train de hurler, de dessiner et, ne l’oublions pas, de déjeuner.

Mon déjeuner préféré à Montréal se résume en peu de mots. Il doit être accessible n’importe quand et il est souvent spécifique. Mon choix de prédilection serait le bagel nature (sans graines de sésame) ou celui au romarin de chez Saint-Viateur (263 Rue Saint-Viateur O., Montréal, QC H2V 1Y1). À chaque fois que j’y vais, en pleine nuit le plus souvent, l’odeur et la texture élastique de la pâte entre les mains des boulanger·ère·s au travail me font oublier que le paiement ne se fait qu’en argent comptant. Ils ont un guichet automatique, mais les frais valent un bagel.

«On ne peut parler du Miami Deli sans mentionner le décor aquatico-floral, improbable, déconcertant et flamboyant»

Chez Miami Deli (3090 Rue Sherbrooke E., Montréal, QC H1W 1B5), ils ont de tout, et leur service 24h/24 avec des livreur·se·s de bonne humeur redonne le sourire. Cette enseigne est une alternative qui évite les innombrables frais additionnels des plateformes en ligne. Il faut y aller pour l’interminable menu et les desserts très copieux qui vous achèveront. On ne peut parler du Miami Deli sans mentionner son décor aquatico-floral, improbable, déconcertant et flamboyant.

Dans la même veine, on retrouve le plus silencieux Alto (3469 Avenue du Parc, Montréal, QC H2X 2H6), où le personnel vous fait vous sentir en famille. C’est très bon pour un prix très raisonnable, c’est ouvert même la nuit, et, là-bas aussi, le menu est très versatile.

Il y a aussi l’Orange Julep (7700 Boulevard Décarie, Montréal, QC H4P 2H4), dont l’installation en forme du fruit éponyme reste accessible et allumée jusqu’à 3 heures du matin. Le stationnement en soi est devenu un lieu de rassemblement pour les commerçant·e·s de Facebook Marketplace et autres insomniaques.

Enfin, un indispensable, et de renommée mondiale: Patati Patata (4177 Boulevard Saint-Laurent, Montréal, QC H2W 1Y7). Il est aussi appelé «friterie de luxe», et sa salle à manger ferme à 2 heures du matin. Il est presque trop bon pour les sorties de boîte de nuit. Essayez-le, mais mettez vos vêtements en quarantaine quand vous rentrez chez vous, sinon l’odeur embaumera votre logement (et vous ne voulez pas vivre dans une poutine).
Vous connaissez peut-être ces restaurants parce que la faim dévoile les secrets les mieux gardés. Mais vous ne connaissez pas mon favori ultime: la man’oushi du 3934 rue Saint-André. La boulangère y réside au troisième étage, et elle est très occupée. Elle essaie de maintenir le rythme de ses commandes tout en vivant sa tradition familiale. Une liste dans l’entrée de l’immeuble vous permettra de laisser votre commande et vos renseignements. Elle prend en général trois jours pour répondre, et parfois elle ne répond pas. Dans les deux cas, l’attente vaut le coup.

«Pour se sentir seul·e au monde et bien caché·e, à toute heure de la nuit, rendez-vous en haut de la tour Lévis sur l’île Sainte-Hélène»

Si je n’y suis pas, vous me retrouverez les poches remplies de gâteaux dans les passages clandestins en route vers mes endroits isolés favoris. La station Square Victoria-OACI sur la ligne orange vaut le détour. Elle donne accès à un passage ondulé entre la sortie du métro et le Centre de commerce mondial. Ce chemin souterrain est selon moi très agréable, l’éclairage jaunissant et l’impossibilité de voir l’autre bout du tunnel lorsqu’on y entre limitant le nombre de passant·e·s qui le fréquentent. Au-delà du passage se trouve un morceau du mur de Berlin et l’allée commerçante très peu empruntée du Centre de commerce mondial. Sa fontaine et l’acoustique des lieux permettent aux chanceux·ses qui s’y retrouvent de s’affranchir de la routine. L’accès est au croisement des rues Saint-Jacques et Saint-Pierre.

Pas loin, deux musées tout petits et inconnus sont propices à l’introspection. Découvrez l’insolite et minuscule Musée de la monnaie (129 rue Saint-Jacques). Il est rattaché à la Banque de Montréal. Le Musée de la douane à l’Agence des services frontaliers (400 Place d’Youville), passe inaperçu mais donne à ses visiteur·se·s de nuit l’impression d’être seul·e au musée, un peu comme dans le film.

Si vous continuez sur la place d’Youville, vers la rue de la Commune, il y a dans une ruelle en pierre entre deux imposants immeubles un tout petit café sans places assises qui sert de délicieuses crêpes… à vous de le découvrir, donner son nom serait trop facile.

Pour se sentir seul·e au monde et bien caché·e, à toute heure de la nuit, rendez-vous en haut de la tour Lévis sur l’île Sainte-Hélène. 170 marches à gravir pour une vue imprenable de Montréal et se percher dans les arbres. Une autre option dépaysante est la maison Nivard de Saint-Dizier à Verdun. Idéal pour faire passer les envies de vomir.

Cette nuit, je ne sais pas où je serai. J’attendrai celui ou celle qui se sera rendu·e à toutes ces adresses avant de lui demander: «Puis-je être ton dernier repas?»

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Ave Madonna https://www.delitfrancais.com/2022/10/26/ave-madonna/ Wed, 26 Oct 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49489 Madonna : découpée, traduite, déformée.

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Le mot «icône» désigne une peinture divine, souvent une représentation de la mère de Dieu. Puis un glissement de langage survient quand «icône» est employé pour désigner la célébrité dont le nom renvoie à la Vierge Marie: Madonna. En effet, selon le Professeur Marcel Denasi de l’Université de Toronto, d’après son ouvrage Language, Society, and New Media: Sociolinguistics (2020), la première occurrence de ce mot pour désigner une vedette extraordinaire est associée à Madonna Louise Ciccone, dite Madonna. Il est donc naturel de commencer par elle lorsqu’il s’agit de rendre hommage à ceux qui transforment un carré en piste de danse. Pour célébrer 40 ans de carrière Madonna a sorti, le 19 août dernier, Finally Enough Love: 50 Number Ones: une compilation de remixes de ses plus grands titres. Cette semaine, je voulais la célébrer, et prétexter lui rendre hommage, en m’amusant avec son œuvre. C’est pourquoi je vous propose le morceau manquant de sa compilation. Il s’agit non pas d’un remix mais d’un «pot-pourri» (souvent désigné par l’anglicisme «medley»). J’ai recollé plusieurs paroles de multiples chansons de Madonna (dont deux en français) et j’en ai fait une traduction déformée.

Version anglaise: chacun des vers est une parole de chanson de Madonna

Certainties disappear

The right voice will be the snake

the pretender will be the fish that got away.

.

I thought that we were related

everyone must stand alone

but I wish that you

were here with me.

This used to be my playground

I was looking for a way to drop you down

like the limbs of a tree

but we only got four minutes

outside

waiting is the hardest if you can’t stand the heat

outside

just watch me burn

and inside

sticks and stones will break my bones.

I’m a little bit rusty

we are all still wet.

When you point the finger

there are three fingers pointing back at you

I tried to be a mess.

Encore une fois, je suis cassée

time is waiting.

Encore une fois, je n’y crois pas

I’m not happy this way

and you hold the key.

.

I think my head is caving in.

.

Version française basée sur celle en anglais

.

La voix juste sera celle du serpent, du poisson imposteur

en fuite.

.

Dans ma mémoire, nous étions liés.

En dehors, il faut rester seul.

J’aimerais que tu sois là

dans ma cour de récréation

là où je cherchais, avec des ciseaux

la façon pour faire tomber tes quatre branches

en quatre minutes

dehors

l’attente coule en perles avant l’insolation

dehors

surveille ma cuisson et carbonise

dedans

cailloux et bâtons cassent les os.

Je suis un peu rouillée

nous sommes toujours mouillés.

En montrant du doigt, tu seras pointé par trois.

Ailleurs, j’ai essayé de ranger

j’ai cassé la vaisselle sale

j’ai cherché la vaisselle propre mais elle était sale.

J’ai creusé mon aisselle sale.

.

Et je m’installe dans le trou.

.

Liste des chansons utilisées en anglais : Open your heart; You Must Love Me; History; Rain; Bedtime Story; Sanctuary; Pretender; 4 minutes; I love New York; Push; Like A Prayer; American Life; Jump; Sorry; Like It or Not; Let It Will Be; Skin; Frozen; Paradise (contient deux paroles en Français) ; Live To Tell; Revenge.

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Mots d’un aérosol avec des dents https://www.delitfrancais.com/2022/10/19/mots-dun-aerosol-avec-des-dents/ Wed, 19 Oct 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49376 Entrevue avec Dr Bao Pham alias Croki, pionnier du graffiti montréalais.

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Un graffiti est une inscription sur une surface publique. Il se définit simplement mais il est philosophiquement rebelle aux catégorisations. Parfois le graffiti constitue plus une expression artistique appréciée qu’une inscription qui détériore, tandis qu’à d’autres moments il est vandale et méprisé plus qu’il est touchant. De la même manière, on a du mal à détester Les Tournesols à la soupe de Van Gogh: on a autant d’arguments pour souligner d’une part le caractère indispensable de l’activisme environnemental et d’autre part le caractère scandaleux d’un tel acte de vandalisme. Sans contexte, ce problème ne se règle pas et il rejoint également la question des motivations qui mènent à un tel acte. On les retrouve aussi bien en Palestine que sur son bac de recyclage, les graffiti sont des marqueurs anthropologiques d’extraction populaire. Pour comprendre les raisons possibles à l’origine de l’acte de faire des graffiti, Le Délit s’est entretenu avec l’artiste et dentiste Dr Bao Pham.

Le Délit (LD) : Pourrais-tu te présenter?

Bao Pham (BP) : Je m’appelle Bao. Aujourd’hui, je fais surtout des tableaux et, à côté, je suis dentiste. J’ai installé un atelier dans ma clinique pour peindre quand j’ai des annulations. Ça me permet aussi d’entendre les avis de mes patients. Il y a une grande diversité chez les patients qui me consultent, ainsi je ne me contente pas seulement de mon point de vue. Sinon, mon intérêt pour l’art a commencé avec le graffiti dans les années 90. J’ai commencé en 1995 environ, comme membre de la première génération de ce qu’on appelle non pas le graffiti, mais Street Art (Art urbain, tdlr).

«J’ai installé un atelier dans ma clinique pour peindre quand j’ai des annulations. Ça me permet aussi d’entendre les avis de mes patients»

LDLe graffiti est-il du Street Art avant d’être du vandalisme?

BP: C’est sûr que les premiers essais, c’est un peu n’importe quoi. Au tout départ, oui, je pense que c’était plus du vandalisme si on remonte dans les années 80 à New York, où l’idée du graffiti était de poser son nom. C’est vraiment, à la base, être capable de poser son nom dans la ville. Pour mes amis et moi, c’est le même principe, au début c’était des tags, surtout dans le métro. Ça fait vraiment partie intégrante de la culture hip-hop.

LDAs-tu senti le basculement entre le Street Art redouté par les commerçants et les citoyens et le Street Art célébré par tous, à tel point que le festival MURAL a été créé en 2013 pour apprécier les graffeurs comme des artistes? Est-ce qu’on imaginait cette démocratisation il y a 30 ans?

BP: C’est drôle que tu m’en parles parce que j’avais une patiente cette semaine qui m’a demandé comment je voyais ce changement. Je dirais que j’ai vécu ce côté vraiment vandale, et qu’il existe encore aujourd’hui, mais beaucoup moins que dans le temps parce qu’avant, ça faisait partie intégrante du graffiti. Aujourd’hui, il y a encore de ces «vieux gars», ceux qui sont actifs et qui ont gardé l’esprit du bombing (peindre sur un mur public avec des bombes de peinture, ndlr) pour laisser une trace sur les panneaux de signalisation le long des autoroutes. Ils montent sur les poteaux et font leur tag. Donc ce côté redouté existe encore, mais il est moindre. On remarque ce côté commercial maintenant avec le festival MURAL. Ce que les gens ignorent, c’est qu’il y a un autre festival de Street Art, la convention Under Pressure, qui revient chaque année depuis 1996, mais c’est un festival qui passe inaperçu. Le mur arrière des Foufounes Électriques devient l’espace de travail de plusieurs artistes et l’ambiance ressemble à celle des block parties (fêtes hip-hop de quartiers à New York dans les années 1970, ndlr).

LDÀ New York, les graffeurs étaient souvent des personnes marginalisées et engagées. Qu’en est-il de Montréal? Tes amis et toi avez des revendications?

BP: Je ne voyais pas notre groupe comme ça. On était tous jeunes, évidemment, mais on y allait que pour les graffiti. C’était pas nécessairement avec un but, mais oui, c’est sûr qu’il y a le côté «rébellion».

LDComment ça fonctionnait pour trouver un espace pour faire des graffiti?

BP: Contrairement à maintenant où on peut s’entendre avec un propriétaire facilement pour faire ce qu’on veut sur leurs murs, avant ce n’était pas si simple. Il y avait quand même un vieux garage avec un grand mur sur Papineau et Saint-Grégoire. Un autre endroit était en dessous de l’autoroute 20, c’était illégal parce qu’il y avait des usines autour. Il n’y avait pas grand monde à part des personnes qui promenaient leur chien. C’était sur un ancien chemin de fer donc la police venait moins.

«On a dû courir sur le train pour fuir la police et on a finalement réussi à leur échapper»

LD: Tu dis «moins»; la police venait-elle souvent?

BP: Oui, dans notre temps, même si on demandait la permission des propriétaires, on avait toujours la visite de la police. Ils nous demandaient nos papiers, ils faisaient une vérification, ils nous écœuraient un peu et puis ils nous demandaient de partir.

LDQuelle est l’une de tes expériences les plus intenses?

BP: Une fois, la nuit, nous étions sur un train pour travailler dessus et on a vu la police arriver. Moi, déjà que je suis pas grand, alors imagine toi par rapport à un train! Je faisais sûrement la taille des roues. On a dû courir sur le train pour fuir la police et on a finalement réussi à leur échapper.

LDPourquoi as-tu voulu travailler sur un train?

BP: Il y a beaucoup de trains commerciaux qui ne roulent pas la nuit et qui se retrouvent à l’arrêt dans des gares. L’idée c’est d’avoir son nom sur quelque chose qui roule et qui va voyager partout, autant pour quelqu’un qui habite à New York ou à Montréal…

Pour retrouver Bao, suivez-le sur son Instagram @bao_croki_ pham et sur son site web.

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Restez sur les lignes https://www.delitfrancais.com/2022/09/28/restez-sur-les-lignes/ Wed, 28 Sep 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49027 Interligne : 888-505-1010, McGill Nightline : 514-398-6246.

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L’organisme d’écoute Interligne, destiné aux personnes de la diversité sexuelle et des genres, devra fermer sa ligne de nuit le 15 novembre prochain en raison d’un manque de financement. Pourtant, selon un communiqué de l’organisme datant du 13 septembre dernier, 35 000 personnes LGBTQ+ utilisent chaque année les services d’Interligne, et le tiers d’entre elles ont recours à la ligne de nuit. Entamons une brève aventure numérique: 35 000 ÷ 3 = 11 667 appelant·e·s de nuit; et 11 667 ÷ 365 = 32 appelant·e·s chaque nuit. Mais que signifient vraiment ces valeurs numériques, et quelles conclusions peut-on en tirer? Peut-on mesurer l’efficacité d’une ligne de nuit, le nombre de vies sauvées, en se basant sur le nombre d’appelant·e·s? Lorsque l’on appelle Interligne, à n’importe quelle heure, on tombe sur un message pré-enregistré demandant de rappeler plus tard parce que les lignes sont saturées. Ne s’agit-il pas déjà d’un indicateur que le service est essentiel parce que très en demande?

Outre ce mystère statistique et numérique entourant la valeur d’une ligne de nuit, un flou cache ce qui se dit à voix basse lors de ces appels téléphoniques. C’est ce que j’ai pu constater lors de mon entretien avec Chloe Chan Lam, vice-présidente aux Affaires externes de la McGill Students’ Nightline, la ligne d’appel de nuit de l’Université McGill. Il s’agit d’un service destiné à tous·tes, exclusivement en anglais. Les sujets qui y sont abordés seraient très variés (du besoin de pallier la solitude aux recommandations de pizzerias locales). Bien que des données chiffrées, Chloe Chan Lam ne pouvait pas m’en offrir, elle m’a tout de même ouvert les yeux à la clé de voûte de ma réflexion: la confidentialité. Les lignes de nuit sont un de ces sujets qui doivent rester dans le noir. Sans mystère, elles ne sauraient exister. Les appelant·e·s doivent avoir une confiance naturelle en ces lignes, en leurs secrets, pour s’ouvrir à elles. Ainsi, toute question à leur sujet est accueillie avec méfiance. Parler au «vous» inquisiteur plutôt qu’au «moi» vulnérable, c’est franchir une ligne.

La McGill Nightline est un service anglophone ouvert tous les jours de 18h à 3h durant l’année universitaire. Il s’agit d’une ligne d’entraide confidentielle, anonyme et sans jugement gérée par des Mcgillois·es offrant du soutien à la communauté universitaire et à n’importe quel appelant.

J’ai pu demander à Chloe si des services en santé mentale étaient offerts aux étudiant·e·s volontaires. Elle m’a révélé que le réseau de volontaires était solide et étendu. En effet, les standardistes se rencontrent lors de leurs quarts de nuit pour travailler ensemble. La communauté qu’il·elle·s forment est une source importante de soutien moral, car elle assure autant le bien-être des bénévoles que la qualité du service d’écoute. De plus, la vice-présidente aux Affaires externes de la ligne de nuit a précisé que des services avec des professionnel·le·s en santé mentale leur étaient offerts. Elle a terminé l’échange en vous invitant à appeler leur numéro : «n’hésitez pas, essayez bien, ça vaut le coup» au 514–398-6246.

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Prosopagnosie https://www.delitfrancais.com/2022/09/14/prosopagnosie/ Wed, 14 Sep 2022 11:15:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48754 n. f. (neurophysiologie) incapacité de reconnaître les visages.

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J’ai les doigts cadavériques et les dents qui claquent. Il n’y a plus d’eau chaude. Mon regard vidé dans les carreaux de la baignoire se remplit à nouveau. Je coupe l’eau. J’ouvre le rideau. Je pose mes orteils hésitants dans la flaque par terre. J’attrape la serviette du bout des ongles. Je m’enveloppe dans le linceul et j’attends. Accroupi et couvert, mes lèvres se calment doucement. Je me relève pour les voir dans le miroir, mais le reflet se refuse. Avec la serviette, j’essuie la buée, je corrige ma moustache à la pince à épiler. J’essuie la glace une deuxième fois, je coupe mes ongles ras. J’essuie une quatrième fois, je rase mes doigts avec ma moustache. Je sors de la salle de bain avec le sourire de celui qui ne comprend pas.

J’enfile des rubans qui sentent l’urine et le cuir, mes longues chaussettes noir sang. J’allume les lumières rouges sacrificielles. Mes oreilles n’arrivent plus à annuler le frigidaire, c’est l’heure où il ronfle le plus fort. Il faut de la musique. Je prends l’ordinateur et le pose sur mes genoux, le métal froid maintient mes poils en érection. J’ai choisi la chanson, on n’entend plus le frigidaire. L’interphone sonne, me fait sursauter.

Je vais à la porte, vérifier si c’est bien lui. Je le vois à l’écran, mais j’ai besoin de l’entendre. Dans mon microphone je dis «oui ?», dans le sien il dit «c’est moi». J’ouvre.

Le portail se referme après lui. Il lui faut trente secondes pour arriver devant ma porte. À la vingt-cinquième, je me place derrière le judas. Je ne le reconnais pas à la vingt-septième, mais il a l’air rassurant des étrangers. À la vingt-neuvième, je déverrouille, il entre à trente.

Il a une moustache épaisse, il a des yeux, ils sont bleus, verts ou marron. Je constate qu’il a tout, rien ne manque à son visage. Il s’amuse à me voir décrypter ses traits comme si je venais de rencontrer. Nous sommes encore à la porte et il enlève son sac, ses souliers. Il porte une chemise comme un moine en maillot de bain. Son collier ras du cou, il le met pour moi, pour m’aider à l’identifier. Je lui fais remarquer qu’il est mouillé. Il ouvre la bouche pour me dire qu’il n’a pas plu pourtant, mais je le dis avant lui parce que je le connais. Son haleine et sa sueur, fraîches, l’embuent comme une vitre. Dans le couloir hémorragique, il pose son vélo sur la selle. Il n’a pas de casque, mais j’ai arrêté de lui dire d’en acheter un. Il le sait. Il espère qu’il en aura besoin, mais il n’en achètera jamais. Lui, c’est Binky, comme mon père. Comme moi, il a la souffrance en bruit de fond.

Je me lance à gauche pour aller vers la cuisine. Là-bas, je pose mes coudes sur le granite, je fais semblant de réfléchir. Je demande, comme d’habitude, gin, Canada Dry, citron vert — «on dit lime icitte» — et sirop d’érable, il confirme avec la tête, il est debout, il enlève tous ses vêtements, il confirme une deuxième fois en agitant le pénis. Sur le plan de travail, il sort toutes ses poudres, cristaux et jus. Il sait corrompre et n’a pas à me le dire, son assurance le fait déjà.

« Lui et moi sommes un guerrier, son cheval blessé »

Sous la lumière, tout est rose et violent. Je lui tends la boisson, il saisit mon bras et le verre se brise par terre, il me regarde avec ses yeux détraqués. Des morceaux de verre rentrent dans mes pieds, il ne cligne pas des yeux. Il est ferme, comme mon père, mais ce Binky, il ne l’est que quand il le faut. Je lèche son cou, il mord mon pouls, j’arrête à temps. Il me regarde douloureusement.

Nos orteils hésitent dans la flaque de sang. Ils ne savent pas s’ils trempent dans ce qui leur appartient. Je n’ai pas peur de moi quand je suis avec Binky. Lui et moi sommes un guerrier, son cheval blessé. Il ne porte plus qu’un harnais, des chaussettes bleues comme la lumière et sa queue pend sur le tabouret. Il me donne ses bonbons et mange par procuration.

J’avais oublié de mettre de la lime dans la boisson, par terre. Il rit. Avec le zesteur je râpe le fruit puis mon doigt. Nous regardons enfin du sang et nous rions. Nous rions du sang. Nous moquons nos cicatrices et je saigne sur le sang.

Nous nous regardons amoureusement. Binky et moi sommes une offrande qui attend, dans le sang rose et l’urine bleue. Dans ses yeux, je vois mon enterrement et le sien. Le sien d’abord. Binky est le seul qui mourra avant moi. Nous essayons de nous détruire, mais nous ne nous cassons qu’un peu.

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On va y passer la nuit https://www.delitfrancais.com/2022/08/31/on-va-y-passer-la-nuit/ Wed, 31 Aug 2022 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48612 Présentation de la section inédite «Vie nocturne».

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Il faisait encore jour dans mon appartement, j’accumulais les nuits blanches. Je m’apprêtais à m’asseoir pour commencer à écrire ce texte quand une femme est rentrée chez moi. Je crois que je la connaissais, elle s’est assise, elle a parlé avec ses vêtements et des silences. Je ne l’ai pas regardée, j’ai soupiré. Elle m’a répondu en frottant sur sa robe. J’ai expliqué que j’étais l’éditeur d’une nouvelle section du Délit et qu’elle allait s’appeler «Vie Nocturne». Elle comprenait tout ce que je disais comme si nous nous connaissions. Elle n’a rien dit au début, puis dans un langage de serpent, je l’ai entendue sourire. Elle s’est rapprochée pour me poser une question. J’ai écouté sa question et j’ai réfléchi. Elle n’était déjà plus là. Je n’ai pas arrêté de réfléchir. J’y ai passé la nuit. À cause d’elle, je suis en retard. Encore troublé par mes réflexions, je me suis rendu à McGill, et j’y suis en ce moment. J’écrivais dans les bureaux du Délit. Mon texte peinait à avancer, l’équipe s’impatientait. Un·e membre de l’équipe est venue me voir et m’a dit : «Alexandre, finis vite! On ne va pas y passer la nuit». Agacé par sa présence légitime, j’ai répondu : «Mais qu’est-ce que c’est la nuit?» Iel m’a regardé, puis iel a dit : «Je ne comprends pas, tu n’écris pas en Philosophie? Tu devais juste expliquer au lectorat comment contribuer pour écrire dans ta section». J’ai réalisé qu’iel avait raison et depuis l’écriture avance bien mieux. Une définition de la nuit n’existe pas, la nuit est une expérience métaphysique. Il ne me reste que quelques minutes pour vous expliquer comment écrire dans ma section «Vie Nocturne». 

« La nuit est un défi, elle relève de la transgression des codes de l’expérience diurne » 

L’enjeu de la section peut se résumer sans définition mais en deux questions: Comment la nuit vous impacte-t-elle? Que vous évoque la nuit? 

Elle peut être le temps, le sommeil, les rêves. Elle peut renvoyer à l’intimité (aussi bien pour le secret que pour la sexualité). Et enfin, on la rattache aussi aux fêtes, aux autres, aux étrangers et aux dangers. La nuit peut être tout ça et plus encore, c’est une aventure existentielle plus ou moins rassurante. Ce qui est intéressant avec le thème de la nuit, c’est l’idée de l’inconnu, du mystère nocturne qui s’installe aux couchers du soleil et de certains, que l’on sent tous mais qui ne s’explique pas. La nuit est un défi, elle relève de la transgression des codes de l’expérience diurne. Le jour est ordonné, il est la surface visible où les cachettes se font plus rares. Le jour correspond à la rationalité de la productivité. En négatif, la nuit renvoie à la dilatation du temps, à la légèreté des rendez-vous : on n’est pas en retard la nuit. Cependant le capitalisme contemporain nous rappelle souvent que le jour ne nous échappera pas, et que la liberté nocturne est plus un fantasme qu’une vérité. Même quand il fait nuit, les ascenseurs fonctionnent et les lumières automatiques nous rappellent qui nous sommes: le hibou couche-tard, une punaise de lit ou un vampire. La nuit est ponctuée de ces moments aseptisés qui nous sortent de nos obsessions. L’opposition entre le jour et de la nuit n’est pas réductible au contraste nox/lux ni à une succession manichéenne. L’alternance est indispensable au fonctionnement du cycle nycthéméral, le jour a besoin de la nuit. La nuit complète le jour, car elle donne à l’imprévisible un rôle plus important. Quand la nuit porte conseil, elle offre l’occasion de transfigurer la vie diurne.

« “Alexandre, finis vite! On ne va pas y passer la nuit”. Agacé par sa présence légitime, j’ai répondu : “Mais qu’est-ce que c’est la nuit?” »

La section «Vie Nocturne» se décompose en six rubriques. Vous êtes invité·e·s à partager vos productions sur la nuit selon les rubriques suivantes: 

La première : «Délit au lit»

Cette rubrique regrouperait les travaux et créations (textes, entrevues, illustrations, BD…) qui se rattachent à tout ce qui se passe au lit : sexualité, sommeil, somnambulisme et punaises de lit… la seule limite est le matelas (sauf si vous dormez sur une surface plus originale).

La deuxième : «Soifaim»

Cette partie regrouperait vos critiques gastronomiques, recommandations de restaurants, bars, dépanneurs ouverts 24h… dans la région de Montréal. En somme, tout ce qui se réduit au goût. 

La troisième : «Attention: Danger»

Celle-ci serait composée de vos expériences nocturnes dangereuses, effrayantes ou mystérieuses. Soyez sans crainte, tous vos témoignages sont les bienvenus, même si vous parlez de fantômes, de vampires ou de votre peur de l’obscurité. Les menaces peuvent aussi bien être concrètes qu’abstraites, et nous prendrons au sérieux toutes vos propositions. 

La quatrième : «À voix basse…»

Cette branche accueillera les délits, questions brûlantes, aveux et confessions que vous enverrez à vienocturne@delitfrancais.com. Les témoignages seront anonymisés et publiés avec des réponses de la rédaction, mêlant vos confessions et les réponses de l’éditeur·rice de la section… Faites confiance à l’anonymat offert par cette branche, elle a vu pire… bien pire. 

La cinquième : «Horaires à l’envers»

Pour celle-ci, le point focal est tourné vers les métiers nocturnes. L’idée est d’éclairer le lectorat quant au travail de l’ombre qui, souvent, reste inconnu. Par exemple, une entrevue avec des concierges de nuit, des opérateur·rice·s d’usine, des surveillant·e·s de stationnement, les oiseaux de nuit de la bibliothèque…mise au point sur différents milieux de la nuit. 

La sixième : «Aller danser»

Enfin, pour cette rubrique, vos recommandations de boîtes de nuits, de DJ, de soirées alternatives et clandestines seront appréciées. Mylène Farmer, Madonna et Lady Gaga doivent nous lire. Vos albums préférés, reportages photo sur les artistes drag ou les clubkids sont très attendus. 

Bonne nuit.

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Encas de petit creux : creuser ses joues https://www.delitfrancais.com/2022/03/30/encas-de-petit-creux-creuser-ses-joues/ Wed, 30 Mar 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48272 Défense de l’antropophagie.

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« Ses dents étaient dangereusement rivées à mon gland. Et je craignais que parvenue comme elle l’était aux combles de la frénésie, des larmes et de la passion, elle ne vint le mordre à pleines dents et à me le guillotiner. J’ai dû la chatouiller pour la forcer à desserrer la mâchoire »

Henry Miller

J’ai du mal à parler, donc je vais te l’écrire. La fin de semaine dernière, je me suis mâché l’intérieur des joues jusqu’à ce que la douleur me sorte de mon obsession momentanée. Autrement dit, je me suis creusé l’intérieur des joues pour me nourrir jusqu’à la limite ; plus je m’en approchais, plus l’euphorie provoquée par ce comportement autophagique était exaltante. Cela fait déjà quelques jours, et bien que je me serais passé de mes aphtes hérités, ils m’ont quand même fait réaliser à quel point il est banal de consommer des parties de son propre corps. Peut-être es-tu toi même en train de lire cet article en te rongeant la peau autour des doigts pour savourer des morceaux d’ongle sans vraiment en prendre conscience. Si tu as de la chance, tu n’y seras confronté qu’en lisant ces lignes, sinon un panaris te le rappellera. 

Le cannibalisme désigne la consommation de chair humaine dans le cadre d’un rituel, tandis que l’anthropophagie ne couvre que la consommation. Ces deux pratiques sœurs fascinent les humains tant elles attirent qu’elles repoussent. Les comportements d’autoconsommation décrits plus haut peuvent, en quelque sorte, être rapprochés de l’anthropophagie. Ce constat est déroutant parce qu’il ampute une partie du caractère fantasmé que l’on rattache habituellement à cette pratique. Quelle est donc la part de trivialité attachée à la consommation de son corps – et, a fortiori, de celui de nos congénères? Avec une préoccupation contemporaine grandissante liée à la consommation de viande, pourrait-on même tendre vers une acceptation éthique de l’anthropophagie? 

Ambiguité : cuit, cru et pourri

L’anthropophagie relève du monstrueux sans pour autant être fantastique. La violence qu’on associe à ses adeptes est rattachée à une force mythique, voire romancée. C’est un acte spectaculaire qui affirme à la fois la bassesse de l’homme et le paroxysme de la cruauté: l’individu dévore son congénère. Toutefois, la simplicité de l’acte est animale tant elle implique, dans la culture, un instinct de survie.

Prenons Le Radeau de la Méduse, du peintre romantique Théodore Géricault. Dans cette peinture, on observe des naufragés sur un radeau qui sont conduits, selon le critique d’art Jonathan Miles, « aux frontières de l’existence humaine ». Il ajoute : « Devenus fous, isolés et affaiblis, ils massacrèrent les plus rebelles, mangèrent les cadavres et tuèrent les plus faibles ». Alors que l’homme peut survivre plusieurs semaines sans s’alimenter, les naufragés se sont livrés à des actes anthropophagiques dès le septième jour. Par conséquent, dans cette situation, la motivation de survie peut, à certains égards, perdre en crédibilité. En effet, si la consommation de ses camarades n’est pas nécessaire pour rester en vie, elle représente donc un caprice cannibale, doublement barbare. 

« L’anthropophagie affirme à la fois la bassesse de l’homme et le paroxysme de la cruauté »

Dans ses Essais, le philosophe français Michel de Montaigne critique la démarche sophistiquée qu’avaient les Européens lorsqu’il s’agissait d’aborder les peuples autochtones pratiquant l’anthropophagie. En effet, les Européens avaient tendance à faire une représentation caricaturale, erronée et finalement crédule des populations autochtones alors qu’ils reprochaient justement la naïveté de ce que Rousseau, puis ses contemporains, appelaient « bons sauvages ». Les occidentaux du 16e siècle estimaient que les mœurs étrangères étaient inférieures à celles auxquelles ils étaient habitués. Par conséquent, elles n’étaient perçues que sous le spectre de la sauvagerie. Montaigne met à mal l’utilisation du mot « barbare », utilisé abusivement pour décrire les peuples autochtones outrageusement diabolisés, et rappelle que son sens premier se réfère aux étrangers, soit tout simplement ceux qui ne sont pas grecs. 

Par ailleurs, dans certaines tribus anthropophages, on croyait que boire le sang et manger les corps ennemis permettait de se nourrir de leur force vitale. Ce délire sanglant est une conviction psychotique; il reposait sur la croyance que boire du sang rapprochait l’anthropophage du divin. Dans Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Jean de Léry, voyageur et écrivain français, se rend compte du décalage entre la perception européenne de l’Amérique du Sud et la réalité sur place. Il écrit que « leur principale intention est, qu’en poursuivant et rongeant ainsi les morts jusqu’aux os, ils donnent par ce moyen crainte et épouvantement aux vivants ». On comprend ainsi que l’acte cannibal peut être réalisé non pas seulement par la volonté de consommer ses semblables pour se défouler, mais aussi pour des raisons religieuses. De plus, ces rituels n’avaient lieu que très rarement et n’étaient pas systématiques, suggérant à nouveau que l’acte anthropophagique peut être dénué de toute pulsion émanant d’une addiction. 

La lecture de ces deux penseurs met en lumière la perception erronée de l’anthropophagie tenue par les sociétés occidentales à travers l’histoire, qui la voyaient uniquement comme une expression de déviance, de perversité et de démence.

Le projet Ouroboros Steak: une faim en soi? 

Dans son livre Du goût de l’autre: Fragments d’un discours cannibale, l’anthropologue Mondher Kilani écrit sur le projet Ouroboros Steak, qui propose de créer de la viande humaine à partir de cellules prélevées au niveau des joues et cultivées pendant trois mois. La logique de la mesure serait de résoudre à la fois des considérations environnementales et éthiques contemporaines, car elle permettrait de produire de la viande sans la pollution et la souffrance liées à l’élevage animal. Selon le penseur, la consommation d’un produit comme celui-ci « ne constituerait pas une rupture anthropologique majeure ». En effet, il faut rappeler que le rapport actuel que nous avons avec la viande repose métaphoriquement sur un modèle cannibal: nous gardons les animaux d’élevage proches de nous, les transformons en membres de notre communauté, seulement pour les envoyer à l’abattoir quelque temps plus tard. Lorsque l’on se rappelle qu’avant un steak, il y a un veau, l’idée de le consommer peut rendre plus mal à l’aise. C’est pour cela que les abattoirs sont cachés et hautement protégés, pour permettre un déni suffisant. 

« Le rapport actuel que nous avons avec la viande repose métaphoriquement sur un modèle cannibal »

Le touche-à-tout Roland Topor écrit au 19e siècle dans La Cuisine cannibale que le mythe ancestral qui motive les expériences cannibales est la croyance que la viande humaine serait, au même titre que l’espèce humaine, supérieure. Cela rappelle l’expression « Nous sommes ce que nous mangeons », qui insinue que seuls les cannibales sont véritablement humains. Cet adage est d’ailleurs originellement rattaché à l’hindouisme avant d’être vulgarisé.

Somme toute, si l’on se fie à ce vieil adage hindou, un cannibale ne mange pas vraiment quelqu’un d’autre lorsqu’il mange quelqu’un qui lui ressemble; il se l’approprie jusqu’à ce qu’il fasse partie de lui-même. Il l’ingère, le digère et l’incorpore. Le cannibale dans la conscience populaire est mystifié. Il est vu comme un « barbare », pour reprendre Montaigne, comme un étranger alors qu’il reste en fait le même que nous, avec les mêmes que nous, au même endroit que nous et en mangeant les siens. On peut interpréter les pratiques anthropophages comme des pulsions de fin, s’exprimant en réponse à une conception profondément pessimiste de son existence. Ce serait un aveu: le rapport avec autrui est et restera impossible. La crudité de cette réalisation est insupportable. Finalement, elle serait encore plus dure à digérer que l’un des siens…

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La porte-mâchoire https://www.delitfrancais.com/2022/03/23/la-porte-machoire/ Wed, 23 Mar 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48064 Ligne de fuite.

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Mon appartement a l’indécence d’une bouche fermée, pleine de secrets ramassés et de questions que personne n’ose poser. C’est un dépotoir laissé à lui-même, c’est la fin d’un trou, une fosse où les chiens ne peuvent pas tomber plus bas. Je ne le comprends pas, mais lui me connaît de fond en comble. Je l’aime comme une victime admire son assaillant.  

En rentrant chez moi, je verrouille la porte et je vérifie qu’elle est bien fermée — même si le danger vient de l’intérieur. Je frappe des pieds sur le paillasson pour enlever la neige le temps que mes lunettes s’embuent complètement. Je les enlève et les pose sur le banc de l’entrée. Je garde mes chaussures, il ne faut pas se déchausser, même en hiver. Je n’ai pas le temps de perdre un orteil. 

Mon appartement est une science et son propre laboratoire. Le sol grouille sous les semelles. Je sens que je marche sur des écosystèmes d’oursins et de coraux, dans une mer dont il ne reste que le sel. Il y a des graviers comme des épines taillées pointues. Entre les lattes du plancher, on enterre les épines, les aiguilles, les arêtes. Elles s’érodent les unes sur les autres, en grincements de dents. Le courant sableux égraine les cadavres. Je vois comme un plongeur qui ouvre les yeux doucement sous l’océan. Je cherche mes lunettes qui ne sont plus sur le banc où je les ai laissées. On dirait que je cache mes propres affaires pour ne pas les retrouver, mais ce n’est pas moi, ce sont les murs qui me volent. Ils sont poreux, attentifs et ils ont même des dents. Après m’avoir fait chercher dans les limites du visible, les bandits de plâtre me cèdent mes lunettes sur le banc. Les murs cleptomanes sont percés 32 fois par 32 portemanteaux. Les dents sont excessivement habillées et saturées. Quand j’ai emménagé, j’ai décidé de planter deux rangées de clous le long du couloir, pour accrocher tous mes manteaux dans l’entrée. J’ai dû en rajouter pour alléger les premiers. Rapidement s’empilaient des placards entiers sur chaque portant, le poids accumulé sur le métal le courbait en forme de crocs. 

Je mets mes lunettes, l’entrée prend l’ambiance d’un cercueil et la ventilation d’une morgue. Chaque plante que j’y ai placée se brise en éclats de verre. Le parquet commence à fissurer comme le givre en formation. Les clous tremblent comme un enfant mal couvert. Je regarde, indifférent, je ne fais pas confiance à ce que je vois. L’intensité augmente avec ma résistance jusqu’à céder. Les vêtements, en procession, ondulent autour de moi et se mélangent par terre.

Le couloir est devenu un site de rituel et je suis leur offrande. Les vêtements se remplissent comme s’ils prenaient vie. Une veste me plaque au mur, à droite d’un clou. Deux gants animés, sous les ordres du manteau, me cassent toutes les phalanges pour que mes mains deviennent des sachets d’ossements. Les gants agitent mes membres disloqués, ils rient de mes marionnettes et s’amusent à me saluer en me serrant la main. Mes ongles devenus noirs, les gants me lâchent et prennent mes lunettes. Ils m’enfoncent les branches dans le blanc des deux yeux. Je pleure en rouge et je tombe en glissant sur le clou. La porte-mâchoire perce ma bouche sous le menton, décolle ma langue et ressort entre mes dents. Je fredonne et commence à chanter avec ce qu’il me reste : 

Perché à mon clou, je 

m’endors les yeux ouverts

Dans les filets de bave et 

de sang, je rêve de 

pêcheurs et de gros 

poissons. Dans la bouche, 

un hameçon 

du poison 

Je suis suspendu au mur comme un trophée de chasse

Par la langue 

Je suis l’empalé de la mer Noire 

Par la gorge 

J’ai le mal de mer Rouge qui fait cracher du sang 

Par les bouches 

À la fin du sacrifice

Je suis la figure de proue que des pirates ont violée 

Sur les lèvres, sur les lèvres 

Je m’enlève du crochet 

D’un coup, d’un coup, d’un coup sec 

Mon rêve m’achève comme la 

porte et du fil qui arrachent la 

mâchoire d’un enfant.

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Le Délit et la musique https://www.delitfrancais.com/2022/02/09/le-delit-et-la-musique/ Wed, 09 Feb 2022 13:00:45 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=47009 Recommandations de la rédaction: albums.

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In Rainbows de Radiohead (Léonard Smith, coordonnateur de la correction)

In Rainbows (2007) est à mon sens l’album le plus abouti qu’ait composé Radiohead depuis l’incontournable OK Computer (1997). Les arrangements instrumentaux se complètent si bien d’une piste à l’autre qu’ils forment un tout organique et fluide, sans pour autant qu’on sorte de l’écoute de cet album avec l’impression que tous les morceaux se confondent entre eux jusqu’à ne plus pouvoir les distinguer. Chaque pièce possède sa singularité tout en s’inscrivant dans une évolution lyrique qui frôle l’exaltation sensorielle. Les rythmiques haletantes aux accents rocks de «Bodysnatchers» laissent progressivement place à une musique quasi surréelle propice à la contemplation, comme l’envoûtante «Nude» ou l’énigmatique «All I Need». Je ne peux pas penser à une seule piste d’In Rainbows qui soit inachevée ou simplement moins réussie, tant Radiohead parvient ici à créer un son unique en son genre dans le paysage de la musique expérimentale.


It Is What It Is de Thundercat (Myriam Bourry-Shalabi, éditrice Actualités)

Si je me décide finalement à investir dans un tourne-disque, le premier album que j’achèterai sera It Is What It Is de Thundercat. Ce doit être sa voix douce qui me donne toujours l’impression de flotter dans l’espace, sans aucune crainte face au monde, comme si je conduisais indéfiniment dans un long tunnel. Ce calme contraste avec les chansons plus optimistes, faites pour danser («Black Qualls» ou «Funny Thing»). Avec des parfums de jazz, funk, pop, Thundercat et son style musical varié expriment le flux et le reflux de ses émotions vécues après le décès de son ami intime Mac Miller. Bon, je l’avoue, les paroles ne sont pas si révolutionnaires et parfois même un peu répétitives, mais Thundercat est le meilleur joueur de basse de notre génération, sans aucun doute. Si les 20 premières secondes de la douzième chanson «Unrequited Love» ne t’éblouissent pas, on a un problème sur les bras. Lorsque je fais ma vaisselle, j’écoute «Funny Thing» ou bien «Overseas», et lorsqu’il est l’heure de contempler ma vie, je choisis plutôt «Existential Dread» ou «It Is What It Is».  


Raasük de Mashrou’ Leila (Alexandre Gontier, illustrateur)

La vie nocturne à Beyrouth, c’est non seulement des shawarmas à quatre heures du matin, mais c’est aussi – et surtout – des corps sans inhibition qui bougent et transpirent. En arabe, «Raasük» veut dire «Iels t’ont fait danser», «Mashrou’ Leila» se traduit par «Plan d’un soir» ou «Projet d’une nuit». C’est le troisième album du groupe libanais, enregistré à Montréal en 2013. Il s’inspire des rues beyrouthines festives du début des années 2010. Cette liste d’électro-pop-rock alternative rassemble les instruments de la ligne orchestrale du groupe, soit des violons, des cuivres et des percussions, en les traitant comme un seul et même instrument. Les sonorités électroniques des 10 chansons s’opposent aux envolées vocales du chanteur – traditionnellement réservées aux chanteuses orientales de la deuxième moitié du 20e siècle. Cet album propulse le groupe indie sur la scène mondiale et fossilise l’esprit d’une jeunesse délaissée: victime des printemps arabes, d’homophobie, de transphobie, de la culture de la honte. Jusqu’à maintenant, aucun autre artiste musical n’avait joué avec les tabous comme ils le font. En plus d’être l’objet de controverses illégitimes, «Raasük» est un duel: d’un côté, la malédiction d’une génération abandonnée par son propre pays, de l’autre la célébration comme solution. Gracieux et magnétique, l’album porte sur ceux qui n’ont rien, mais fait tout danser, même les larmes.

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J’écris dans Le Délit pour sauver la vie de ses éditeurs https://www.delitfrancais.com/2022/01/26/jecris-dans-le-delit-pour-sauver-la-vie-de-ses-editeurs/ Wed, 26 Jan 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=46720 Réflexion philosophique sur la fascination parfois pathologique du sang.

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Sans l’imprimerie, ce texte serait écrit en rouge sur blanc. Je suis Alexandre, illustrateur au Délit, et sans ce texte que je me suis engagé à écrire, je serais en train de découper les corps des membres du conseil de rédaction du Délit. Mon image m’importe et ma liberté aussi; je ne voudrais pas passer ma vie en combinaison de prisonniers… Je dois donc me contrôler. Pour noyer mon envie d’étouffer le rédacteur en chef avec les intestins de la productrice, je contribue au Délit dans la section de l’Éditeur Philosophie. Lui aussi, j’aimerais goûter à son entrecôte, mais je l’épargnerai peut-être parce qu’il est beau, ou je l’écorcherai vif après les autres, parce qu’il est trop beau. Il pourra ensuite rester moisir en me parlant et en me faisant danser avec sa voix mélodieuse sur les os de nos collègues. Mais pour le moment, la couleur orange carcérale me fait assez peur pour m’inciter à m’abstenir face au rouge viscéral, et c’est pour cela que vous me lisez en ce moment.

Ce que je fais, en écrivant cet article, s’appelle de la sublimation. Il s’agit d’un processus quasi chimique de spiritualisation des sentiments afin de les rendre éthiquement acceptables. Selon Freud, la sublimation est la capacité qu’ont certaines personnes à dévier leurs pulsions sexuelles ou intenses vers des buts n’ayant pas rapport avec les moteurs de ces pulsions. Souvent, l’activité artistique ou l’investigation intellectuelle sont les chemins empruntés dans le cadre de cette démarche. Toutefois, il est important de mentionner que tous les humains ne sont pas capables de cette heureuse disposition. Parfois, les activités socialement valorisées peuvent ne pas constituer des dérivatifs satisfaisants. La notion de sublime, quant à elle, est différente mais tout autant pertinente. Selon Edmund Burke, homme politique et philosophe irlandais du 18e siècle, elle désigne le sentiment captivant qui nous traverse devant une scène qui secoue et déconcerte. La véritable signification du sublime n’a rien à voir avec son sens moderne «beau». Comme la sublimation évoquée plus haut, le sublime a trait à un dépassement, à une faille du langage quand il s’agit de le verbaliser. Autrement dit, ces deux concepts sont désignés par des mots qui ne semblent pas remplir clairement leur fonction nominative. Le sublime, c’est un genre d’étonnement, un effroi plaisant qui dépasse celui qui le ressent. Un exemple probant de sa manifestation est l’épisode du sang de l’oie sur la neige dans l’œuvre de Chrétien de Troyes Perceval ou le conte du Graal. Dans ce roman, le chevalier en quête de la coupe convoitée est frappé par le sublime lorsqu’il témoigne d’une scène tant glaçante que sanglante. Il observe, dans une banalité déstabilisante, un faucon transpercer une oie et l’abattre sur la neige. Il reste à observer la scène, figé pendant un moment qui l’est aussi. L’oie, blessée au col, fait couler trois gouttes de son sang dans la neige. En se répandant par capillarité dans la neige, elles rappellent au chevalier les traits du visage de son amoureuse. Dans ce texte, l’oie est un objet sublime (sa mort étant sa seule utilité) dont la vie ne servait qu’à produire cette image thanatique. L’animal n’a éprouvé aucune souffrance, et son immobilisme interpelle le lecteur.

«Pour le moment, la couleur orange carcérale me fait assez peur pour m’inciter à m’abstenir face au rouge viscéral, et c’est pour cela que vous me lisez en ce moment»

Roland Barthes verrait dans cette scène une des expressions premières du punctum de l’image, qu’il théorise comme étant le point sortant de l’image comme une flèche pour transpercer au vif celui qui l’observe. Les trois gouttes de sang fascinent le personnage médiéval et viennent transposer l’impact du faucon sur l’oie dans son imaginaire comme si la scène tout entière l’imprégnait en passant par trois trous. Bien que l’on oppose aujourd’hui communément le blanc au noir, l’oxymore chromatique originel, que l’imprimerie a fait disparaître, est l’association du rouge et du blanc. En effet, tant visuellement que symboliquement, l’ambivalence de cette opposition enrichit l’intensité dégagée par la scène et constitue un topos dans tous les arts. D’un côté, le blanc peut incarner la pureté, la virginité, la jeunesse, l’innocence. De l’autre côté, il représente l’isolement, la fin de vie; il est fantomatique et est même associé, en Asie du Sud-Ouest, à la mort. Le blanc pur recouvre les montagnes mais est rebelle à sa reproduction, car il est difficile de l’imiter sans qu’il soit trop beige ou grisé. Ensuite le rouge: il s’agit de la couleur du feu, de l’amour, de la joie. Il est aussi la couleur de la sexualité, de la séduction ou du dépucelage. Le rouge renvoie évidemment au sang, donc aussi bien au fluide vital, au sang insufflé, qu’au sang versé, aux viscères et aux blessures. Qu’il provoque un malaise vagal chez ceux qui en ont peur ou une érection chez ceux qui le boiraient, le sang est menaçant et sa juxtaposition avec le blanc est sublimement subversive. Quand Perceval regarde la neige s’empourprer, il décrit, avec un point de vue naïf, une scène qui ferait détourner les yeux d’un regardant empathique. On pourrait a priori penser qu’il dresse un tableau fidèle et innocent d’une scène de mort animale, qu’il se fait distant de la scène pour la décrire de façon objective. En réalité, il n’est pas distant: il surpasse la scène et parvient à y voir sa bien-aimée, vierge donc fantasmée. C’est dans ce moment que l’on comprend qu’il est lui-même le faucon, chasseur qui troue l’oie au niveau de son col. Le sang est donc le vecteur par lequel Perceval est saisi et ressent le sublime. C’est dans cette tension entre peur (ou horreur) et grandeur que peuvent émerger des moments sublimes. Cependant, quand ce dosage n’est pas maîtrisé (volontairement ou non), il est légitime de se demander pourquoi l’homme est attiré par des images qui ne font que le déranger.

«Qu’il provoque un malaise vagal chez ceux qui en ont peur ou une érection chez ceux qui le boiraient, le sang est menaçant et sa juxtaposition avec le blanc est sublimement subversive»

Pour être convainquant en tentant d’écrire une fiction qui relate les crimes d’un tueur, il ne suffit pas de créer des personnages irréductiblement méchants – comme Jason du film Vendredi 13 ou Freddy Krueger dans Les Griffes de la nuit – qui sont des monstres sans équivoque, qui l’ont toujours été, et qui semblent être génétiquement déterminés à une telle monstruosité. Souvent, visionner ces films constitue un moment de plaisir, de proximité avec le mal, ce qui pousse le spectateur à jouir de la violence débridée à l’écran. Selon le marquis de Sade, si la cruauté peut être aussi excitante, c’est parce qu’elle est «le premier sentiment qu’imprime en nous la nature». Elle nous fait revenir à ce moi «sauvage», étranger à la moralité, et libre comme un animal.

Toutefois, même si cette branche du cinéma est appréciable, elle est très invraisemblable parce qu’elle ne met pas le doigt sur le véritable dérangement que l’on peut éprouver face aux criminels en chair et en os. Ce qui dérange vraiment, selon la philosophe Hannah Arendt, ce n’est pas le caractère isolé et extraordinaire que l’on rattache à un meurtrier, mais plutôt sa banalité et, a fortiori, son humanité. Elle écrit que les criminels de chair et d’os prouvent qu’une personne moyenne, qui ne serait ni faible d’esprit, ni endoctrinée, ni cynique, peut être absolument incapable de distinguer le bien du mal. Apparemment, je ferais partie de ces gens-là… Quand j’essaie de comprendre d’où me vient la nécessité de collectionner les cadavres, je pense à un roman: Un Roi sans divertissement de Jean Giono.

«Je n’ai pas détourné vos yeux de ma perversité. J’aurais pu vous surprendre et vous laisser découvrir, dans un banal bulletin de nouvelles télévisées, le sort de l’équipe du Délit, de laquelle j’étais moi-même un banal illustrateur ayant écrit un banal article sur le sang»

Dans l’excipit fantastiquement grandiose de ce roman, le personnage principal tue une oie pour apprécier une dernière fois le sang et la neige sublimes, alors qu’il fume une cartouche de dynamite pour se faire exploser. La scène est imprévisible et crée une nouvelle image frappante pour l’esprit. Ce roman, dont le titre fait référence à l’une des Pensées du philosophe Blaise Pascal («Un roi sans divertissement est un homme plein de misères»), raconte l’enquête menée par le capitaine Langlois pour retrouver le criminel responsable d’une série d’enlèvements dans un village des Alpes françaises. Le roman nous invite à lire, en filigrane, la psychologie du tueur pour comprendre que celui qui mène l’enquête est en fait similaire à celui qu’il étudie. Revenons à présent sur la référence au moraliste chrétien du 17e siècle dont il est question dans le titre de cet ouvrage. L’humain, selon Pascal, se divertit pour détourner sa pensée des sujets de réflexion tels que la destinée, le salut et la foi en Dieu. Étymologiquement, le divertissement renvoie au détournement (divertere en latin). Giorno, dans son roman, fait l’exposé de plusieurs types de divertissements (la chasse, le jeu, le spectacle); ces divertissements représentent pour l’auteur un refus plus ou moins conscient de l’exigence chrétienne de méditation personnelle. Quand on laisse une personne seule (représentée dans la phrase par un roi) sans qu’elle puisse se divertir, on ne verra plus que la misère de cette personne. À partir de là, il n’y a pas, sur la destinée humaine, de communauté de pensée entre Pascal, fervent chrétien, et Giono, athée. Pour Pascal, il s’agit d’accepter sa misère spirituelle (au lieu d’y échapper ponctuellement en se divertissant). Autrement dit, la privation de divertissement peut être l’occasion d’une conversion spirituelle. Quant à Giono, la solution «par le haut» à notre misère intrinsèque n’existe pas. Le fond de notre condition humaine, selon lui, est l’ennui. Il suggère que la vie n’a pas de sens et que toute entreprise sera désespérément gratuite. Alors, pour lui, il faudrait détourner sa pensée de cet ennui fondamental; autrement dit, il faudrait se divertir. Quels divertissements seraient possibles et suffisants pour permettre à l’homme d’échapper à l’étourdissement symptomatique de la contemplation de l’ennui? Pour la majorité des personnes, les loisirs, le travail ou l’écriture d’un article de philosophie suffisent pour étouffer la misère propre à leur condition. Mais pour certains êtres, les seules activités capables de subjuguer l’ennui doivent être risquées et violentes. C’est pourquoi on peut appeler «grand remède à l’ennui» le plaisir mêlé d’effroi qui réside dans le fait de tuer, en risquant sa propre vie.

Ainsi, alors que j’aurais pu écrire un article tronqué de ses intentions, et donc trompeur, j’ai choisi l’honnêteté. Je n’ai pas détourné vos yeux de ma perversité. J’aurais pu vous surprendre et vous laisser découvrir, dans un banal bulletin de nouvelles télévisées, le sort de l’équipe du Délit, de laquelle j’étais moi-même un banal illustrateur ayant écrit un banal article sur le sang. Cela rappelle la maxime devenue lapalissade «méfiez-vous des apparences». L’œil du chevalier Perceval qui, selon le plus grand nombre, devrait faire couler une larme et éviter le sang, fait tout l’inverse: il sexualise une vierge en l’associant par son hymen au cou déchiré d’une oie. Ce n’est pas un hasard si le mot «cruauté» vient du latin cruor, qui renvoie au plaisir éprouvé à la vue du sang versé. Langlois, de son côté, utilisait un hêtre magnifique et grandiose dans lequel il avait creusé un trou pour cacher les cadavres de ses victimes. La cruauté de ces deux personnages me tache comme du sang sur la neige. Et vous qui lisez mon texte, n’allez pas fouiller dans les érables du Mont-Royal, s’il vous plaît. J’admets craindre l’incarcération, et vous, vous devriez avoir peur de moi.

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Prostitution et études font-ils bon ménage? https://www.delitfrancais.com/2021/11/23/prostitution-et-etudes-font-ils-bon-menage/ Tue, 23 Nov 2021 19:19:29 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45638 Rencontre avec deux travailleurs du sexe, étudiants universitaires.

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Adam* est arrivé le premier. C’est un garçon de 20 ans, étudiant mcgillois ; il apparaissait très à l’aise, bien que maladroit, en franchissant la porte de mon appartement.  « Je n’ai jamais fait ça, mais j’ai hâte. Avec une fille, en plus, ça serait une expérience inédite pour moi », me dit-il d’emblée. Il s’est très vite repris : « Enfin, je veux dire une expérience journalistique. » On a ri et l’interphone a sonné une 2e fois. C’était Maya*, la fille en question, 24 ans, également étudiante universitaire, encore plus extravagante qu’Adam et moi combinés. Elle aussi a franchi la porte et s’est exprimée sur sa virginité journalistique. Nous avons ri tous les trois ; l’échange s’est fait naturellement. Adam et Maya sont tous les deux travailleurs du sexe et ont accepté de discuter avec moi dans le cadre d’une entrevue informelle.

Dans un premier temps, on a discuté des services qu’ils offraient ainsi que des plateformes qu’ils utilisaient. Pour la jeune femme, il s’agit exclusivement de prestations virtuelles au moyen d’une caméra. Au début de la pandémie, c’est le format qui lui était imposé ; maintenant, c’est celui qu’elle préfère. Elle n’a plus à se soucier de sa sécurité, une inquiétude qui lui a causé des problèmes depuis ses 19 ans. Adam, quant à lui, utilise plusieurs sites internet, dont un site d’escortes spécialisé pour la clientèle gaie. C’est un géant de l’industrie plutôt sécuritaire qui, lorsqu’on a un profil de fer, est source de revenus amplement suffisants pour vivre – du moins, c’est ce que l’on croit au début. Sur cette plateforme, les escortes vivent leurs deux premières semaines de travail comme dans une utopie. Adam compare les profils frais, soit les nouveaux profils apparaissant sur le site internet, à des vêtements. Une nouvelle collection et les gens se précipitent vers les plus beaux articles ; mais une fois que la suivante est sur les étalages, à moins qu’une pièce soit une édition limitée ou devienne une pièce de collection, elle intéresse d’emblée moins de clients. Adam fait ça depuis plus ou moins un an, mais il sort d’une relation abusive dans laquelle son ex l’avait initié au sexe en échange de quelque chose. 

«C’est un géant de l’industrie plutôt sécuritaire qui, lorsqu’on a un profil de fer, est source de revenus amplement suffisants pour vivre – du moins, c’est ce que l’on croit au début»

Maya raconte que malgré la nécessité de devoir faire de l’argent, qui va de soi, c’est un emploi qu’elle aime faire parce que la transaction l’amène à reconcevoir son corps et le pouvoir qu’il possède – mais seulement quand on a le déclic. Lorsqu’elle demande à Adam s’il a ressenti ce déclic, il dit croire l’avoir eu dès la première fois qu’il a couché pour de l’argent, dans un contexte rassurant qui plus est. En effet, c’était un client que son ex connaissait ; il n’était pas seul avec lui au moment de la rencontre. Toutefois, cette excitation-là, Adam ne la ressent plus aujourd’hui. Bien qu’il pourrait très bien occuper un autre emploi à temps partiel, il choisit tout de même celui-ci, car il a du talent et à cause de son horaire chargé en tant qu’étudiant mcgillois. 

Avant même que j’aborde le sujet qui, cruellement, m’intéresse le plus, Adam pose la question de lui-même. « Maya, serais-tu à l’aise de raconter ta ou tes pires expériences? » Elle se lance alors dans son récit : « Quand je me prostituais encore en présentiel, je me présentais et m’identifiais comme non binaire. Après une journée de cours chargée à l’Université, j’ai rejoint ma coloc dans notre appartement du ghetto McGill. Elle aussi se prostitue et m’avait parlé d’un client régulier qui, je ne sais pas comment, était intéressé à moi. » Les deux ont décidé d’inviter l’homme, sans se douter qu’il serait accompagné de deux amis.

«Deux semaines plus tard, je découvre que l’un des deux amis est un auxiliaire d’enseignement dans le cours que je prenais» 

Maya, étudiante et 
travailleuse du sexe

« Ils sont rentrés sans cogner parce que ma coloc et moi ne fermons jamais la porte à clé. L’un des trois, celui que ma colocataire connaissait, a vu le drapeau non binaire accroché aux clés qui étaient insérées dans la serrure de la porte. Il a demandé ce que c’était. J’ai expliqué ce qu’était la non-binarité et sa réaction a été pleine de rage. Avec son haleine alcoolisée, il a dit que si j’étais un homme et une femme à la fois, alors j’avais de la masculinité en moi. Il a dit: “Tu sais ce que je leur fais, moi, aux hommes qui veulent coucher avec moi? Je les baise pas, je leur casse la gueule.” Il est venu agressivement vers moi et m’a poussé contre le canapé. Je ne sais plus ce qui s’est passé après : le choc était intense, tellement intense, que j’ai uriné sur le canapé. Ma coloc m’a ensuite raconté que ses deux amis l’avaient raisonné. Ils sont partis en crachant sur la porte d’entrée. Deux semaines plus tard, je découvre que l’un des deux amis est un auxiliaire d’enseignement dans le cours que je prenais. »

Adam raconte ensuite son histoire. Il y a environ un mois, il s’est retrouvé dans la chambre d’hôtel d’un homme qui, a priori, semblait stable et qui avait déjà payé. Rassuré, Adam s’est déshabillé en continuant de discuter avec son client. Petit à petit, la respiration du client s’est intensifiée jusqu’à un point où Adam n’entendait plus que son souffle ; plus un mot, juste ses yeux qui le regardaient. Son client avait l’air étranger à son propre corps : il venait de s’injecter de la méthamphétamine. Il a insisté que le jeune homme en consomme également, ce qu’Adam a refusé. Cela a tellement énervé le client qu’il a commencé à faire une crise de paranoïa, prétendant qu’Adam le filmait. « J’ai eu peur parce qu’il a commencé à s’agiter de plus en plus. Il s’est mis dans le cadre de porte, de façon à ce que je ne puisse pas sortir. Il n’était pas plus grand que moi, mais je ne suis pas non plus le plus large ni le plus dissuasif. J’ai eu un élan d’instinct de survie : j’ai remis mon pantalon, mon t‑shirt, mes chaussures – sans mes chaussettes, ma veste, ma casquette ni mon écharpe. J’avais mon téléphone, heureusement, et je me suis fermement avancé vers la sortie. Je l’ai poussé violemment contre le mur du couloir et je suis sorti. Après cet événement, je n’ai eu aucun moyen de le retrouver sur le site internet en question afin de le signaler, et de protéger l’ensemble de la communauté montréalaise qui utilise cette plateforme contre cette personne dangereuse », raconte Adam.

«S’ils disaient à leurs amis ce qu’ils faisaient comme travail, ils seraient aussitôt vus comme des “putes” ou encore  caractérisés comme objets sales à bannir du groupe» 

Nous nous sommes laissés en discutant de ce qui, selon Adam et Maya, devrait changer dans les mentalités de leurs amis étudiants pour que les deux puissent leur parler de cet aspect de leur vie. Tous deux ont relevé l’immense tabou lié à la prostitution, d’autant plus marqué dans leur cas, en raison de leurs origines ethniques. S’ils disaient à leurs amis ce qu’ils faisaient comme travail, ils seraient aussitôt vus comme des « putes » ou encore caractérisés comme objets sales à bannir du groupe. Enfin, Adam m’a remercié car, avant que je lui parle à l’occasion de cette entrevue, il ne savait pas que son permis d’étudiant étranger lui interdisait de se prostituer. Cela montre bien l’ignorance et l’évitement de ce sujet dans les sphères académiques, alors qu’il devrait être essentiel et normal de le savoir d’emblée.

*Prénoms fictifs. 

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Lire un journal intime avec des jumelles https://www.delitfrancais.com/2021/11/23/lire-un-journal-intime-avec-des-jumelles/ Tue, 23 Nov 2021 16:01:16 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45642 Poser un regard existentialiste sur un voyeur victime de voyeurisme.

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Un voyeur se positionne dans deux angles morts. D’abord physiquement : il se place dans une ouverture, de manière à ne pas être vu. Ensuite figurativement : il vit ce qu’il observe dans une intimité dérobée, mais ne participe pas véritablement à la scène qu’il observe puisque le regard est unilatéral. Dans cette position de voyeur, le voyeur n’a pas de conscience de soi puisque, comme le dit Hegel, la conscience de soi passe par la reconnaissance à travers une autre conscience. Sous le regard de l’autre, j’adopte une existence objective. Ce regard est négateur de ma liberté de sujet car l’image que l’autre me renvoie est figée et réductrice. Ainsi, vivre dans le monde intersubjectif implique nécessairement un conflit entre ma subjectivité et mon objectification. Je n’ai le choix que de partager ce monde. 

Dans ce conte, nous tâcherons d’éclairer le cheminement de la conscience de soi quand le regard d’autrui nous surprend pour la première fois, imposant la honte là où régnait l’indifférence.

***

E avait cherché le carnet de son amoureux toute la nuit, motivée par l’envie de le lire complètement nu. Il devait être 4 heures du matin quand, en ouvrant le tiroir à produits ménagers, elle le trouva. Alors que l’amoureux, A, dormait profondément, E commença à lire, assise sur le carrelage de la cuisine. Elle voulait absolument savoir ce qu’A disait d’elle.

***

Pour E, le regard d’autrui est nécessaire pour se constituer, d’où son inclinaison à faire de A un sujet qui peut construire son identité et définir son être. En somme, elle vit ses relations avec les autres comme s’ils étaient des sujets. Elle veut lire le journal intime pour en savoir plus sur ce qu’elle est aux yeux d’A et, par conséquent, ce qu’elle est à ses propres yeux. E veut plaire. Ou plutôt, elle souhaite qu’A la désire, et souhaite être l’élue d’A pour qu’il la sacralise et qu’elle devienne un absolu objectivé.

En nous inspirant de Jean-Paul Sartre, on pourrait avancer l’idée qu’E n’est plus dans l’existence mais qu’elle est dans la justification. E souhaite être élue et aimée, mais elle ignore qu’une fois qu’elle le sera, l’autre l’éprouvera à son tour comme subjectivité. Pour ces raisons – applicables aux relations amoureuses de manière générale – E devrait ranger le carnet, s’enfuir de chez A et arrêter de l’aimer parce qu’aimer, c’est ontologiquement un échec.

***

E pensait que pour A, ce carnet était le seul espace où le regard d’autrui n’influençait pas ce qu’il disait. Elle y trouva des dessins médiocres, des poèmes à leur effigie. Elle était si désespérée d’exister dans ce carnet qu’elle jubilait à la vue de la lettre « E », croyant lire son nom. Mais il n’y avait que des banalités. Elle avait seulement retenu un passage insolite dans lequel A confessait avoir observé un couple de voisins qui se frappaient avec des ustensiles de cuisine et souriaient ce faisant. « Ils aimaient avoir mal et cela se voyait », racontait A sur une page écrite avec une main branlante.

***

Dévions un instant et observons le couple masochiste dont il est question dans le carnet d’A. En empruntant des termes de la psychanalyse freudienne, nous pouvons interpréter que ce couple prend acte de la « pulsion de mort » lorsqu’il se frappe avec des ustensiles de cuisine, soit qu’il explore ses limites, s’autodétruit. En trouvant un plaisir sexuel dans la violence, le couple instaure un dualisme qui lie et oppose pulsions de vie (soit, les pulsions sexuelles et les pulsions d’autoconservation) et pulsions de mort. 

Jacques Lacan modernise cette vision contestée du père de la psychanalyse et insiste plutôt sur la notion de « masochisme primordial », qui désigne un instinct de se livrer à autrui en se faisant son objet. Le psychanalyste avance que le masochisme se met en acte comme plaisir tourné vers l’objet et rejoint le principe de Nirvana : en nous faisant retourner à l’inorganique et à la mort originelle, la pulsion régresse et remonte jusqu’à l’origine. La seconde composante serait la pulsion de destruction, qui permet l’homéostasie du milieu psychique avec la pulsion de vie. Le masochisme est une tentative de sujétion d’autrui. Il représente la volonté de s’en remettre à autrui pour se faire exister. Ainsi, la conclusion est la même que pour les relations amoureuses : même si l’on peut être objet pour autrui, on ne peut jamais l’être pour soi-même.

***

E allait refermer le carnet, quand une phrase lui sauta aux yeux. A avait écrit : « J’ai dans mon salon deux fenêtres qui donnent sur celles des autres et une paire de jumelles pour les transformer en vitrines. Je suis un voyeur qui n’a pas honte ». Pour la première fois, E s’est sentie vue, comme si les ronflements de son amoureux endormi la guettaient. Elle poursuivit la lecture. « Alors que j’observais encore la chambre mauve de la femme qui pleure pour exister, j’ai eu la vive impression d’être vu et mon corps me l’a dit. Quelqu’un me voyait nu devant ma fenêtre, derrière mes jumelles. J’ai eu peur. J’ai eu honte même. Je suis un voyeur qui a honte. Alors j’ai voulu vérifier si j’étais observé. J’ai vu un homme qui me regardait avec ses jumelles. Il souriait, extasié. Il m’a montré, avec une violence statique, que ce n’est pas parce qu’on vole qu’on ne peut pas être volé. » Après avoir lu ça, E ne voulait pas en savoir plus. 

***

Finalement, cette double mise en abyme met l’accent sur le voyage de la honte chez E et A. Indifférents au début de leur expérience de curiosité mal placée – soit, de voyeurisme –, ils agissent comme s’ils étaient seuls. C’est la honte qui fait entrer autrui dans le monde de ces indifférents. Le sentiment que l’on attache à la « honte » est la conscience de honte : E et A ne conscientisent pas leurs gestes jusqu’à ce qu’un élément perturbateur ne les voie (c’est le cas du voyeur A qui est vu par un autre voyeur) ou jusqu’à ce qu’ils imaginent quelqu’un qui les voit (comme pour E qui projette l’histoire qu’elle lit à la sienne). Comme le dit Jean-Paul Sartre dans L’Être et le Néant, « La honte est honte devant quelqu’un. […] Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui ».

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Corps à la casse https://www.delitfrancais.com/2021/11/09/corps-a-la-casse/ Tue, 09 Nov 2021 20:14:29 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45387 Audacieux, violent et intelligent, Titane réexplore les limites du supportable.

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Au Festival de Cannes 2021, une journaliste interroge Julia Ducournau, réalisatrice du film lauréat de la Palme d’or Titane sur la façon de présenter la violence dans le cinéma. La cinéaste répond : « Ce que je cherche c’est une réaction, qu’elle soit de rejet ou d’adoration. Je n’aime pas la violence gratuite, c’est ennuyeux. C’est le moment où l’on quitte la salle de cinéma. » Pour une vingtaine de spectateurs lors de cette première projection, le « rejet » était si grand qu’ils sont évacués par des pompiers. En effet, quand les personnages de Titane repoussent les limites de leurs corps, certains spectateurs atteignent celles du supportable. Le film suit les métamorphoses d’Alexia, une jeune danseuse érotique dans une foire automobile. C’est aussi une meurtrière qui tente d’échapper aux mains de la police en se faisant passer pour Adrien, un enfant porté disparu il y a dix ans de cela. Ce faisant, elle sera adoptée par un père désespéré de retrouver son enfant perdu. Le film tourne autour de cette relation bâtie sur le désespoir, qui s’alimente d’un instinct de survie prêt à tout. Titane est une œuvre des limites et de l’excès, justement dosés.

L’enfance victimise

Titane retrace le rapport avec le père et avec l’enfance. Tous les enfants, dans le film, sont abordés dans la marginalité et le drame. Sur eux se réalisent les hantises de tout parent. D’abord, Alexia est gravement blessée à la suite d’un accident dans la voiture de son père biologique. Leur relation n’est exposée au spectateur qu’à partir de non-dits et d’une tension à laquelle on se heurte, tension faisant penser à l’inceste. Dans la première scène, ses regards vers le père, puis ses coups de pied dans son siège, trahissaient, au-delà de sa recherche de l’attention paternelle, une certaine tension, et peut-être même de la haine. 

«Dans Titane, avoir un enfant est synonyme de danger» 

Ensuite, le thème de l’enfance est exposé à travers des affiches qui montrent les visages d’enfants disparus et simulant à quoi ils ressembleraient aujourd’hui. Il revient dans la souffrance du père adoptif d’Alexia, prisonnier dans l’impossibilité de faire le deuil de son enfant perdu. 

Enfin, un troisième enfant apparaît dans l’œuvre, cette fois-ci mort et brûlé dans une position fœtale pathétique. Il nous est montré à travers les yeux du pompier, le père adoptif, qui délire. C’est à ce moment que l’on se fait une idée de la misère du dit père, que l’on sentait sans la toucher jusqu’à là. Il semble pourrir de l’intérieur. Le spectateur a moins d’espoir pour lui que le personnage en a pour lui-même. Puis le film s’envole réellement quand Alexia tombe enceinte contre toute attente. Dans Titane, avoir un enfant est synonyme de danger. 

Du métal et du feu

Le titane est utilisé en chirurgie parce qu’il est le métal que le corps assimile le mieux. Autrement dit, le titane sait devenir l’humain qu’il répare. C’est de ce constat scientifique que le titre trouve sa justification, et Alexia l’exemplifie avec exagération. En effet, l’affiche du film montrant la cicatrice d’Alexia dénote son hybridité. Ce métal se distingue également par sa température de fusion, très élevée (1668 degrés Celsius). C’est-à-dire que le titane exposé à une flamme devient de plus en plus ductile puis fond quand on le chauffe intensément. Il est particulièrement hostile à la corrosion : il ne s’abîme pas. Comme ce sera souligné plus tard dans cette analyse, c’est Alexia qui fait l’expérience de la corrosion : elle s’abîme pour laisser sa place au métal.

Le titre renvoie également à la mécanique et a fortiori aux voitures qui, dans Titane, semblent vivantes et avec quoi (ou avec qui) Alexia tissera des liens inattendus. Peu à peu, les changements corporels redéfinissent les bornes de la vraisemblance. Le film parvient très bien à nous installer dans une réalité avant d’ajouter des textures sur ce qui semblait fixé. Ces signes ajoutés a posteriori brouillent les frontières entre hallucination et réalité.

«Figure initiale de l’androgyne, mutilée pour se faire passer pour un homme, Alexia transgresse pour révéler son essence en dehors du genre»

Dans un autre ordre d’idées, pour la protagoniste et pour le père pompier (adoptif), le feu n’est pas une fin en soi, mais un moyen, comme pour le matériau qui s’assouplit en chauffant. En relevant ce point commun, on confère déjà au feu une force unificatrice. Il a la place d’un personnage et le rôle de plusieurs, il est amorphe et se prête à l’exercice de l’adaptation physique, il est l’arme cinétique de la meurtrière. Pour Alexia, le feu est au cœur de son identité. D’un côté, elle a un premier rapport sexuel avec une voiture décorée de flammes, puis avec un camion de pompiers. D’un autre côté, son identité de genre est semblable à celle du feu, amorphe et ambigu dans ses formes. Figure initiale de l’androgyne, mutilée pour se faire passer pour un homme, Alexia transgresse pour révéler son essence en dehors du genre. Pour le père, le fait d’éteindre des feux représente une motivation de survie, puisqu’il est son seul moyen de validation et lui évite de constater la faillite de sa vie. 

Casser le corps

Le rapport au corps, on le devine, découle d’un traumatisme profond et devient traumatisme en lui-même, notamment pour les spectateurs. Si la conception de ce film est pensée à partir du motif d’une créature au squelette incassable, le corps d’Alexia –restreint, cassé, fracassé, malléable – subira une série de violences qui le métamorphose. Entre tentative d’avortement par mutilation, rasage des cheveux et des sourcils, fracassement du nez contre un lavabo public, restriction de la poitrine et du ventre de grossesse et grattage compulsif, Alexia multipliera les violences sur son corps comme s’il était un objet extérieur dont elle pouvait se débarrasser. 

À ce traitement personnel du corps s’ajoute aussi la composante fantastique du film, forte en symbolisme. À la suite de cette grossesse anormale, de l’huile noire coulera d’entre les jambes d’Alexia, puis de ses seins. Ce liquide visqueux, noir, sale, propre à la machine, dénaturalise, jusqu’à la désacralisation totale, le rapport à la maternité. Le ventre, lui, contenant en chair et en métal, deviendra si gros, si lourd, que la peau se fissure jusqu’à se déchirer totalement lors de l’accouchement. Dans le cas d’Alexia, il faut parler d’une césarienne naturelle, où le ventre fend en deux de son propre gré pour laisser sortir l’enfant.

Généalogie du traumatisme

Si le sort de ce corps, infligé ou subi, est manifeste, les raisons derrière autant de violence ne sont pas aussi évidentes. Titane puise sa force dans l’obsession analytique qu’il plante en ses spectateurs, par cette question principale qui les hante : pourquoi ? Quelle est l’origine de toute cette haine du corps ? Par son ambiguïté et par son silence, le film nous propose plusieurs pistes. 

Plusieurs indices suggèrent un rapport dépersonnalisé, dissociatif avec le corps, qui se voit victime de menaces sexuelles et physiques constantes. Quand un admirateur d’Alexia se force sur elle dans un parking ou quand celle-ci se trouve dans un bus de nuit où des hommes harcèlent verbalement et très explicitement une femme, l’apathie d’Alexia est enfin troublée. Dans le premier cas, elle tuera violemment l’homme qui l’embrasse, puis se frottera vigoureusement le corps sous la douche ; dans le deuxième, elle descendra du bus, ne pouvant tolérer les propos vulgaires. Ainsi, cette constante menace qui pèse sur le corps le rend vulnérable, le rend traître : Alexia ne se l’approprie plus ou – pire – le perçoit elle aussi comme un objet étranger à faire plier. Incapable de faire confiance aux êtres de chair autour d’elle, Alexia se tourne vers les machines.

«Alexia multipliera les violences sur son corps comme s’il était un objet extérieur dont elle pouvait se débarrasser»

L’on devine toutefois que la généalogie du traumatisme trouve ses racines dans l’enfance. Tournés vers l’enfance, nous questionnons d’abord la figure du père biologique – ou plutôt, son absence. Dans la toute première scène du film, Alexia, enfant, tente de susciter l’attention de son père, et ce, par tous les moyens possibles, causant finalement l’accident fatidique. Un premier lien se créerait ainsi chez Alexia entre la violence contre soi et l’atteinte de l’objectif visé, soit l’attention paternelle. Cet accident, tentative réussie qui lui vaudra enfin le regard du père, serait aussi une potentielle explication pour le sentiment, affectif et sexuel, qu’elle développera plus tard pour les automobiles. Toutefois, il est tout à fait possible de voir le motif de l’amour pour la voiture indépendamment de l’accident d’Alexia. En effet, avant même de se heurter la tête contre la vitre, Alexia imitait le ronronnement de l’automobile.

Une fois adulte, le rapport avec le père biologique, senti comme sexuel, soulève des questions autour d’un potentiel abus dès l’enfance. Ce qui est certain, c’est que le rapport ambivalent avec le père est l’un des thèmes centraux du film. Il est d’autant plus important pour permettre la comparaison, puisque le deuxième père adoptif sera le seul personnage qu’Alexia est incapable de tuer et avec qui elle vivra une profonde relation de fusion, rejouée à travers le motif du feu. Enfin, la scène finale du film donne à voir une « transaction » (pour reprendre l’image théâtrale de Koltès), où Alexia et le père adoptif s’échangent dans un climax ultime l’objet le plus profond de leur désir : elle lui livre un enfant, et il lui donne un père. Le père biologique d’Alexia remplit la fonction d’un mystérieux étranger. Elle le tue et laisse un mystérieux étranger combler les fonctions du père biologique. Le père adoptif d’Alexia camoufle la mort de son enfant, brûlé, à travers son métier de pompier. C’est une façon de se déculpabiliser et d’intérioriser le déni. 

Le titane, dans sa forme compacte, ne brûle pas, mais fond et bout. Toutefois, lorsqu’il est fragmenté, réduit en poudre fine, il est extrêmement inflammable et explosif. Cette propriété épouse la vision de Julia Ducournau qui nous présente des personnages périssables, des bombes à retardement. L’obsolescence de l’androgyne est programmée dès le début. Ce qui surprend, c’est de constater que l’union des deux personnages centraux leur permet de survivre, de sauver des vies et de donner la vie. La fin nous prouve que la résistance d’Alexia-Adrien est destructible et laisse une extension d’elle-même, un monstre de forme humaine tout comme l’était la protagoniste.

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Origami https://www.delitfrancais.com/2021/11/09/origami/ Tue, 09 Nov 2021 19:01:37 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45397 Ligne de fuite.

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On ne peut pas plier une feuille plus de sept fois.

Mais je les ai vus

Eux 

avec elle 

pliée en huit

Ils ont dans la bouche

le goût du sang 

de ce qui coule dans les gorges raclées

Ils me tueront aujourd’hui et demain avec la violence d’un crachat. 

En attendant, ils parasitent les vertèbres, les tapis, le plâtre de toutes mes maisons.

Ils savent se retirer à temps et posséder passionnément. 

Eux savent manger la poussière, éternuer sans fermer les yeux. Ils sont du piment quand il y en a assez, du sel quand il y en a trop.

Ils sentent les lézardes des murs. Ils visitent, s’installent, avec l’insistance d’un dimanche. Ils rongent comme la lave refroidie. Ils se nourrissent de lumière jusqu’à devenir des tuyaux, mes boyaux.

Je ne sais pas ce qu’ils sont mais ils sont là. 

J’aimerais être comme eux,

Respirer dans l’eau qui flotte sur l’huile

Casser les cartons et froisser les assiettes

Rire avec la feuille pliée en huit

Me casser les doigts sans coupure ni sang, rire de mes doigts, me moquer des cicatrices et saigner sur le sang.

Ils ont cassé une feuille et l’écrasent une neuvième fois. 

En boucle, la feuille 

Je l’avale, en boucle, elle reste coincée.

Ils écrivent sur la feuille 

des dates sans années

qu’ils vont broyer les crânes sans faire de bruit

ils écrivent qu’ils reviennent pour moi.

En bruit de fond, des ongles grattent une ardoise. Je suis debout, les yeux baveux, les paupières cousues. Je mâche l’aiguille, mes dents, des fils électriques. J’ai dans la bouche le goût du sang. 

Ils voulaient me tuer mais sont repartis avant. À demain

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Embrasser les êtres chers https://www.delitfrancais.com/2021/11/03/embrasser-les-etres-chers/ Wed, 03 Nov 2021 12:48:22 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=45272 La nouvelle pièce de Michel Marc Bouchard au Théâtre du Nouveau Monde.

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« Je dois faire une véritable œuvre de réconciliation » : c’est à l’aune de cette mission que Michel Marc Bouchard rédige Embrasse. Dans un échange avec la metteuse en scène de la pièce, Eda Holmes, le dramaturge insiste sur l’impact des deux dernières années sur son écriture. Le théâtre est un microcosme pour se représenter l’humanité ; dans Embrasse, il nous amène au-delà du confort du non-dit qui nous arrête au quotidien.

L’acmé dès l’exposition

Le rideau se lève sur une scène onirique et marmoréenne, l’éclairage est froid et vaporeux. Les lumières plantent un décor froid, sérieux. Le personnage d’Hugo (incarné par Théodore Pellerin) est seul sur scène et soliloque sur un drame antérieur à l’exposition. Sa mère, Béatrice, jouée par Anne-Marie Cadieux, et Madame Maryse, incarnée par Alice Pascual, sont les protagonistes du drame. Elles nous l’expliquent dans une analepse brillante : elles interviennent tour à tour, la lumière s’éteint sur celle qui finit de parler et sur sa portion de la scène. Elle reste immobile et en silence lorsque l’autre comédienne livre sa version des faits. Ainsi, le procédé de retour en arrière est livré avec précision dans une atmosphère clinique. Le nœud dramatique semble être déjà serré, dès l’exposition. L’intensité est bien maintenue même en alternant entre les registres comique, pathétique et même tragique. 

Enlacer les histoires pour que l’on s’y démêle

Le dramaturge donne à chaque personnage ses moments d’éclat, hautement contrastés. Il est le plus convaincant dans les scènes comiques. Par exemple, Anne-Marie Cadieux, qui joue Béatrice, représente les stéréotypes campagnards et les tourne en dérision en même temps. Le personnage du sergent Régis (attribué à Anglesh Major) a une fonction proche de celle de Madame Maryse : tous·tes deux permettent à l’intrigue de maintenir une certaine vraisemblance, il·elle·s sont deux adjuvant·e·s, le plus souvent sur scène pour nous rappeler l’intrigue principale. Le policier est joué par un comédien noir, et ce choix pourrait donner à l’auditoire un premier indice de l’œuvre. Régis incarne les institutions policière et judiciaire, il peut être compris comme une allégorie de deux systèmes qui se contredisent, particulièrement dans notre société, surtout à l’égard des minorités. Le jeu d’Anglesh Major, comme celui d’Alice Pascual, est rafraîchissant et léger, mais leurs envolées lyriques sont regrettables et peu convaincantes. 

Ainsi, on sent la volonté de Michel Marc Bouchard de proposer une pièce contemporaine. En effet, violence domestique, homophobie et racisme sont des tares que Michel Marc Bouchard développe, sans surprise. Toutefois, on éprouve des réserves lorsque le dramaturge représente des gestes d’automutilation. La scène semble être écrite à la fois avec pudeur et intensité ; la contradiction maladroite rend la scène peu appréciable. 

La grandiloquence : baiser empoisonné

Souvent dans la pièce, le personnage d’Yves Saint-Laurent (joué par Yves Jacques) apparaît à Hugo, comme un guide imaginaire. Le jeune homme aspire à une carrière de la même ampleur que son idole. L’interaction entre les deux personnages est appuyée, les mots se veulent à plusieurs moments poétiques mais deviennent emphatiques et lourdement solennels. Bien qu’Yves Jacques maîtrise son rôle, le personnage est exagéré et rend mal à l’aise. Même après une dernière réplique lamentable « Je suis fier de toi », on sort de la pièce satisfait·e, même séduit·e. On sent que le cadre pandémique a profondément marqué Embrasse. On assiste en demi-teinte à un procès de notre société dans lequel on est invité·e à se juger soi-même et à faire face aux conséquences de l’impulsivité.

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Est-il seulement possible d’être authentique? https://www.delitfrancais.com/2021/10/19/est-il-seulement-possible-detre-authentique/ Tue, 19 Oct 2021 15:53:13 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=44917 Le secret est vivant mais n’a pas de patrimoine, on l’enterre avec nos mort·e·s. On le cherche parce qu’on sait qu’ il existe, qu’il peut être connu. On peut choisir de le garder, de le trahir ou de le dévoiler. Le secret est humain et sa complexité laisse apparaître, en filigrane, ceux et celles qui… Lire la suite »Est-il seulement possible d’être authentique?

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Le secret est vivant mais n’a pas de patrimoine, on l’enterre avec nos mort·e·s. On le cherche parce qu’on sait qu’ il existe, qu’il peut être connu. On peut choisir de le garder, de le trahir ou de le dévoiler. Le secret est humain et sa complexité laisse apparaître, en filigrane, ceux et celles qui le partagent. On le distingue du mystère qui n’a rien de secret car il échappe à toute personne, sans exception. Le mystère est donc un problème en soi. En revanche, le secret ne solutionne pas, il pose problème dès lors qu’il existe. 

En public, les individus ne se présentent pas, ils se représentent. Ils ne se montrent pas tels quels, ils se présentent derrière un filtre qui rompt la dualité de cet échange. Ainsi, le jeu est inhérent à la société ; vivre, interagir, c’est aussi jouer un rôle, c’est choisir de quelle façon l’on se présente à l’Autre. On se met en scène constamment et le travestissement s’opère, entre autres, par les secrets et les mensonges. Il faut tenir compte de chaque personne lorsque l’on choisit ce que l’on divulgue – ce que je révèle à quelqu’un n’est pas identique à ce que je révèle à un·e autre. En revenant à soi-même, il faut alors composer avec toutes ces déclinaisons de soi. Il faut aussi vivre avec ce que l’on garde pour soi, par honte, par obligation ou par bienveillance. Comment, alors, ne pas se perdre dans le mensonge? Ces choses que l’on ne dit pas ne finissent-elles pas par disparaître, enfouies au plus profond de soi?  

On invite parfois l’autre à s’immiscer dans son intimité et, bien que plus rarement, dans ses tabous et sa perversité. Dans ce rapport envers soi-même, il arrive qu’un sujet refoule ses plus lourdes expériences et qu’il y ait des secrets que le corps cache. Un exemple probant du secret à l’échelle du soi est l’amnésie post-traumatique. Ce terme désigne le mécanisme qui met un traumatisme en dormance dans la mémoire, pendant un certain temps, avant qu’il ne lui revienne. Ce constat peut-être si lourd que juste après l’avoir affronté, on l’enterrera plus profondément qu’il ne l’était déjà. 

Au terme de cette réflexion, il est légitime de se demander quelle valeur la vérité possède-t-elle, quand le secret peut aussi bien être moral que corrompu? Dans quelle mesure est-il nécessaire de rechercher le vrai? Beaucoup font de la recherche d’authenticité le projet de leur vie. Est-ce là une entreprise vouée à l’échec?

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Quand le mont Royal cède ses érables au mont Liban https://www.delitfrancais.com/2021/09/21/quand-le-mont-royal-cede-ses-erables-au-mont-liban/ Tue, 21 Sep 2021 14:32:29 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=44601 Un an après l’explosion du port de Beyrouth, comment la communauté
libanaise de Montréal fait-elle son devoir de mémoire?

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Le 4 août 2020, j’avais l’heure libanaise sur un poignet chanceux quand Beyrouth explosa. Un sursaut arracha le pouls sous des montres prises au hasard à l’autre bout du monde. Les responsables de la catastrophe sont les dirigeants politiques, incompétents et corrompus. Ils savaient que 2 750 tonnes de matériel explosif étaient entreposées dans le port de la capitale libanaise, entourées de quartiers résidentiels et commerciaux. Ils ont délibérément fermé les yeux pendant six ans – ils étaient abrités, eux – et ont attendu le massacre sans le voir. Ils ont tué plus de 220 personnes, en ont blessé 6 500 et déplacé 300 000 autres. Aujourd’hui, ces mêmes meurtriers contrôlent le système juridique, empêchent le déroulement d’une enquête, étranglent toute la population qui paie collectivement pour leurs crimes. 

«Nous avions l’air d’érables déguisés en cèdres»

Un an plus tard à Montréal, je ne savais plus lire l’heure, que la date : 4 août 2021. La diaspora libanaise s’était rassemblée devant le Consulat. Naturellement, nous avions besoin de rendre hommage aux victimes. Nous voulions nous faire entendre, sans qu’on nous écoute. Ce soir-là, beaucoup d’entre nous nous sentions comme des Libanais·es ponctuel·le·s, imposteurs. Nous avions l’air d’érables déguisés en cèdres. Nous appréhendions de nous voir avec les yeux qui débordent. Très vite nous devenions une foule, silencieuse, et nous faisions ce qu’il fallait.

Sara Yacoub

La soirée était coorganisée par deux groupes représentant les Libanais·es expatrié·e·s. Le premier était le Bloc national libanais, représenté par Joe Abou Malhab, qui décrit le Bloc national libanais comme le seul parti réellement démocratique du pays et y voit un espoir pour la jeunesse libanaise et ses attentes politiques. Le second organisateur était le Réseau de la diaspora unie (Meghterbin Mejtemiin, en arabe). Il a été créé en 2019, lors de la révolution libanaise. Il s’agit d’une organisation permettant aux expatrié·e·s de soutenir les revendications de Libanais·es resté·e·s au pays. Le porte-parole, Ghadi Elkoreh, insiste sur l’importance de la communauté internationale dans l’exigence de réformes fondamentales, aussi bien politiques qu’économiques et juridiques. Les demandes faites par les Libanais·es sont rudimentaires et nous paraissent absurdes lorsqu’on vit en diaspora, tant elles sont simples. Par exemple, il·elle·s demandent que les aides versées par plusieurs pays ne soient plus envoyées directement au gouvernement libanais, car, malgré la misère, les chefs d’État détournent les fonds à leur propre avantage sans pitié. Les Libanais·es demandent surtout des explications sur l’accident d’août 2020, qu’une enquête soit menée sans être interrompue par les gouverneurs et sans que des preuves soient détruites. La porte-parole Karen Tannous a raconté son expérience du jour de l’explosion. Comme beaucoup, elle était à Montréal, loin des sien·ne·s, impuissante, à attendre qu’on l’appelle, qu’on ne l’appelle pas. Karen a raconté sa frustration et sa volonté de compenser son absence en s’impliquant à l’étranger.  

«Les Libanais·es évoluent en ayant pour but ultime de fuir leur propre pays»

La commémoration a permis à des artistes de saisir de plus près la profondeur symbolique du rassemblement. Elissa Kayal a noué nos expériences avec son poème « Je reviens d’une nuit longue et sans fête », composé des mots les plus justement choisis. Sara Ghandour a interprété Li Beirut, chanson emblématique de Fairuz, pour faire dresser nos poils à l’unisson. Ces artistes nous transmettaient un frisson pour nous faire vivre un deuil unificateur.  

Sara Yacoub

À travers plusieurs de mes échanges avec les autres jeunes présent·e·s à l’événement, on sentait leur culpabilité. Au téléphone, il faut rassurer nos proches restés au pays alors que, nous-mêmes, nous avons fui. Nous leur disons qu’un avenir viable, pour eux et elles, y est envisageable. Cependant, il·elle·s savent qu’il ne l’est pas assez pour que nous voulions rester… À partir de ces témoignages, on voit se dégager l’influence de l’immigration sur les dynamiques familiales. En effet, une famille aisée au Liban essaie par tous les moyens de faire sortir ses membres du pays. La plupart du temps, ce départ survient à l’occasion des études universitaires. Les membres d’une famille qui se sont installés à l’étranger y deviennent fréquemment des individus plus accomplis aux yeux de leurs proches. Ces personnes obtiennent un statut d’autorité : le rapport d’échange d’idées est déséquilibré et penche en faveur des Libanais·es qui vivent dans un pays d’accueil. Kaissar, un étudiant de 22 ans, raconte qu’il a pu quitter le Liban pour ses études il y a quatre ans. Sa sœur de 19 ans était destinée à suivre son parcours, mais la situation financière de sa famille, à laquelle se sont ajoutées les contraintes sanitaires, administratives et d’immigration, l’empêchent de partir. Il ajoute qu’il se sent perçu comme un monument à respecter, en ce sens qu’il représente tous les espoirs de sa famille. Cet échange met en relief une faille bien plus profonde et lointaine : les Libanais·es évoluent en ayant pour but ultime de fuir leur propre pays. Beaucoup ne s’y sentent pas accueilli·e·s, ni chez eux·lles – même ceux·lles qui y ont passé toute leur vie. 

«Un individu de la diaspora garde en lui, plus ou moins fermement, les attentes et les normes de son pays d’origine»

Sara Yacoub

Enfin, nous avons tous·tes retenu l’intervention de Ian Abinakle. Il a séduit la foule par son éloquence. « Nous avons besoin d’un État laïc, d’un pays qui défend les droits de la personne. Peu importe d’où tu viens, ta religion et ton orientation sexuelle. Je suis venu prononcer les mots que vous n’entendez pas souvent. Je dis lesbienne, gai. Je dis homosexuel. Je dis transgenre. Je dis travesti. Je dis des gens qui ne sont pas respectés au nom de la religion et de l’ignorance. » Il s’est exprimé pour mettre des mots sur les réalités « qu’il ne faut pas montrer ». Il a abordé le sujet de la jeunesse LGBTQ2+ au Liban, pour qui le quotidien était déjà une explosion avant celle du port. Son projet Cœurs en éclats (Shattered Hearts) permettrait de venir en aide à 14 victimes LGBTQ2+ de l’explosion que l’on ne peut pas toujours nommer. Sur le site Web de la collecte de fonds sont présentés ces individus, certains portant des noms fictifs : si leur identité était révélée, il y en a qui viendraient les frapper encore plus fort que la catastrophe d’août 2020. Abinakle a insisté sur l’urgence de la collecte de fonds et nous avons saisi son caractère exceptionnel, car c’est l’une des rares qui vienne en aide à ces laissé·e·s‑pour-compte. Pour une raison qui nous échappait, nous ne nous attendions pas à entendre des propos assumés et décomplexés pour aborder la cause LGBTQ2+. Bien que l’expression de la diversité soit tenue pour acquise par les jeunes de la diaspora libanaise à Montréal, en tant que Libanais·es dans un pays d’accueil, l’identité de chacun·e demeure constituée d’un morceau du pays d’origine. Un individu de la diaspora garde en lui, plus ou moins fermement, les attentes et les normes de son pays d’origine. Souvent, il adopte celles du pays d’accueil ; mais lorsqu’il se retrouve dans un microcosme libanais, il redéfinit ses attentes et se restreint dans sa liberté d’expression. Ian Abinakle a réussi à nous extraire de ces contraintes le temps de son discours et nous a invité·e·s à faire de même, à éduquer nos parents, nos voisin·e·s, et nos enfants pour qu’il·elle·s acceptent la différence, sans se borner dans l’espace, sans avoir peur de brusquer les pensées dépassées. 

«Au Liban, les tabous grouillent sous les tapis. La sexualité n’est pas verbalisée, on sait simplement que la virginité des jeunes filles est sacrée. Les réflexions sont faites dans un régime de la honte ou du eib»

Au début du mois de septembre, je me suis entretenu avec Yara Coussa, étudiante à McGill et ambassadrice de la campagne de financement pour soutenir les étudiant·e·s libanais·es de l’Université. Elle m’a expliqué sa relation conflictuelle avec le Liban. C’est un pays qu’elle aime, mais qui ne veut pas l’aimer en tant que femme. Les normes familiales y sont genrées : ce n’est pas une société qui valorise la femme et ses accomplissements. Paradoxalement, dit-elle, c’est une société qui pense que la femme devrait tout faire. Il y a un an, elle a décidé de créer une bourse avec son amie Alexia Chammas, également étudiante à McGill. Elles ont à ce jour levé plus de 70 000$. Yara – renseignée, assurée, dont tous les mots avaient un but – a abordé son implication dans le projet de bourse et m’a révélé que personne n’avait valorisé son travail, ni celui d’Alexia Chammas, alors que celui de l’homme qui occupait le même poste que les deux jeunes Libanaises l’avait été, naturellement. Quand l’homme était avec elles, elles étaient prises au sérieux ; autrement, on ne s’adressait pas à elles. Bien qu’elles soient comblées par les résultats de leur mobilisation, qui parlent d’eux-mêmes, Yara a raconté qu’Alexia et elle n’avaient reçu ni félicitations ni encouragements des Libanais·es. Même sur un autre continent, on constate qu’elles aussi ont un espace restreint pour étendre leurs branches. Aussi absurde que cela puisse paraître, les Libanais·es ne s’attendent pas à voir des femmes prendre de la place. Les Libanaises sont pressées, elles doivent être prêtes, car elles sont attendues, mais lorsqu’elles arrivent, personne ne les remarque. Le sexisme est imprégné dans la police et dans la classe politique. L’éducation des enfants se fait par la transmission de valeurs archaïques qui donnent aux garçons le goût de la domination et qui dessinent les filles en poupées fragiles qui doivent être protégées. Au Liban, les tabous grouillent sous les tapis. La sexualité n’est pas verbalisée, on sait simplement que la virginité des jeunes filles est sacrée. Les réflexions sont faites dans un régime de la honte ou du eib. L’image d’une personne vaut plus que la personne elle-même. Il faut avoir l’air d’un·e autre pour éviter les questions.

Sara Yacoub

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