Gérald Sigrist - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/gerald-sigrist/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Thu, 05 Nov 2015 19:02:45 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.8.2 La fuite en avant https://www.delitfrancais.com/2015/11/05/la-fuite-en-avant/ https://www.delitfrancais.com/2015/11/05/la-fuite-en-avant/#respond Thu, 05 Nov 2015 19:00:43 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=23932 Intervention russe en Syrie: le pari de gains à long terme.

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L’annonce, mercredi 28 octobre, de la participation de l’Iran aux négociations internationales pour trouver une solution politique au conflit syrien semble confirmer le retour de pays qui, comme la Russie et ses alliés, ont été plus souvent dénoncés et mis à l’écart de la communauté internationale que considérés par elle comme des partenaires légitimes et nécessaires au règlement des affaires du monde.

Dans deux articles précédents portant sur les aspects économiques de la politique étrangère russe, nous avons pris la mesure de la sévérité de la situation économique dans laquelle se trouve la Russie, puis compris que les bénéfices économiques immédiats de son intervention auprès du régime de Bachar el-Assad sont insuffisants pour compenser les coûts d’un engagement prolongé. Cela nous amène aujourd’hui, dans un dernier article sur la question, à nous demander ce que peut donc vraiment être le plan de Poutine en Syrie. Quels bénéfices économiques et politiques à long terme vise-t-il? Quelles conditions sont nécessaires à sa réussite? Quels risques comporte-t-il? Ce plan est-il crédible? Et si Poutine, en essayant de surmonter les difficultés causées par sa politique ukrainienne, faisait en Syrie un pari plus risqué encore que celui qui l’a conduit à s’emparer de la Crimée?

Le pari de bénéfices durables

Pour commencer, la politique syrienne du Kremlin se base sur un scénario économique mondial plus qu’incertain. Étant données les difficultés économiques auxquelles fait face la Russie, comme nous l’avons vu la semaine dernière, le maintien de ses dépenses militaires élevées, en dépit de la chute des rentrées fiscales, n’est tenable dans la durée que si l’économie mondiale reprend, et que les cours du pétrole et du gaz remontent.

Comme l’explique l’économiste Igor Sutyagin, du Royal United Services Institute, une augmentation des cours du pétrole est possible, du fait de l’instabilité au Moyen-Orient – instabilité que l’intervention russe pourrait justement contribuer à augmenter… Ça ne veut pas dire que Moscou cherche spécifiquement à déstabiliser la région, mais c’est une donnée qui n’est certainement pas absente des esprits de ceux qui conçoivent la politique étrangère russe. Pour faire court, si l’intervention échoue, il est possible qu’en contrepartie, la Russie bénéficie de cours du pétrole et du gaz plus élevés.

Marché de l’armement et levée des sanctions

Une autre thèse, qui n’exclue pas forcément les précédentes, est celle de la défense de la présence stratégique russe en Méditerranée. Nous parlons bien là des bénéfices économiques de l’intervention russe. Car si la base militaire russe de Tartous présente avant tout un intérêt géostratégique, indépendamment de toute dimension économique (c’est l’une des seules que possède la Russie dans les mers dites «chaudes», c’est à dire non gelées l’hiver, et la seule en Méditerranée), la présence qu’elle permet à la Russie d’avoir dans la région lui apporte également un accès facilité aux marchés du Moyen-Orient, qui absorbent une grande partie de ses exportations en équipement militaire. Par ordre d’importance: l’Algérie, la Syrie, le Soudan, la Libye et l’Iran, mais aussi les Émirats Arabes Unis, l’Égypte et la Jordanie sont de gros importateurs d’armement russe.

En parallèle, Moscou espère aussi que sa prise de position politique en Syrie lui amènera des bénéfices économiques plus importants encore, par le biais de la levée des sanctions occidentales à son encontre. Mais pour quelle raison ces sanctions pourraient-elles être levées? Rappelons d’abord que, depuis l’annexion de la Crimée, l’économie russe, qui souffre par ailleurs de nombreuses faiblesses (comme nous l’avons vu dans un article précédent), a vu sa situation s’aggraver suite aux sanctions commerciales et financières occidentales. Or, les États-Unis et l’Union Européenne doivent justement décider en décembre de reconduire ou non ces sanctions. Certains considèrent qu’il serait plutôt inconfortable pour les Occidentaux d’étendre les sanctions à l’encontre d’un État aux côtés duquel ils combattent le terrorisme en Syrie. Le Kremlin peut donc espérer une levée partielle ou complète des sanctions, maintenant qu’il mène une politique allant dans le sens des intérêts occidentaux au Moyen-Orient. D’autant plus que Poutine est tout à fait conscient de ce qui préoccupe les Européens: dans son discours devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, le 28 septembre, il n’a pas oublié de rappeler que la Russie assure en ce moment la Présidence tournante du Conseil de Sécurité de l’ONU, et a insisté sur la nécessité «d’élaborer une stratégie globale de stabilisation politique et de rétablissement socio-économique au Proche-Orient» afin de résoudre définitivement le problème des réfugiés qui affluent en Europe, ce qui ne pourra se faire, selon Poutine, qu’en «rétablissant la structure étatique là où elle a été détruire (entendez, en Libye), et en fournissant une aide multiforme – militaire, économique et matérielle – aux pays en difficulté (entendez, à la Syrie de Bachar el-Assad)».

L’articulation entre intervention russe auprès du régime syrien et préoccupations européennes concernant les flux de réfugiés est ici posée on ne peut plus clairement. Mais cela suffira-t-il à normaliser les relations avec les Occidentaux? Rien n’est moins sûr, mais les premières réactions aux frappes russes en Syrie sont encourageantes pour Moscou: après les premiers bombardements russes, un communiqué commun des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne, de la Turquie, du Qatar et de l’Arabie Saoudite a demandé à Moscou de stopper ses frappes contre les militants de l’opposition syrienne, et de concentrer plutôt ses efforts contre l’État Islamique… De fait, cela revient à reconnaître la convenance de l’intervention russe, dans la mesure où elle permet de combattre l’État Islamique.

Les gazoducs au centre des enjeux

La thèse la plus intéressante concernant la stratégie du Kremlin derrière son aventure syrienne nous vient de Foreign Affairs. Selon cette revue américaine de relations étrangères, l’intervention russe en Syrie pourrait en fait se résumer à une question de gazoducs au Moyen-Orient. Pour comprendre cela, il faut d’abord se pencher sur le marché régional du gaz. Ces dernières années, d’après les chiffres de la CIA, les plus grands producteurs de gaz au monde sont: les États-Unis, suivis de la Russie, de l’Iran, et du Qatar. Sauf que le marché du gaz est très peu fluide: une production à un endroit du globe n’a pas forcément d’impact sur le marché dans une autre région du monde, car ce marché est déterminé par l’existence de gazoducs ou d’infrastructures de liquéfaction du gaz, qui ne sont pas présents partout. Pour l’heure, les États-Unis n’ont pas suffisamment d’infrastructures de liquéfaction pour pouvoir exporter leur gaz de schiste (grâce auquel ils sont devenus premier producteur mondial de gaz). Cela veut dire que le marché pour fournir en gaz le principal consommateur de la région, l’Union Européenne, met en concurrence les trois producteurs suivants de la liste: Russie, Iran, et Qatar.

Or, comme l’explique Foreign Affairs, le gaz qatari est peu concurrentiel en comparaison au gaz russe, et ce pour une raison simple: pour alimenter l’Europe, le gaz russe reste à l’état gazeux et est acheminé par gazoduc, tandis que le gaz qatari doit être d’abord liquéfié, puis transporté par bateau en Europe. La liquéfaction étant un processus cher, les Russes étaient jusqu’à présent assurés de pouvoir vendre leur gaz non liquéfié à un tarif concurrentiel.

C’est justement cette situation qui pourrait changer, et là réside tout l’enjeu. En 2009, le Qatar a proposé de financer la construction d’un gazoduc vers l’Europe, passant par l’Arabie Saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie – un projet coûtant des milliards de dollars, mais qui réduirait à long terme les coûts de transport de son gaz vers les marchés européens. Sous forte pression de la Russie, qui a perçu la menace que représenterait un tel gazoduc pour ses propres exportations de gaz, la Syrie de Bachar el-Assad a refusé de signer le projet. Il ne s’est donc pas concrétisé, mais peu après, l’Iran a dévoilé un autre projet de gazoduc, passant cette fois-ci par l’Iraq et la Syrie. L’Iran étant diplomatiquement plus proche de la Russie que ne l’est le Qatar, un gazoduc partant de ce pays serait pour le Kremlin un moindre mal, car un arrangement raisonnable pourrait être plus facilement mis en place, afin de se partager les bénéfices de la livraison de gaz à l’Europe. Un contrat a donc été signé pour la construction de ce gazoduc en 2011 – construction qui devait se terminer… en 2016. Or, comme on le sait, de violentes révolutions et guerres civiles ont, entre temps, secoué la région. Entre de gros intérêts financiers liés aux exportations de gaz et une intervention militaire pour empêcher qu’ils ne soient compromis, il n’y a qu’un pas, que Foreign Affairs franchit. Selon la revue, il est tout à fait crédible que la Russie ait décidé d’intervenir en Syrie principalement pour empêcher que ne vainquent des groupes soutenus par le Qatar et l’Arabie Saoudite, dont la victoire permettrait la construction d’un gazoduc depuis le Golfe Persique jusqu’à l’Europe, passant par le territoire d’une Syrie post-Assad. Vue sous cet angle, l’insistance de la Russie à cibler autant, voire plus, les groupes islamistes financés par le Qatar et l’Arabie Saoudite que l’État Islamique, pourtant cible officielle de son intervention, devient tout à fait compréhensible.

Une fuite en avant de Poutine?

Comme on le voit, le Kremlin ne manque pas de motivations économiques pour intervenir en Syrie. Mais le plan de Poutine est-il crédible? Hélas pour lui, de nombreux obstacles pourraient le faire dérayer.

Pour commencer, il y a un problème manifeste dans la différence des groupes ciblés par l’armée russe et ceux combattus par les Occidentaux: quand les intérêts stratégiques de la Russie, liés au régime syrien, lui dictent de s’attaquer d’abord aux groupes menaçant son allié Assad (ce qui peut comprendre des islamistes dits «modérés», armés par les Américains), les Occidentaux, eux, ne visent que l’État Islamique. Si Poutine n’arrive pas à convaincre les Américains et les Européens que leurs intérêts sont aussi les siens – soit en combattant plus l’État Islamique, soit en les convainquant qu’ils ont intérêt à soutenir Assad, ce qui n’est pas gagné –, la levée des sanctions paraît peu probable.

En ce qui concerne les projets de gazoducs passant par la Syrie, la faiblesse majeure du plan russe est qu’il suppose une coopération politique poussée avec l’Iran. La résolution du conflit syrien, qui est dans l’intérêt de la Russie (puisqu’elle n’a pas les moyens d’un soutien prolongé à Assad), passe forcément par un soutien russe à l’Iran, dans sa tentative de normaliser ses relations avec l’Occident. Or, si le retour de l’Iran sur la scène internationale peut bénéficier à la Russie, qui pourra par exemple lui vendre ses armes plus facilement, cela risque surtout de faire de l’Iran un grand concurrent dans les exportations de gaz et de pétrole. Le Moscow Times a déjà mis la baisse du cours du pétrole en août 2015 sur le compte des attentes mondiales d’un retour de l’Iran sur la scène internationale. Et la concurrence que ferait l’Iran à la Russie, tout allié qu’il est, ne se limiterait pas aux exportations d’hydrocarbures: premièrement, les investissements étrangers seront plus attirés par le marché iranien en pleine expansion, que par le marché russe, dont les champs pétrolifères manquent moins d’équipement que ceux de l’Iran ; deuxièmement, l’Iran lui-même se détournera de la Russie comme partenaire commercial, car il ne sera plus limité dans ses transactions aux pays ne respectant pas l’embargo décrété par les Occidentaux, comme il l’était auparavant; et enfin, s’il redevenait un acteur économique légitime et reconnu sur la scène mondiale, l’Iran pourrait être un concurrent direct de la Russie pour recevoir les investissements chinois le long de la nouvelle «Route de la Soie», ce grand projet de Pékin qui vise à investir des milliards dans l’infrastructure et le développement des zones économiques entre la Chine et l’Europe.

Conclusion

Cette série d’articles sur les aspects économiques de la politique étrangère russe nous a permis de comprendre plusieurs choses: d’abord, grâce à l’article du 20 octobre («Moscou sous haute tension»), que l’économie russe souffre de faiblesses structurelles indépendamment des sanctions occidentales, comme sa dépendance à la rente pétrolière, son haut niveau de corruption et ses problèmes de gouvernance qui font fuir les investisseurs étrangers. Nous avons vu que ces difficultés n’ont fait que s’aggraver avec les sanctions qui ont suivi l’annexion de la Crimée en mars 2014, et nous nous sommes ensuite interrogés sur le contraste manifeste entre cette économie exsangue et des dépenses militaires qui montent en flèche.

Dans l’article suivant, le 27 octobre, nous nous sommes penchés plus particulièrement sur les coûts et bénéfices à court terme de l’intervention russe en Syrie, et avons compris que les avantages immédiats de cette intervention (comme l’effet démonstratif de l’armement russe auprès de futurs acheteurs, ou bien l’accès facilité aux marchés de la région) ne justifient pas son coût, ni les risques d’enlisement qu’elle suppose.

C’est pourquoi nous nous sommes enfin penchés sur les retombés économiques à long terme que la Russie peut espérer en engageant son armée en Syrie. Nous avons vu que, pour commencer, le Kremlin table sur une amélioration de la situation économique mondiale, et éventuellement sur une remontée des cours du pétrole et du gaz, ce qui reste un scénario tout à fait incertain. En acceptant cette éventualité, la Russie pourrait tirer son épingle du jeu de trois manières différentes grâce à son intervention en Syrie. D’abord, par un accès facilité au marché de l’armement dans la région, que la présence russe en Syrie lui assure. Il s’agirait cependant plutôt d’une tentative d’éviter de perdre de futurs marchés que d’en gagner davantage. Ensuite,  l’espoir perdure qu’une coopération – militaire avec les Occidentaux contre l’État Islamique et politique pour résoudre la question des réfugiés – pourrait aboutir à une normalisation des relations avec eux et donc à la levée des sanctions contre la Russie. Enfin, la question des gazoducs. Intervenir en Syrie, pour empêcher la victoire de groupes soutenus notamment par le Qatar permettrait à la Russie d’éviter la construction d’un gazoduc entre le Golfe Persique et la Syrie qui fournirait les marchés européens à des tarifs trop compétitifs pour le gaz russe. Un projet de gazoduc alternatif impliquant l’Iran serait préférable pour la Russie qui pourrait plus facilement s’accorder avec Téhéran sur un partage du marché européen.

Mais le plan russe, qui repose déjà sur des hypothèses tout à fait incertaines, présente de surcroît de nombreuses faiblesses: Poutine arrivera-t-il à convaincre les Occidentaux qu’ils ont intérêt à travailler avec lui, et donc à lever leurs sanctions, s’il continue de bombarder indistinctement tous les groupes menaçant Assad – certains armés par les États-Unis – et non exclusivement l’État Islamique? Mais surtout, même dans le cas où cela se passerait, et que le conflit syrien se terminait enfin par un accord politique (qui ne devrait pas trop tarder, sous peine d’épuiser les faibles ressources dont dispose encore l’État russe), la nouvelle donne géopolitique mondiale bénéficierait-elle vraiment à la Russie, comme l’espère le Kremlin? Quid de la concurrence commerciale d’un Iran nécessairement de retour sur la scène internationale, et surtout dans l’économie mondiale? La Russie n’a d’autre choix que de soutenir Téhéran si une telle résolution politique du conflit syrien doit se faire, mais cela ne se retournerait-t-il pas contre elle?

En somme, Vladimir Poutine, en essayant de surmonter les difficultés causées par sa politique ukrainienne, ne fait-il pas en Syrie un pari plus risqué encore que celui qui l’a conduit à s’emparer de la Crimée? Décidément, cette intervention syrienne ressemble fortement à une fuite en avant…

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Guerre ou Paix https://www.delitfrancais.com/2015/10/27/guerre-ou-paix/ https://www.delitfrancais.com/2015/10/27/guerre-ou-paix/#respond Tue, 27 Oct 2015 17:46:41 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=23752 Analyse des coûts et avantages de l’intervention russe en Syrie.

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La visite du président syrien, Bachar el-Assad, à son homologue russe, Vladimir Poutine, le mardi 20 octobre à Moscou, a fait l’objet de multiples interprétations dans la presse internationale. Il est vrai qu’elle intervient moins d’un mois après le discours du président russe devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, au cours duquel M. Poutine a dévoilé la politique de son pays au Moyen-Orient et tenté de justifier l’assistance militaire accrue qu’il porte au régime syrien. Si les avis divergent quant à la signification de cette entrevue, elle confirme que Moscou se veut être un acteur incontournable dans la résolution du conflit syrien.

Comme nous l’avons vu la semaine dernière («Moscou sous haute tension – enquête sur la situation réelle de l’économie russe» dans Le Délit du 20 octobre), cette ambition géopolitique contraste avec la précarité de la situation économique de la Russie. La forte augmentation de ses dépenses militaires, en cette période de récession, nous avait amené à nous demander quels pouvaient être les bénéfices économiques attendus par Moscou pour compenser ces dépenses. Cette semaine, nous allons regarder de plus près ce que coûtent concrètement à la Russie les opérations militaires qu’elle mène en Syrie, et essayer de comprendre les compensations économiques à court terme qu’elle peut y trouver.

Charlie

Combien coûte la guerre?

Un chiffre particulièrement marquant, parmi ceux mentionnés dans l’article de la semaine dernière, donne une idée de l’ampleur de l’augmentation des dépenses militaires russes depuis le début de l’année: le Kremlin a dépensé la moitié de son budget de défense 2014 (qui était de 84 milliards de dollars) pendant les trois premiers mois de l’année 2015. Cela confirme que la tendance haussière, que l’on observe depuis plusieurs années dans les dépenses militaires du pays, se poursuit bel et bien en 2015. Ces dernières progressent bien sûr en valeur absolue, mais aussi en proportion de l’économie : entre 2007 et 2014, elles sont passées de 3,3% à 4,5% du PIB russe, creusant l’écart avec une moyenne mondiale à 2,3% (à titre de comparaison, le Canada a dépensé 1% de son PIB pour sa défense en 2014). Mais si les dépenses militaires générales de la Russie augmentent, qu’en est-il des dépenses liées directement à son intervention en Syrie depuis la fin septembre?

Le panel d’experts londonien IHS Jane a produit une estimation précise de ces dépenses. Il estime à 4 millions de dollars par jour le coût des opérations militaires russes en Syrie (dont 2,4 millions simplement pour maintenir la présence actuelle, sans frappes supplémentaires). Le total des dépenses depuis le 30 septembre représenterait ainsi environ 100 millions de dollars en bombardements, ravitaillement, infrastructures et personnel au sol, sans oublier une salve de 30 missiles de croisière Kalibr – équivalents des Tomahawks américains – à 1,2 millions de dollars l’unité (tirée le jour de l’anniversaire de Vladimir Poutine, le 7 octobre, depuis la mer Caspienne). Chaque sortie des appareils russes alourdit la note: les 36 avions de combat déployés coûtent 12 000 dollars par heure de vol, et les 20 hélicoptères d’attaque, 3 000. Ensemble, ils effectuent en moyenne 40 sorties par jour depuis trois semaines, auxquelles il faut ajouter la présence de 1 500 à 2 000 hommes au sol, ainsi que d’une partie de la flotte de la mer Noire qui ravitaille et soutient les opérations.

Si ces coûts paraissent très importants, une comparaison avec les dépenses des puissances occidentales engagées sur le même théâtre d’opérations permet de nuancer ce constat. Jusqu’à présent, l’armée russe a utilisé assez peu de systèmes d’armes technologiquement avancés, à l’inverse, par exemple, des armements américains. Le Raptor, chasseur furtif américain, coûte 60 000 dollars par heure de vol en carburant et en entretien, lorsque ce coût n’est en moyenne que de 12 000 dollars pour les appareils russes. La Russie fait également des économies sur les munitions, en utilisant principalement des bombes et munitions non guidées, conçues (et certaines même produites) pendant la période soviétique, dont elle dispose en très grande quantité. Bien entendu, ces munitions moins chères mais aussi moins précises se traduisent par un potentiel de dégâts collatéraux plus élevé, rendant les frappes russes plus coûteuses en terme de vies civiles. C’est un coût politique à long terme difficile à quantifier, mais qu’il faut également prendre en compte.

Bénéfices d’une invasion

Un certain nombre de bénéfices à court terme, plus ou moins quantifiables économiquement, sont à mettre de l’autre côté de la balance. D’abord, l’engagement      de l’armée russe lui permet de tester des équipements nouveaux sur le champ de bataille et, de la même manière, les troupes combattantes gagnent en expérience. Une armée qui ne combat pas perd progressivement en capacité opérationnelle, ce que cette intervention permet d’éviter. Plus concrètement encore, les combats jouent un rôle démonstratif non négligeable, en donnant l’opportunité à l’armement russe de faire ses preuves et de convaincre de potentiels acheteurs étrangers. Le Moscow Times rappelle que la Russie a exporté 15,5 milliards de dollars en équipement militaire en 2014, et note qu’une augmentation de 1% de ces ventes équivaudrait à un mois de bombardements en Syrie… Assez cynique, mais à prendre en compte. D’autant que la Russie n’est pas la seule à mettre à profit son armée pour faire la promotion de son industrie de l’armement. Pour prendre un autre exemple démontrant que la guerre peut payer, l’engagement des forces française au Mali en 2013 et 2014, puis en Irak depuis l’automne 2014, a permis aux chasseurs Rafale de l’entreprise française Dassault – qui n’en avait vendu aucun à l’étranger depuis la conception de l’appareil dans les années 1990 – de démontrer leur efficacité, ce qui a sans aucun doute contribué à son succès tardif (l’Inde, l’Égypte et le Qatar en ont commandé ensemble plus de 80 ces derniers mois). Cela a considérablement aidé les exportations d’équipements militaires français: celles-ci sont estimées à 16,5 milliards de dollars pour l’année 2015, c’est-à-dire deux fois la moyenne des cinq dernières années…

Il faut cependant noter que, comme l’explique l’analyste militaire Vadim Kozouline du panel d’experts PIR Center, les bénéfices que nous venons d’évoquer comptent surtout au début d’une campagne militaire, et deviennent de plus en plus marginaux à mesure que durent les opérations. Il est donc peu probable que l’intervention russe en Syrie ne vise à obtenir comme résultats économiques que ces bénéfices à court terme. Mais quelles sont alors les retombées économiques à long terme qu’attend la Russie?

C’est la question à laquelle nous essaierons de répondre dans le dernier article de ce dossier sur les aspects économiques de l’intervention russe en Syrie. Après avoir pris la mesure de la sévérité de la situation économique dans laquelle se trouve la Russie, puis compris que les bénéfices économiques immédiats d’une telle intervention sont insuffisants pour compenser les coûts d’un engagement prolongé, nous nous demanderons ce que peut donc vraiment être le plan de Poutine en Syrie. Ce plan est-il crédible? Quels bénéfices économiques à long terme vise-t-il? Quels risques comporte-t-il? Et si Poutine, en essayant de surmonter les difficultés causées par sa politique ukrainienne, faisait en Syrie un pari plus risqué encore que celui qui l’a conduit à s’emparer de la Crimée? 

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Moscou sous haute tension https://www.delitfrancais.com/2015/10/20/moscou-sous-haute-tension/ https://www.delitfrancais.com/2015/10/20/moscou-sous-haute-tension/#respond Tue, 20 Oct 2015 20:20:13 +0000 http://www.delitfrancais.com/?p=23617 Enquête sur la situation réelle de l’économie russe.

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Depuis quelques semaines, l’intervention russe en Syrie – officiellement dirigée contre les combattants de l’État Islamique (EI) – attire l’attention des médias internationaux. Les thèses abondent quant aux motivations réelles de Moscou, d’un soutien stratégique au régime syrien, allié traditionnel de la Russie dans la région, à la recherche d’un regain de popularité du président Poutine, jouant sur la fibre patriotique alors que s’estompe progressivement l’«effet Crimée». Mais dans un contexte économique de plus en plus difficile pour la Russie, toujours soumise aux sanctions occidentales consécutives à l’annexion de la Crimée en mars 2014, une telle intervention militaire – forcément coûteuse et risquée – interroge surtout sur les attentes du Kremlin en termes économiques. Dans cette première partie de notre dossier sur les aspects économiques de la politique de la Russie en Syrie, nous allons nous pencher sur la situation de l’économie russe après la crise ukrainienne, et nous interroger sur l’inquiétante augmentation de ses dépenses militaires.

Une faiblesse structurelle aggravée par les sanctions

Si le PIB russe a affiché des taux de croissance élevés ces quinze dernières années (entre 5 et 10% par an, si l’on met de côté la crise financière mondiale de 2008), l’économie du pays n’en est pas moins restée structurellement faible. Cela tient d’une part à son addiction marquée à une rente pétrolière et gazière, source facile de devises étrangères, mais aussi aux variations imprévisibles. Le cours du baril de pétrole brut a été divisé par plus de deux entre avril 2012, où il atteignait 120 dollars, et aujourd’hui, où il stagne à 50 dollars. Avec un secteur primaire hypertrophié, l’économie russe est dépendante de ces revenus (l’exploitation des ressources naturelles constitue un cinquième de son PIB). Mais le budget de l’État est d’autant plus dépendant des cours des énergies fossiles, financé pour moitié par les revenus du pétrole et du gaz. C’est autant de moins à dépenser pour atténuer les conséquences sociales de la récession auprès des plus vulnérables, ou pour mener des politiques de relance de l’économie.

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, le taux de croissance de la Russie a chuté de près de 4 points, pour se retrouver aujourd’hui à ‑1.9%.

La faiblesse structurelle de l’économie russe tient également à celle des institutions nécessaires au bon fonctionnement de toute économie de marché, ainsi qu’à l’existence d’un climat peu favorable aux affaires (corruption, entorses à l’État de droit etc.). Le score de la Russie selon l’index de perception de la corruption établi par Transparency International est bas et persistent: il stagne autour de 27 (0 signifiant «très corrompu» et 100 «très propre»), ce qui correspond en 2014 au 136e rang sur 175 pays classés. La baisse conjoncturelle des cours du pétrole et du gaz ne vient donc qu’aggraver une situation déjà précaire, à laquelle s’ajoutent les sanctions économiques et commerciales imposée à la Russie depuis l’année dernière. Rendant très difficile – voire impossible – l’obtention par des entreprises russes de prêts de la part de banques occidentales, dont les taux d’intérêts sont plus faibles que ceux pratiqués en Russie, ces sanctions complètent donc les effets conjugués des problèmes institutionnels et de la baisse des cours du pétrole et du gaz.

Luce Engérant

Une sévère récession en conséquence…

Comment se manifestent concrètement ces difficultés économiques dans la vie quotidienne des Russes? Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, le taux de croissance de la Russie a chuté de près de 4 points, pour se retrouver  aujourd’hui à ‑1,9%. Le pays est en récession depuis l’été 2014, avec à la fois pour cause et pour conséquence une chute drastique des investissements en cette période d’incertitude. L’effet se renforce donc, puisque les investissements d’aujourd’hui, au-delà de leur impact statistique immédiat lorsqu’ils sont effectués, représentent aussi le potentiel de croissance de demain.

Les salaires des Russes ont quant à eux chuté de 8 à 10% suite à ces événements – une première depuis l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000. Il n’est donc pas étonnant que la pauvreté ait augmenté significativement dans le pays: le vice-Premier ministre, Olga Golodets, reconnaît que la Russie compte maintenant près de 23 millions de pauvres, soit un adulte sur cinq. En outre, les coupes qui ont dû être effectuées dans les budgets de l’éducation et de la santé ne sont pas pour renforcer le «filet de sécurité» qui rattraperait dans leur chute ces nouveaux pauvres. Les retraités – une population souvent reconnaissante envers Poutine pour avoir fait en sorte que les pensions soient à nouveau versées, ce qui n’était pas toujours le cas pendant les années 1990 – souffrent eux aussi de la récession et se préparent à voir leurs pensions gelées pour la troisième année consécutive (désindexées de l’inflation, elles perdent progressivement de leur valeur réelle).

…mais des dépenses militaires croissantes

La pression considérable qu’exerce cette situation plus que préoccupante s’est fait sentir dans le discours du Président Poutine devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, le 28 septembre dernier. Si ce discours visait d’abord à énoncer les principes de la politique de Moscou au Moyen Orient, il est intéressant de noter qu’il a également dénoncé les «sanctions unilatérales contournant la Charte de l’ONU [qui] poursuivent non seulement des objectifs politiques mais servent également à éliminer des concurrents sur le marché». Sous couvert de dénoncer une violation des principes des Nations Unies, Poutine admet en creux l’efficacité des sanctions à l’encontre de son pays.

Et pourtant, en dépit des difficultés économiques que nous venons d’énumérer, la Russie continue de consacrer des sommes considérables – et en augmentation – à son armée. Comme l’explique l’économiste russe Sergei Gouriev, le Ministère de la défense russe, bien que disposant du troisième budget le plus important au monde (après celui des États-Unis et de la Chine) avec 84 milliards de dollars en 2014, a réussi à dépenser la moitié de son budget de 2015 pendant les trois premiers mois de l’année.

Un tel contraste entre une économie exsangue et des dépenses militaires qui montent en flèche interroge: qu’attend le Kremlin de son aventure syrienne qui puisse compenser ces dépenses militaires croissantes? Comme nous le verrons dans la seconde partie de ce dossier sur les aspects économiques de l’intervention russe en Syrie, le pari risqué que semble faire Poutine par son intervention en Syrie ressemble fort à une fuite en avant… 

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