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Entretien avec Kiev Renaud, écrivaine mcgilloise

Le Délit s’est entretenu la finaliste du prix de la nouvelle Radio-Canada.

Webmestre, Le Délit | Le Délit

Le Délit : Est-ce que tu peux te présenter rapidement ?

Kiev Renaud : Je suis étudiante au doctorat à McGill au département de langue et littérature françaises et, à côté de ma thèse, je fais aussi de la création littéraire. J’ai publié un roman chez Leméac en 2016, Je n’ai jamais embrassé Laure et je travaille pour la revue Contre-jour : cela me permet différentes approches de la littérature, c’est le bonheur !

 

LD : Dans Pratique d’incendie [le texte finaliste pour la nouvelle Radio-Canada 2016], ce qui est marquant, c’est que tu parles de l’angoisse de la banalité. La protagoniste a peur de n’avoir rien à dire. C’est paradoxal pour quelqu’un qui est auteure et qui, justement, raconte des histoires. Est-ce que c’est quelque chose que tu ressens toi ? Comment fais-tu pour combattre l’angoisse de la feuille blanche ?

KR : Je n’ai jamais eu de problème de « page blanche », je ne peux pas dire que j’ai ce type d’angoisse. Avant, j’attendais l’inspiration. Maintenant, j’ai compris qu’il faut s’assoir et travailler, qu’il n’y a pas de secret. La nouvelle « Pratique d’incendie » est un peu une métaphore de ça : la narratrice est comme une écrivaine qui a peur de n’avoir rien à raconter ; pour elle, si sa maison n’a jamais brûlé, sa vie n’est pas intéressante. Alors elle fabule sur des trucs et invente des histoires, elle n’attend pas que les événements surviennent.

 

LD : Pour toi, l’angoisse de la feuille blanche c’est quelque chose de faux, si on travaille assez. Est-ce que, du coup, être auteur comme toi, c’est juste une question de boulot ou il y a une part de talent aussi ?

KR : Je viens de complètement rejeter l’idée de la page blanche, mais je la vis aussi d’une certaine façon : quand on a un projet de texte en tête, on le gâche nécessairement en l’écrivant. Ce n’est plus le projet idéal, parce qu’il est vrai : alors que ce qu’on avait imaginé, c’était le roman de notre vie. J’ai passé des années à ne pas écrire Je n’ai jamais embrassé Laure ! Au début, c’était un roman de science-fiction ! Un jour, je me suis lancée et c’est en l’écrivant que je suis parti à la découverte du projet. J’essaie d’avoir confiance. J’ai déjà été bloquée des semaines sur un projet sans savoir ce qui allait se passer, mais j’ai aussi compris que les réflexions, les idées demandent du temps. Je peux porter une idée longtemps et avoir tout à coup une illumination qui me fait tout dénouer : l’illumination ne vient pas des muses mais du temps, simplement, de la macération – comme on trouve plus facilement nos clés quand on ne les cherchait plus.

 

LD : Comme tu es une auteurE, crois que ça fait une différence dans le monde littéraire ? Est-ce que les œuvres sont plus acceptées, moins acceptées ?

KR : Je ne sais pas trop comment répondre à cette question. Marguerite Duras dit quelque chose de tellement beau à ce sujet : « Tous les hommes font de la littérature qui se ressemble. La seule différente c’est la littérature féminine.  C’est comme si c’était une maladie locomotrice. Ils ne peuvent plus aller à droite, ils ne peuvent plus aller à gauche, ils sont obligés de suivre. Tandis que nous, nous n’étions pas sur la route. »

J’ai choisi de parler des relations entre femmes parce qu’il s’agit d’un point aveugle en littérature, qui offre très peu de représentations simplement normalisées, qui ne passent pas par le regard des hommes. Je n’ai jamais embrassé Laure parle de relations humaines, le fait que ce soit deux femmes qui s’aiment n’est qu’un détail.

 

LD : Par rapport à Je n’ai jamais embrassé Laure, est-ce que tu peux expliquer ce que c’est un « roman par nouvelles » ?

KR : C’est un recueil de nouvelles, mais à un tel point unifié qu’elles peuvent être lues comme un seul et même roman. Le fil chronologique n’est pas important, cela peut être dans le désordre, mais il y a nécessairement un fil entre les textes, un début et une fin. C’est drôle parce que j’ai d’abord été portée vers cette forme par instinct : j’ai écrit plusieurs nouvelles avec les mêmes personnages qui revenaient et je me suis rendue compte que je situais de cette façon différents moments de leur vie. En les mettant tous ensemble et en travaillant la chronologie, ça se lisait comme un roman et cela faisait une histoire.

 

LD : Pourquoi as-tu choisi ce modèle d’écriture par rapport au roman ?

KR : Il ne se passe pas grand-chose dans Je n’ai jamais embrassé Laure. Et, surtout, il ne se passe pas grand-chose dont on soit certain : toute la tension se construit autour des non-dits, des différents points de vue qui se confrontent. Ce que j’ai voulu travailler, c’était la finesse des relations. C’est un peu comme regarder un album photo : différents moments croqués dans la vie de ces femmes. La forme du roman par nouvelles m’est donc venue naturellement et m’a permis de travailler différentes voix : pour moi, ça a presque été un exercice d’écriture.

 

LD : Il y a des histoires chouettes par rapport aux contextes dans lesquels se mettent les auteur.e.s pour écrire. Par exemple, Hemingway avait un bar à Cuba où il allait et se mettait debout pour écrire. Est-ce que tu as une histoire semblable ?

KR : Je n’ai vraiment pas d’histoire ! Ça va dans ma démystification du travail d’écriture : avant j’écrivais la nuit, pour ne pas me faire déranger ; alors que maintenant… J’écris quand je peux, toujours au même endroit, à mon bureau. C’est surtout une histoire de routine. En se mettant dans un tel contexte, qui a déjà marché, on dirait que ça appelle l’inspiration. Ça n’a rien d’exotique. Ce n’est pas définitivement pas un bar à Cuba.

 

LD : Comment fais-tu pour conjuguer études et écriture ? Est-ce que ce sont des choses qui se font en parallèle ou est-ce qu’elles se croisent ?

KR : J’ai eu mon idée de thèse en travaillant sur Je n’ai jamais embrassé Laure : j’essayais de décrire mon personnage de Laure, qui est très belle, et il ne me venait que des clichés. Elle est « blonde et pulpeuse » ; je te dis ça et je suis mal à l’aise. C’est vraiment difficile à décrire. J’ai décidé de creuser la question et je fais ma thèse sur le portrait de la beauté en littérature contemporaine, à savoir comment s’inscrire dans une tradition littéraire, la réitérer ou la renouveler. Ces questions de recherches m’aident à mieux comprendre ma pratique.

 

LD : Le fait que tu aies passé d’un contexte où tu écrivais seule à un contexte où c’est ton boulot a‑t-il enlevé un certain romantisme ?

KR : C’était le romantisme qu’il me fallait quand j’étais adolescente. Je me disais : « voilà, j’écris des textes et je suis un être passionné. » Je me suis calmée. C’est vraiment libérateur de traiter la littérature comme un travail, la langue comme un matériel.

 

LD : Ça t’a pris combien de temps écrire Je n’ai jamais embrassé Laure ?

KR : C’est un projet que j’ai porté quatre ans, mais ça m’a pris un an de travail acharné pour l’écrire, en retravaillant sur de vieilles versions. Jusqu’aux dernières épreuves, je révisais et coupais. Une chance qu’ils l’ont envoyé chez l’imprimeur, car j’aurais continué de couper. Il aurait resté trois lignes.

 

Le dernier livre de Kiev Renaud est disponible ici.


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