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La Bohème héroïque

L’Opéra de Montréal livre une émotion incroyable sans parvenir à dépeindre la Bohème 

Yves Renaud

La Bohème est de ces œuvres où la critique s’accorde rarement avec le public. Opéra écrit par Puccini en 1895, il s’inspire du roman Scènes de la vie de bohème d’Henri Murger : un groupe de jeunes artistes parisiens remplis d’autant d’espoirs que de dettes, se voit balloté entre vie quotidienne de « Bohème » et passions tragiques.

Alliant jeunesse et passion, vie d’artiste et vie parisienne, amour et amitié, — « triple cocktail idéal » — La Bohème est l’un des opéras les plus appréciés du public nord-américain. L’œuvre est si populaire qu’elle fut l’une des inspirations majeures de Baz Lurhmann pour son blockbusterMoulin Rouge.
La critique, à l’inverse, semble généralement agacée par ses représentations tombant souvent dans le « déjà vu » et cette triste facilité à se laisser aller au cliché ou au manque d’émotion.
La dernière production de l’Opéra de Montréal, à la salle Wilfried Pelletier du 20 au 27 mai, réussira-t-elle à être l’exception à la règle ?


Critique tapie dans l’ombre

Lors de la répétition générale de La Bohême présentée par l’Opéra de Montréal le 18 mai, le public n’a pas masqué son appréciation habituelle pour Puccini : il a crié à chaque apparition du chef d’orchestre et applaudi bruyamment. Notons que la présence de centaines d’élèves du secondaire en sortie scolaire semble être un facteur important de cet enthousiasme plus propre au Centre Bell qu’à la Salle Wilfried Pelletier…
Qu’en est-il du critique ? Est-il tout autant exalté ou cherche-t-il la petite bête là où chacun de ses lecteurs aurait passé un moment magique ? Nous dirons qu’il « nuance » — terme précieux qui a malheureusement parfois manqué dans cette représentation.

Une émotion surprenante

On ressort bien de La Bohême bercé, les joues humides, la musique et les dernières paroles flottant encore. La distribution jeune et entièrement canadienne a su livrer une représentation d’une rare émotion. Une intensité qui monte crescendo, inattendue lors d’une répétition générale où les chanteurs auraient pu s’abstenir de chanter à pleine voix.
L’orchestre dirigé par James Meena est impeccable. Le chef a su tenir les notes, sublimer les silences et la distinction des instruments à vent si chers à Puccini, pour accompagner magistralement les chanteurs. Chargé d’émotion sans jamais prendre le devant de la scène, à la manière d’une grande musique de film américain, l’orchestre reste sans doute la force de cette production.

Une équation incomplète…

Il s’agirait d’un véritable sans faute si l’équation qui fait la singularité du chef d’œuvre de Puccini avait été mieux respectée : « passion et vie de bohème ». La Bohème a certes tout d’un opéra classique et tragique, mais il dépeint aussi la vie quotidienne de jeunes artistes insouciants et débraillés. C’est de ce contraste entre classique et romantique, permis par l’ironie et le talent, qu’émane le génie de Puccini. Or ici, l’insouciante « Bohème » meurt sous le poids des passions.
Cette absence marque particulièrement le premier acte. Dans leur mansarde, les quatre amis artistes, Rodolfo, Marcello, Colline et Schaunard scandent des vers humoristiques sur cette vie quotidienne dénuée d’argent et de lendemains certains. Les décors ressemblent bien trop aux images Walt Disney des Aristochats pour parvenir à nous plonger dans la réalité poétique de la vie de bohème. « C’est d’un kitch ! »

L’interprétation des chanteurs ne parvient pas non plus à transmettre le regard ironique — quasi cynique — de Puccini vis-à-vis des artistes ratés de son temps. Le chant est déjà trop passionnel et sérieux.
Quant au jeu, il plonge dès l’amorce dans la facilité du gag ridicule. Serions-nous dans un vaudeville pour ténors ? Car oui, il faut bien parler de « jeu » chez Puccini, où les chanteurs se doivent d’être des acteurs polyvalents et précis pour marquer le contraste entre la musique de virtuose et le texte souvent décalé.
La seule qui se détache alors — et qui continuera de nous impressionner tout au long des deux heures suivantes — c’est la jeune France Bellemare qui interprète Mimi. En voisine frigorifiée qui va chercher de l’aide auprès de Rodolfo resté seul dans la mansarde, elle nous montre déjà une véritable intériorité et une amplitude tant dans la voix que dans la palette de jeu. La soprano, lauréate du Concours musical international de Montréal nous livre un « Mi Chiamano Mimi » qui lance enfin l’opéra sur un rythme et une émotion qui ne cessera de monter lors des autres tableaux.

… mais qui tombe parfaitement juste

À la manière de ces recettes ratées qui parviennent à créer un produit délicieux, La Bohème de l’Opéra de Montréal omet certains ingrédients mais nous livre, par un coup de maître, une des plus belles productions de l’année.
Le second acte, au Café Momus, est un spectacle captivant et joyeux tel un « tableau final », comme l’avait lui-même écrit Puccini. Le troisième acte nous replonge dans la tragédie et la souffrance dans un quatuor d’une justesse exemplaire.
Comme le cycle quotidien de la vie de bohème, pour le quatrième acte les personnages retrouvent leur état initial. L’apogée de l’histoire est passée et la nostalgie prend place. Mimi et Rodolfo se souviennent de leur première rencontre alors que Mimi, malade, est à l’article de la mort. « Sono andati » chantent-ils dans un duo qui captive le public et transforme cette production en chef d’œuvre.
L’intensité et l’émotion de la partition sont démultipliées par une interprétation d’une rare beauté. Luc Robert, ténor du prestigieux Metropolitan Opera de New York nous démontre son talent par sa voix grave, homogène et sonore.
L’effet est quasi automatique : cette larme, signe d’un opéra réussi, ne cesse d’en appeler d’autres à couler jusqu’à la commissure de nos lèvres. Mimi meurt, Rodolfo crie son nom ; la salle entière sort de cette hypnose magnifique qu’est le dernier acte. On est abasourdis, vidés, jeunes et romantiques.


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