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Portrait du cinéaste en jeune poète

Le plus récent film d’Alejandro Jodorowsky, Poesía Sin Fin, transpose la poésie au grand écran.

Webmestre, Le Délit | Le Délit

Une femme maquillée de la tête aux pieds entre dans un bar géré par des vieillards en complet et chapeau melon. Elle s’écrie que tous les hommes dans la pièce ne valent rien, avant de se commander un deux litres de bière qu’elle cale sous le regard stupéfait du personnage principal. Un homme l’aborde alors, lui susurre à l’oreille, reçoit en retour un poing au visage. La femme, Stella Díaz, se rassoie ensuite et ébauche un poème vite fait avant de partir en criant de nouveau. Si cette scène vous laisse perplexe, attendez de voir l’entièreté de Poesía Sin Fin, le plus récent film d’Alejandro Jodorowsky. Cet opus retrace les jeunes années d’un Alejandro Jodorowsky voulant devenir poète, réinventant son histoire dans un Chili marqué par la montée au pouvoir du parti fasciste.

« Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l’accusez pas ; accusez-vous plutôt, dites-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses.» Cette citation, tirée de Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke, pourrait bien servir d’exergue au film tellement elle résonne avec l’histoire. Récit de vie, Poesía Sin Fin récupère le mythe de l’artiste incompris et fait de la moindre parcelle de son existence une œuvre poétique. De sa fugue initiale – qui l’emmène dans le monde artistique – jusqu’à la confrontation finale avec son père, chaque évènement est extrapolé et conjugué à des dialogues absurdes avec des personnages excentriques jusqu’à créer un effet d’étrangeté. « La poésie est un art vivant,» crient le jeune Alejandro Jodorowsky et son homologue poète devant un groupe de littéraires pompeux, avant d’ouvrir des étuis à guitare remplis de viande crue et d’œufs pour leurs lancer au visage. Et ce n’est qu’une scène parmi tant d’autres.

L’excentricité du récit se conjugue à la réinvention du soi qui traverse tout le narratif. Le film s’ouvre sur le metteur en scène debout dans la rue qui l’a vue grandir, aujourd’hui décrépite. Il explique qu’à l’époque elle était l’un des carrefours les plus importants de Santiago, tandis qu’une équipe technique appose d’immenses impressions sur les bâtisses défraichies. Une foule immense et masquée – symbole de la masse d’individus sans nom qu’il a côtoyé toute sa vie – remplit ensuite les lieux et nous voilà renvoyés dans son enfance. La présence répétée de figures complètement encagoulées, dont la seule utilité est de bouger du mobilier ou des objets, participe aussi à cette distanciation par rapport à la réalité ; le film adopte ici des techniques théâtrales plutôt qu’un effet de vérisimilitude. Ces jeux visuels offrent donc un joli contrepoint aux effets poétiques qui traversent la narration

Parsemé de symboles spirituels, propres à l’œuvre de Jodorowsky, Poesía Sin Fin propose un divertissement certes déroutant, mais fort appréciable dans son ensemble. Malgré – ou grâce à – un scénario somme toute classique, le film se démarque en offrant une ambiance unique qui reflète la poésie du quotidien. Ce n’est donc pas un hasard si le film se conclue sur une immense scène de carnaval, où dansent démons et squelettes ; Poesía Sin Fin est un immense renversement des valeurs au profit de l’art et de la bohème.

 

Poesía Sin Fin est présenté en version originale espagnole, sous-titré anglais, au cinéma du Parc jusqu’au 7 juin.


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