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Le vêtement, sans genre, sans temps

Rencontre avec Pedram Karimi, un incourtounable de la mode montréalaise. 

Vittorio Pessin | Le Délit

Le Délit (LD): Peux-tu te présenter ? Comment as-tu intégré le milieu de la mode ? Quel est ton parcours ?

Pedram Karimi (PK): Je suis né en Iran et j’ai grandi en Autriche. Je suis ensuite parti à Londres pour une formation en coiffure. Là-bas je suis tombé amoureux et je voulais absolument rester, du coup quand j’ai fini ma formation j’ai postulé pour des études de marketing en création de mode à la  London College of Communication. Un an après j’ai réalisé que je préférais plus l’aspect design donc j’ai créé un portfolio et j’ai postulé au programme de design.C’est comme ça que je suis rentré dans le domaine. Après trois ans, je n’avais plus les moyens de rester, donc je suis parti au Canada. Je suis resté dix mois à Toronto avant de partir faire un programme intensif de deux ans au Collège Lasalle. En sortant de là-bas aucune compagnie mainstream ne voulait me donner du travail. Donc une de mes amies, Julie Bérubé, qui était ma mentor à Lasalle et qui est maintenant directrice de Field of Ponies à Londres m’a dit « Pourquoi ne te lancerais-tu pas tout seul ? Tu es déjà bon dans ce que tu fais, tu t’en fous de ces personnes qui ne veulent pas t’employer ». C’est comme ça que j’ai décidé de créer ma propre marque.

(Consultez le lien ci-joint en bas de page)

LD : Quelles sont tes sources d’inspirations ?

PK : Au début c’était mes amis et surtout mes sœurs. L’une d’elles a quatre ans et demi de moins que moi et on est très proches. Quand elle a déménagé ici, elle était ma muse et je m’amusais à l’habiller. Elle volait toujours mes vêtements, tandis que moi j’allais fouiller dans son placard. Cette forme d’androgynie, de neutralité, de fluidité du genre dans mon travail vient du fait que on utilisait chacun les vêtements de l’autre.

Stutterglitch X Pedram Karimi

LD : Comment définirais-tu ta marque de vêtement ?

PK : C’est sans distinction de genre (gender-free, ndlr) et il n’y a pas d’attachement quelconque. C’est très neutre, tu peux en faire ce que tu veux.

LD : Est-ce que ça suit certaines tendances tout de même ?

PK : Les femmes qui me suivent, elles en suivent oui. Mais j’ai commencé il y a sept ans et depuis c’est toujours la même chose. Il y a sept ans je portais et je créais les mêmes genres de vêtements que je porte et crée aujourd’hui. Bien que je vienne d’Iran, je ne perçois pas cela comme une des influences de mon travail. Je n’ai pas grandi entouré de kaftans et de tuniques. La simplicité dans mes créations vient davantage d’Autriche car c’est un endroit où les gens sont très minimalistes, les gens ont un look très garçon manqué et simple. 

LD : Aujourd’hui tu penses faire des vêtements pour qui ?

PK : Je fabrique des vêtements pour n’importe quelle personne qui possède un esprit moderne. J’aime voir des individus  adopter  mes vêtements minimalistes  et les adapter à leur propre garde robe et leurs propres styles. 

LD : Tes vêtements ne ciblent pas un genre spécifique donc. Quelle est donc ta vision sur le genre et la mode ?

PK : La mode, beaucoup de modes sont toujours guidées par le genre. Les gens disent « Oh c’est tellement féminin ! Oh, c’est tellement masculin ! ». Dans ma dernière campagne de mode, j’ai mis des hommes avec des tenues douces, dans un style ballet avec des pointes et des sous-vêtements presque féminins. Je pense que c’est important de créer la confusion. J’aime l’idée d’ignorer cet aspect genré et créer sans penser à ce qui est masculin ou féminin. De plus en plus aussi, depuis ma seconde collection, j’utilise de la dentelle pour les hommes et c’est intéressant. N’y a‑t-il pourtant pas plus féminin que la dentelle ? 

LD : Que penses-tu de l’industrie de la mode aujourd’hui ? Est-ce toujours aussi genré ou a‑t-elle évolué ? 

PK : L’industrie devient de plus en plus horrible. Elle est détenue par ces énormes entreprises comme H&M qui poussent à ce qui il y ait plus de collections, de modes. Avant il y avait les collections Printemps/Été/Automne/Hiver et de quatre on est passé à huit puis seize collections par année qui deviennent des micro-collections. C’est devenu une machine à faire de l’argent, comme un rat sur sa roue qui va à toute vitesse. Beaucoup de designers commencent toutefois à se rebeller. Ces tendances n’ont plus de direction, elles ne sont plus signifiantes. Qu’est-ce que la mode ? Les gens font bon leur semble désormais car c’est devenu saturé, il n’y a plus rien d’excitant.

LD : Il y a clairement une composante politique dans ton travail. Est-ce que d’après toi la mode se doit d’être politique ? 

PK : Je pense qu’elle a toujours été et le sera toujours. C’est une conversation entre ce qui se passe dans le monde et la réaction des artistes, des individus. Parfois la conversation aboutit à une entente. Les gens sont d’accord et vont suivre. Tandis que parfois les gens s’opposent. C’est un dialogue entre le pouvoir en place et notre pouvoir. C’est bien que nous ayons une voix pour nous exprimer. En Iran par exemple, ou d’autres pays islamiques, les corps sont recouverts et on ne voit que le visage. Ce visage est rempli de maquillage et d’expressions car c’est la seule chose que l’on voit et la personne s’approprie cette partie visible. Il y a toujours un moyen de s’exprimer malgré le fait que les gouvernements ou les sociétés cherchent à réprimer et dicter nos modes de vie. 

LD : Quel est le futur de la mode selon toi ?

PK : Je pense que de plus en plus que les designers comme moi cherchent à savoir d’où viennent nos matières premières. Ma marque est d’inspiration végétalienne. J’utilise des matériaux recyclés à partir de bouteilles en plastique, appelé polyester. Ça ressemble à du cuir mais ça n’en n’est pas, et c’est très cher. Mais pour revenir au futur de la mode, je la vois devenir davantage pratique et rationnelle. Les entreprises qui produisent les tissus auront peut-être des équipe de designers qui créeront eux-mêmes les formes, etc. Tel que Zara qui a opté pour un modèle d’entreprise d’intégration verticale. Ils font donc les choses eux-mêmes et sont plus rapides. En dix jours seulement ils peuvent mettre sur le marché un produit. J’entrevois donc des entreprises de fabrique de tissu, comme de coton organique ou lin, qui commenceront à présenter leurs propres collections et les gens achèteront. Car de plus en plus les clients questionnent et cherchent des produits durables. 

LD : Le monde de la mode est souvent perçu comme très élitiste et déconnecté du monde. Qu’en penses-tu ?

PK : Je pense au contraire que c’est très connecté. Toutefois, en ce moment l’inspiration vient de la rue, et les marques qui récupèrent ces styles et en font quelque chose de luxueux, elles, elles sont déconnectées. Elles vont vous vendre un t‑shirt qu’on peut trouver à l’Armée du Salut, l’acheter à deux dollars, y ajouter un petit élément, et vous le vendre à 200 dollars. D’autre part, le monde est de plus en plus occidentalisé. En Corée du Sud par exemple, il y a trente ans, sûrement que les habitants portaient des vêtements traditionnels. Aujourd’hui, leurs enfants portent des habits à la mode, occidentaux. Et beaucoup de familles de nouveaux riches sont prêts à dépenser pour ces vêtements et en ont les moyens. 

LD : Qu’en est-il de l’industrie de la mode à Montréal ?

PK : Il n’y pas vraiment d’industrie de la mode ici. Il y a trente ans, il en existait une et elle était réputée et beaucoup de vêtements étaient produits ici, 70% du marché nord-américain. Maintenant, il n’y a plus rien de produit localement, mis à part les petits designers comme moi. La seule qui réussit à préserver son héritage est Marie St Pierre. Elle est dans le milieu depuis plus de trente ans et arrive toujours à vendre et se renouveler. Autrement, c’est dur de se faire de l’argent, il n’y a pas de scène ici.

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LD : Y‑a-t-il beaucoup de femmes dans le monde de la mode ?

PK : Pas vraiment. C’est pour ça que j’adore Miuccia Prada. C’est une survivante, elle est là et sort des collections de jupe sur jupe sur jupe (rires.) Elle est féministe et est très cool. C’est la seule femme au milieu de tous les grands noms de la mode. Mais oui, c’est un monde dominé par l’homme ! 


Pedram Karimi présentera une installation, un miroir haut de 8 pieds en collaboration avec le Centre Phi, lors de la Montreal Fashion Tech le 30 mars à 17h au musée McCord.

Pour plus d’informations :
https://​www​.facebook​.com/​e​v​e​n​t​s​/​3​5​7​3​2​0​3​2​7​9​7​3​8​17/

Field of Ponies :

https://​www​.fieldofponies​.com/

Marie St Pierre :

https://​www​.mariesaintpierre​.com/

Lien vers le label de Pedram Karimi :

http://​www​.pedramkarimi​.com/

 


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