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Trump, les médias et l’hubris

Quelles leçons doivent être retenues de la récente élection présidentielle ?

Vittorio Pessin | Le Délit

« Good bye and see you for a Trump-free Thursday !» c’est sur ces mots, venant d’une professeure, que s’acheva ma journée de cours le jour de l’élection. Comme si tout le monde s’était passé le mot, les Mcgillois, les Québécois et le monde entier abordaient cette élection avec une sérénité non feinte ; unis contre le populisme, nous pensions que cette anormalité dans le paysage politique s’inclinerait rapidement. A contrario de la plupart des prédictions, il n’en fut rien. Aujourd’hui, à l’heure où certains trompent leur incertitude en partant à la quête de memes, d’autres partent en quête d’explication. Je suis aussi parti à la chasse aux indices.

Non, les blancs sexistes ne sont pas les seuls responsables 

Une fois les premières statistiques publiées, nombreux sont ceux qui se sont affairés à chercher une explication. Malheureusement, comme aime à dire le mathématicien Cédric Vilani : « Il y a trois sortes de mensonges : les petits mensonges, les sacrés mensonges, et les statistiques » et certaines interprétations reposent sur des bases fragiles. 58%: c’est le nombre phare de la post-élection représentant la proportion de « Blancs » ayant voté pour Trump. Publié par CNN, il a été largement relayé par les médias et les réseaux sociaux ; chez ces derniers, il a nourri la rhétorique selon laquelle les « Blancs » racistes se seraient manifestés en grand nombre. Il s’avère cependant que la proportion d’électeur blancs ayant voté pour le républicain est en baisse par rapport à 2012, où 59% des « Blancs » ont voté Romney. La moyenne sur la période 1972–2016 qui est de 56% n’évoque pas un changement majeur. Le résultat de l’élection qui vient de se dérouler sous nos yeux ne semble donc pas le fruit d’un break-out raciste. Cette interprétation est d’autant plus difficile à justifier quand les « Noirs », les « Hispaniques » et les « Asiatiques » ont (légèrement) plus voté pour Trump que pour Romney. L’aspect potentiellement sexiste de l’élection a aussi été évoqué. L’échec de Clinton signifie-t-il qu’il est encore trop tôt pour dire que l’on a atteint une égalité normative digne de ce nom ? La réponse n’est pas simple. D’une part, nul ne niera le sexisme toujours présent, et d’autre part, l’effet réel du sexisme sur les résultats semble être minime. Selon un article du site FiveThirtyEight, quand une femme se porte candidate pour un poste politique, elle gagne à peu près aussi souvent qu’un homme, surtout chez les Démocrates. Selon cette même source, un des désavantages que peut subir une candidate est la mauvaise qualité de la couverture de sa campagne par les médias. Toutefois, dans ce cas précis, la candidate semble avoir eu la large faveur des médias : sur les 100 plus gros tirages journaux du pays, 57 ont endorsé Clinton, contre 2 pour Trump. 

Fracture sociale et manipulation médiatique

La cause est autre, et probablement plus complexe ; Trump est le porteur d’un vote contestataire qui ébranle autant le Parti républicain que les Démocrates. Ces partis ont une longue histoire qu’il est nécessaire d’aborder pour expliquer le rejet de ceux-ci : c’est  notamment au 20e siècle que les oppositions observables aujourd’hui entre les deux camps se sont cristallisées. Suite au krach boursier de 1929, le parti démocrate arrive au pouvoir en 1933 et y restera 20 ans. Il modifie profondément l’économie par le biais du New Deal — un ensemble de mesures interventionnistes. Cet acte fonda la doctrine moderne du Parti démocrate : le rôle de l’État est de s’étendre et de servir à l’application des mesures décidées par l’élite politique pour aider les citoyens. En réaction à cet interventionnisme, le discours républicain se veut conservateur et démagogue : ils présentent l’État fédéral éloigné comme une potentielle menace aux libertés personnelles, et souligneront leur ressemblance avec le peuple : je mange, je prie, je parle comme toi.

Le discours républicain aura pour conséquence d’effrayer les élites. Ils finiront par percevoir les électeurs travaillant dans le secteur primaire et secondaire comme étant inaptes à la réflexion politique. Cette mésentente conduira à l’éloignement progressif des deux camps, bien que les démocrates s’efforcent de garder un soutien chez une population ouvrière en déclin. Entre 1950 et 2010, l’industrie manufacturière a perdu 15 points dans le PIB du pays, et entre 1971 et 2015, la situation financière de ceux ayant un « two-years degree » ou moins a diminué d’environ 18%. Les conditions économiques de la Steel Belt, la partie nord-est des EU spécialisée dans la manufacture de l’acier, se dégradent et la traînent à son crépuscule ; elle sera renommée Rust Belt : une zone en retard qui subit des pertes de population et des déficiences dans son service public dues à l’automatisation du travail et aux accords de libre-échange dont ils ne profitent pas. Or c’est bien cette Rust Belt qui a décidé du sort des élections : des 99 votes passés des démocrates aux républicains, 70 sont imputables aux États constituant la Rust Belt (cartes électorales de 2012, et 2016). Pourquoi ce rejet des démocrates après leur large soutien — bien que « blancs » — à Obama qui a su s’adresser à eux en 2008 et en 2012 ?

En premier lieu, le résultat de ces élections n’est pas l’échec du parti démocrate, mais des démocrates et des républicains. L’establishement républicain s’est fait ridiculiser par un candidat soulignant la collusion entre les deux partis principaux : tous deux utilisent la machine d’État grossissante à des fins de libéralisation qui laisse une partie de la population en arrière. L’Obamacare est un exemple intéressant. Bien que ce programme ait pallié à de graves manques dans la couverture sociale des plus pauvres, il a fait exploser les prix pour la classe moyenne. Cette dernière a l’impression que la bureaucratie l’a abandonnée — c’est en tout cas le dénominateur commun des témoignages de supporteurs de Trump recueillis par France Culture. Cette colère s’observe aussi dans les exit polls : d’après les résultats du New-York Times, les « Blancs » sans diplôme, chez qui on trouve les ouvriers, ont largement voté républicain, de la même manière que la frange de salaire allant de 0 à 50 000 dollars a beaucoup moins voté démocrate que pour les élections précédentes.

Là fut notre erreur à nous, les médias, d’oublier que Clinton est un condensé de l’élitisme américain à laquelle une partie des Étatsuniens ne fait plus confiance. Quand nous évoquions plus haut la fragilité de l’hypothèse sexiste, FiveThirtyEight enfonce le clou : parmi les électeurs excités à l’idée d’avoir une femme présidente, la moitié aurait aimé que ce ne fût pas Clinton. S’ils avaient déjà des soupçons à propos de la démocrate, Wikileaks a joué un certain rôle dans la justification de ceux-ci. Le site Observer recueille tout ce que ces courriels induiraient comme faute judiciaire. Si la claire partialité de Wikileaks est à critiquer, cela n’enlève rien aux informations révélées qui confirment ce que la population craignait. Malheureusement il n’existe pas encore d’information objective sur l’influence de Wikileaks.

Notre deuxième erreur fut de pêcher d’orgueil en nous considérant comme les gardiens de l’ordre moral. Xavier De Laporte, dans une chronique sur France Culture explique la chose suivante : « un tweet horrible de Trump donnait systématiquement lieu à des reprises multiples dans les médias traditionnels — qui lui donnaient une ampleur inédite, et le rendaient accessible à un public beaucoup plus large. » Autrement dit, quand Trump injectait dans le discours politique des propos diffamatoires, injurieux, ou carrément faux, nous nous sommes nous-mêmes fait les relais de ces propos en nous délectant presque de son discours. Nous nous contentions de nous poser en donneurs de leçon sur la forme des propos, en éclipsant le fond : en affirmant que les électeurs de Trump sont sexistes, par exemple, nous les avons enfermés dans cette image et nous avons refusé d’entendre leurs problèmes. Nous avons offert une occasion royale au candidat d’affirmer que lui protégerait les Américains, nous avons nourri son discours. Le problème ici n’est pas tant d’évoquer les propos du candidat républicain, mais la façon dont nous nous sommes faits les tueurs des idées en ne discutant pas du pourquoi ou du comment sans nos œillères moralisatrices.


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