Aller au contenu

Créer un espace de parole

Le Délit est parti à la rencontre d’Ismaël Saidi pour causer de sa dernière pièce. 

Miguel Medina/AFP Photo

Une nouvelle pièce, Djihad, a finalement fait son entrée en scène au Québec après avoir fait fureur en Belgique et en France. Traitant de façon comique des thèmes très sérieux de la radicalisation et de l’intégration dans les sociétés occidentales, elle sert de projet éducatif.  Le Délit a rencontré le metteur en scène de Djihad, Ismaël Saidi, pour en apprendre davantage sur sa vie, son œuvre et sa vision du monde.


QUESTIONS EN RAFALE

Ton artiste musical préféré ?
Jean-Jacques Goldman.

Ton œuvre d’art préférée ?
Peter Pan de Walt Disney. 

Ton film préféré ?
Il y a deux en fait. Le premier qui m’a donné envie de faire du cinéma c’est Rain Man, avec Dustin Hoffman et Tom Cruise. Sinon, avec Forrest Gump, c’est un film qui fait rire et pleurer. 

Ton manga préféré ?
Maison Ikkoku. C’est un manga très fleur-bleu. C’est une veuve qui reprend une pension, elle s’installe dans un village. Elle est dans la trentaine, puis un jeune de 17–18 ans tombe amoureux d’elle, et le manga parle de leur histoire d’amour.

Ton mot arabe préféré ?
Ouf!… (Silence) Samā’ (ciel, ndlr). Déjà parce qu’il n’y a pas la lettre « kh », que j’ai dû apprendre avec des coups sur la gueule. Ce sont des lettres plus faciles à dire. Puis je trouvais ça beau. 

Vous êtes en répétition tard le soir, et l’énergie de la troupe est à plat. Quelle chanson fais-tu jouer pour redonner des forces ?
On l’a faite hier. C’est une chanson algérienne qui s’appelle Zina de Raina Rai.


Le Délit (LD): Djihad traite des interdits du Coran, et de l’endoctrinement des jeunes dans l’extrémisme parfois du à la pression familiale. Elle traite aussi de l’assimilation faite par les sociétés occidentales, et du « problème de l’immigration ». Comment trouver l’équilibre entre valeurs occidentales et orientales ?

Ismaël Saidi (IS): Elle ne traite pas des interdits du Coran, mais de ceux que l’on fait dire au Coran. L’équilibre se trouve au moment où les gens acceptent leur côté hybride. Naître par exemple au Québec ou en Belgique et être d’une culture autre. Le microcosme des sociétés se sont les familles, c’est une mini-société. Lorsque c’est accepté là, l’équilibre se fait. De plus, c’est beau cet équilibre entre Orient et Occident, Nord et Sud. Moi ça me fait rire quand on parle d’Orient et d’Occident parce que le pays d’où viennent mes parents, le Maroc, est encore plus à l’Occident que l’Europe géographiquement. Ça peut se faire dès la naissance si on accepte que les deux cultures sont faites pour se froisser dans le sens propre du terme, donc pour se frôler. Cette génération, de laquelle je fais partie, est le trait d’union entre les deux mondes et arrive à passer de l’un à l’autre sans problème.

LD : Les attentats de Charlie Hebdo ont changé la signification de votre pièce. Vous avez notamment eu un impact chez les jeunes. Racontez-nous un peu son parcours, depuis ses débuts.

IS : Ça n’a pas eu d’impact sur la pièce elle-même, ce sont les mêmes mots, les mêmes virgules. Ça parle d’un sujet sur lequel les attentats ont mis les projecteurs. Le ministère s’est dit : « tiens, il y a cette pièce qui a l’air marrante, intéressante, est-ce que les jeunes peuvent la voir ? » Ce que ça a eu comme retour sur les jeunes c’est que ça a créé un espace de parole à un moment où on ne savait plus comment en parler. On en parle dans les médias de manière très noire. On l’a créée en décembre 2014, dans un coin de Bruxelles et ça ne devait pas durer plus de cinq représentations. Du fait qu’il y avait ces projecteurs, la tournée ne s’est plus jamais arrêtée.

LD : Le fait d’avoir trois protagonistes aux tempéraments différents nous rappelle Les trois mousquetaires de Dumas. Quelle(s) œuvre(s) a/ont servi d’inspiration pour cette pièce ?

IS : Il y a un film anglais qui s’appelle Four Lions. Avec Riz Ahmed. Ce sont cinq personnes qui veulent aller chez Al-Qaida tuer du mécréant et sont tellement cons qu’ils se font renvoyés par Al-Qaida préparer un attentat à Londres. C’est le premier film que j’ai vu qui m’a prouvé que l’on peut rire de tout. Après mes références sont très françaises, comme Les Inconnus, un groupe d’humour français, ou alors des films de Weber comme La Chèvre. Le fil conducteur, Four Lions est un film qui m’a vraiment inspiré.

LD : La pièce est très minimaliste, autant dans les décors que dans les accessoires. Était-ce un choix artistique ou un manque de budget ? Comment arrives-tu à en faire autant avec si peu ?

IS : (Rires) Ce n’était pas du tout un problème de budget. J’ai tout de suite pensé à de la projection. Pourquoi ? Très simple. C’est la vision de leur monde à eux [les djihadistes], elle est binaire. C’est haram, halal, tu peux, tu peux pas, donc noir ou blanc. En même temps, ce n’est pas pour rien que le drapeau de l’État islamique est noir et blanc. Après, pour qu’un sujet pareil fonctionne, il faut de bons acteurs. Il fallait que toute la force vienne du jeu des comédiens. Tu as vu la pièce, on pourrait se débarrasser des décors et dire « on est à Istanbul », et c’est fait. Les fusils ne sont que des jouets. Donc le minimalisme était un choix dès le départ.

LD : Préfères-tu jouer le rôle principal ou le voir interprété par quelqu’un d’autre. Pourquoi ?

IS : Ben là il y a une troupe que j’ai mise en scène qui le joue à Paris. C’est bizarre de voir quelqu’un qui interprète ton rôle quand tu l’as fait pendant près de deux ans. Je ne sais pas ce que je préfère. J’ai fini par aimer ce personnage et aimer l’interpréter. Après je pourrais m’en éloigner si je passe à autre chose. J’aime vraiment l’incarner, parce qu’il est torturé du début à la fin, il est le produit de nos sociétés ravagées. Il est celui dont on ne soupçonnera jamais qu’il est capable d’amour envers Reda par exemple. Donc ouais, j’aime vraiment l’interpréter et je pense que le jour où je vais devoir arrêter, je vais passer  par une phase de deuil.

LD : Certaines références échappent à ceux qui n’ont pas des connaissances minimales orientales. Comment la pièce peut-elle les rejoindre malgré la barrière culturelle ?

IS : Ils ne comprennent pas les références de la même manière que Reda, Ismaël et Ben les comprennent. Ils découvrent en même temps [que les personnages]. On me dit souvent : « Pourquoi tes personnages sont-ils si naïfs ? » Ils se mettent à la place du public. Pour donner des réponses, on a besoin de la naïveté du public. Les codes qui leur manquent sont expliqués. Par exemple, on parle de kuhl, khôl au début, et après Ben explique et les gens rient parce qu’ils comprennent. J’ai vu des gens dans la salle qui ne comprenaient pas et le voisin expliquait que les radicaux en mettaient souvent. Ça permet au public de se parler et de s’expliquer les choses.

LD : Le titre de la pièce c’est Djihad. Est-ce que tu l’a choisi parce que tu voulais juste éviter de l’appeler autre chose ou alors pour provoquer ?

IS : J’ai trois raisons. La première, c’était que je n’allais pas l’appeler autrement. Je n’allais pas la nommer « Trois mecs à la mer », tu vois ? La deuxième, c’est qu’eux croient qu’ils partent en djihad, donc c’est ça. Et la troisième, c’est qu’en tant que Belge musulman pratiquant assumé, je considère qu’il n’y a aucun mot qui appartienne à quelqu’un. C’est ma manière de désacraliser la chose.

LD : À la fin de chaque représentation, vous entretenez un dialogue avec les spectateurs. Lorsque vous jouez devant les jeunes, un journaliste et un islamologue sont présents. Pourquoi ce genre de dialogue est-il important ?

IS : L’islamologue et le journaliste c’est essentiel. On s’est dit qu’on ne va pas les laisser seul face à eux, on fait un débat juste après pour que les profs puissent l’utiliser. Après, le public le réclamait et on s’est rendu compte que des adultes allaient dans les représentations de jeunes pour avoir le débat. Donc dès qu’on peut on le fait. Ça permet aux gens de décompresser, de parler, et dire que cette pièce n’est rien d’autre qu’un espace de parole.

LD : Vous avez joué devant des membres du cabinet provincial et le premier ministre Couillard. Un centre anti-radicalisation a été ouvert, une conférence de l’UNESCO vient d’avoir lieu et des investissements ont été annoncés. Que peuvent apprendre le Québec, et le Canada au reste du monde ?

IS : Que le Québec a beaucoup d’humour parce que pour nous sauver de la radicalisation, ils ont engagé Céline Dion (rires)! Nous sommes sauvés, en fait ! Merci, le Québec. Nous, en fait, nous allons demander à Stromae de représenter la lutte contre la radicalisation (rires). Les centres anti-radicalisation, c’est de la grosse connerie. On commence à rentrer dans la même merde. La radicalisation, je n’aime pas le mot mais on va l’employer pour que tous comprennent, elle commence très jeune. La façon de la combattre c’est le mélange dès l’enfance, pas besoin de faire des centres à la con. La vérité c’est qu’ils ont envie de se protéger des radicaux violents. Ils n’ont pas envie de protéger les radicaux en les sauvant. Alors on a la même connerie que depuis toujours. Pour moi la seule réponse, c’est l’éducation dès l’enfance. Tu casses le mur dès l’enfance. Casser les clivages, les écoles ghetto, les écoles de quartier. Et alors la responsabilité des musulmans c’est de refuser que l’on nous impose un islam qui n’a rien à voir et des conneries sur lesquelles se greffent tous ces radicaux.


Articles en lien